1. Continuité de la guerre à l’après-guerre

Il est fréquent de souligner chez Char la persistance du climat de la guerre dans les années immédiatement postérieures, persistance des solidarités nées du maquis, visible dans les textes d’hommage aux amis résistants et dans le théâtre, persistance du souci politique, manifesté, au moins pour un temps, dans l’abondance des interventions publiques, continuité de ton et d’enjeux de Fureur et mystère aux Matinaux. Mais on n’a pas assez souligné, semble-t-il, le paradoxe de cette continuité. L’après-guerre se caractérise tout autant par une continuité d’espoir et de fraternité que par la persistance du mal. La configuration propre aux années de résistance se prolonge. Ce contre quoi il a fallu lutter, ainsi que la lutte elle-même, ne s’achèvent pas ; seuls les éléments dans lesquels ils s’incarnent sont, en partie, modifiés.

Telle est du moins la lecture de ces années-là que propose, en 1955, le rassemblement de certains articles de presse ou de revue dans la première édition de Recherche de la base et du sommet. Détachant les textes de leur circonstance immédiate, et de leur part de contingence, Char opère un tri et réorganise l’ordre de leur lecture, donnant à la chronologie, sur laquelle il insiste par la mention des dates, une signification a posteriori.

Dans cette première édition de Recherche de la base et du sommet, Char présente comme un tout la période 1941-1948. Le recueil s’organise en deux parties, la première porte comme titre « Recherche de la base et du sommet », et la seconde « Pauvreté et privilège ». Le titre de la première est suivi des dates 1941-1948 entre parenthèses, et celui de la seconde de 1948-1954. Les textes eux-mêmes, à l’exception des Billets à Francis Curel, ne sont pas datés à l’intérieur de chaque section. Cette répartition fait donc de 1948 un tournant dans l’œuvre critique. Tournant dans la production, dans la nature des textes, comme on le verra, mais aussi, puisqu’il s’agit de textes sur l’époque et les contemporains, tournant dans la relation du sujet à son temps. Par ailleurs, cette répartition désigne comme continues les années 1941-1948, là où les événements politiques et militaires pourraient faire attendre d’autres périodisations. Si le recueil retrace implicitement une histoire de ces années de guerre et d’après-guerre, c’est donc une histoire spécifique, dont la configuration témoigne de la vision du sujet sur l’époque. Deux niveaux d’analyse sont alors requis, celui des événements tels qu’ils sont vus par le sujet, celui de l’attitude du sujet à leur égard.

Le sens de la continuité des années 1941-1948 est d’abord à chercher du côté de l’attitude du sujet. Les quatre Billets à Francis Curel dessinent un parcours, d’un engagement à un retrait. Le premier billet s’achève sur une annonce du combat de résistance : « Ainsi tu seras préparé à la brutalité, notre brutalité qui va commencer à s’afficher hardiment. » Le dernier billet se conclut sur le désir de s’éloigner : « Sait-on qu’au delà de sa crainte et de son souci cet être aspire pour son âme à d’indécentes vacances ? » La continuité de la guerre à l’après-guerre tient, pour commencer, à la persistance, jusque en 1948, du souci affiché de la chose publique.

Le premier billet pose d’emblée la question de l’engagement poétique, en des termes originaux, comme on l’a vu : poursuite du travail d’écriture, refus de publier, refus d’une attitude purement intellectuelle, assignation, pour le poète, d’une tâche immédiate, celle de « l’effort pratique » orienté vers un but unique, « conserver son indépendance et sa vie », selon les mots de la première lettre à René Bertelé (7 juin 1942). L’action est mise au premier plan, avant l’écriture qui, limitée à elle-même, « serait dérisoirement insuffisant[e] ». Les trois autres Billets à Francis Curel se succèdent comme la conséquence de cet engagement initial. Le deuxième dit la persévérance du combattant dont toute l’activité est subordonnée à un unique objectif, persévérance de ce « personnage arctique », comme il se dépeint lui-même, « qui se désintéresse du sort de quiconque ne se ligue pas avec lui pour abattre les chiens de l’enfer ». Le troisième billet entérine les résultats de cet engagement : « Ah ! nous savions que tant qu’il y aurait une tige d’herbe et une bouchée de nuit dans le vivier, la truite n’y mourrait pas. » Le quatrième billet, qui consiste dans sa plus grande partie en une mise au point sur la question de l’épuration, opère la clôture de la période : désir de « s’éclipser », de se retirer du combat, lequel passe au second plan, derrière une « consigne de légitime défense et de conservation ». De ce point de vue, la continuité de la période est celle de l’action du sujet dans l’histoire, de son initiative au cœur du présent historique. L’unité est alors également celle d’une identification du sujet à son action ; cette dernière est mise au premier plan, devant la figure du poète, qui ne disparaît pas mais devient secondaire : on se souvient de la première phrase de « Chant du refus. Début du partisan » dans L’Avant-monde : « Le poète est retourné pour de longues années dans le néant du père. » Dans le quatrième billet, le partisan a déposé les armes, et s’occupe de « renouer avec la beauté ». Dans cette perspective, la continuité de la guerre à l’après-guerre est déterminée par l’unité d’une action, la lutte, la victoire sur le mal nazi et le retour à la vie civile. Cette manière de voir pourrait revenir à déplacer l’après-guerre de quelques années par rapport à ce qu’il est convenu d’appeler ainsi, mais ne pas changer en profondeur le sens de l’après. La question de la continuité deviendrait en elle-même non pertinente : il ne s’agirait pas de la persistance d’un phénomène au-delà d’une rupture, mais du déplacement de cette rupture aux environs de 1948. D’autant qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que les dates de certains événements, celle de l’armistice par exemple, ne correspondent pas à l’achèvement factuel d’une période de l’histoire. Ces décalages entre les faits et leurs conséquences pour les individus et la société font partie des schémas traditionnels de l’analyse d’un événement par les historiens. La guerre enfin achevée en 1948, commencerait une nouvelle période, datée dans le recueil : 1948-1954. Mais on va voir que la date de 1948 est plus complexe qu’il n’y paraît et que le retrait du sujet ne correspond pas à la fin d’une époque seulement repoussée de quelques années. L’unité des années 1941-1948 tient à l’engagement du sujet dans l’histoire. Cet engagement donne une cohérence de type « mythique », au sens du muthos aristotélicien analysé par Paul Ricoeur, à la période : de 1941 à 1948 prend naissance, se développe et s’achève « l’intrigue » racontée par les quatre Billets à Francis Curel. Mais cette cohérence narrative ne se retrouve pas dans ce que Recherche de la base et du sommet montre de l’époque historique et de son évolution. Le recueil déploie en effet une progressive dissociation entre l’histoire collective et l’histoire du sujet, dont on a vu la congruence dans Seuls demeurent.

Du côté du sujet, la continuité de ces années-là repose sur la continuité d’un espoir. Ce mot domine l’ensemble de la période, aussi bien dans les textes poétiques que dans les textes critiques. Ces derniers insistent plus particulièrement sur ce thème, et contribuent à mettre en relief l’élaboration ultérieure d’une « santé du malheur ». Car l’espoir est, après 1948, désigné au passé, comme signe de « candeur » qui le « date ». Telle est en effet la présentation de « La liberté passe en trombe » dans la note de 1948 : « Texte lu à la Radiodiffusion Française le 15 août 1946. Si nous le reproduisons ici, c’est en partie à cause de la candeur qui s’y mêle et le date. Pour une fois, celle-ci ne nous apparaît pas comme un défaut à éviter. » Utilisé de nouveau un peu après dans le texte, l’appel de note sert à produire un effet de distance temporelle. Il contribue à retracer une histoire des années d’après-guerre, comme pour prendre plus sûrement la mesure d’un changement. Le sujet, mettant à profit divers niveaux d’énonciation, désigne lui-même la caractéristique de ces années-là. Par la distance affichée dans les notes, il en fait un objet posé en face du regard, un thème en attente de prédicats. Ce point de vue extérieur a aussi pour effet de délimiter la période de temps considérée et de lui donner une unité. Unité due à la « candeur », selon la note, unité tenant à la persistance de l’espoir et à l’optimisme qui forme l’arrière-plan de l’avant-dernier paragraphe :

‘J’aimerais que ceux que les circonstances ont empêchés d’être à vos côtés chaque heure de votre peine et de votre solitude, en refassent furtivement par le cœur et par la pensée le trajet, trajet dont on ne savait pas alors, tant les mots s’étaient compromis, s’il était vertigineux ou pitoyable. Certainement mon souhait a perdu aujourd’hui son sens. Ils connaissent le prix de ces deux mots : rendre justice.’

Le « souhait » d’« aujourd’hui » est dans le prolongement de l’espoir mentionné au début du texte : « un espoir qui ne connut jamais, je crois, d’équivalent dans le long cheminement de la volonté et du courage des hommes ». Espoir de nouveau développé par la métaphore de la germination : « Des mots échangés tout bas au lendemain de 1940 s’enfouissaient dans la terre patiente et fertile de la révolte contre l’oppresseur et devenaient progressivement des hommes debout… »

D’autres textes dans le recueil témoignent de l’espoir propre aux années de guerre et d’immédiat après-guerre – espoir le plus souvent envisagé du point de vue de sa déception. Dans l’ordre du recueil, il apparaît d’abord dans « La Lune d’Hypnos », après avoir été rapidement évoqué dans le troisième billet (« leur impuissance à développer bientôt le prodige de notre relaxe ») : « Il ne devait pas dépendre, hélas, de mes moyens qu’une ferveur de la première aurore trouvât des interlocuteurs dignes d’elle, ni que sa beauté farouche fût comprise et sauvegardée ». La mention de cet espoir est accompagnée d’éloges appuyés de la « jeunesse réfractaire » : « Dieu sait si cette dernière était douée de religiosité humaine et de bonne volonté ! Hors-la-loi à l’intérieur de la plus souveraine des lois et humus docile à la bêche de l’espérance. » La « Note sur le maquis » complète cette description enthousiaste : « Ce conglomérat fut sur le point de devenir entre les mains d’hommes intelligents et clairvoyants un extraordinaire verger comme la France n’en avait connu que quatre ou cinq fois au cours de son existence et sur son sol. » De même, le portrait de Dominique Corticchiato, qui figure dès la première édition dans Recherche de la base et du sommet, donne d’emblée au jeune résistant et à ses camarades une stature héroïque : « Cependant au cœur de notre brouillard, aussi peu discernable que les feux follets de la mousse, une poignée de jeunes êtres part à l’assaut de l’impossible. » (« Dominique Corticchiato ») Char a distingué chez un certain nombre de jeunes gens à cette époque, à l’instar de Dominique Corti, « l’un des meilleurs fils du vieux pays disloqué », une formidable ressource sur laquelle fonder une communauté nouvelle qui romprait avec la société ancienne et les cadres qui l’ont conduite à la guerre. Cet espoir, qui implique la possibilité de changer l’histoire d’un pays, est encore fort en 1946. Ainsi l’hommage à Dominique Corti se conclut-il sur un appel tourné vers l’avenir : « Toi sur qui l’avenir comptait tant, tu n’as pas craint de mettre le feu à ta vie. Nous errerons longtemps autour de ton exemple. Il faut revenir. […] Tout est à recommencer. » Un autre texte, non repris dans Recherche de la base et du sommet, s’achève, en 1946, sur l’optimisme d’une reconstruction : « J’espère que la société à l’avènement de laquelle nous travaillons, se moquera, à sa majorité, de Machiavel et des expédients de sa faiblesse. » 290

Corollaire de cette persistance de l’espoir, une certaine forme de prise de parole fonde également la continuité de 1941 à 1948. Qu’elle ait la forme d’un simple billet ou d’une allocution, elle rassemble autour d’elle une communauté. « La liberté passe en trombe » en est l’exemple le plus manifeste. S’adressant d’abord aux « camarades des Forces Françaises de l’Intérieur, des Forces Françaises Combattantes », le locuteur leur adjoint d’autres destinataires à la fin (« J’aimerais que ceux que les circonstances ont empêchés d’être à vos côtés chaque heure de votre peine et de votre solitude […] »), et réalise par le discours l’unité d’une communauté d’après-guerre qui se veut dans le prolongement de celle du maquis. Un rassemblement de camarades, une « fraternité » , fondée sur une « foi commune », et « la parenté fulgurante de quelques hommes », selon les termes de la note de 48, dessinent autour du sujet un même « visage fraternel ». On verra que cette communauté est perceptible à la même époque dans le théâtre. De même, le changement de personne, à la fin du texte sur José Corti qui, d’objet de témoignage, devient l’allocutaire du discours, réalise le rassemblement, dans une même communauté de destinataires, des contemporains à qui s’adresse d’abord le témoignage et du disparu interpellé au nom de sa mémoire vivante :

‘Dominique Corticchiato, toi sur qui l’avenir comptait tant, tu n’as pas craint de mettre le feu à ta vie… Nous errerons longtemps autour de ton exemple. Il faut revenir. « J’adresse mon salut à tous les hommes libres », t’es-tu écrié. Il faut revenir. Tout est à recommencer.’

Quand cette communauté d’échanges n’est pas réalisée par l’énonciation de ces textes, elle est mise en scène dans un récit. La fin du texte « La Lune d’Hypnos » décrit un exemplaire dialogue silencieux entre le narrateur, tout juste embarqué en direction d’Alger, et ses compagnons restés au maquis :

‘Mon attention préfère rechercher les défilés de sol obscur sous la ligne ondulée des montagnes. Pourquoi me suis-je serré puis ouvert brusquement ? Je ploie sous l’afflux d’une ruisselante gratitude. Des feux, des brandons partout s’allument, montent de terre, bouffées de paroles lumineuses qui s’adressent à moi qui pars. De l’enfer, au passage on me tend ce lien, cette amitié perçante comme un cri, cette fleur incorruptible : le feu. […]’

« Hypnos devint feu » annonçait l’épigraphe des Feuillets. « La Lune d’Hypnos » file narrativement la métaphore de la transmutation du « feu » de l’« enfer » en « fleur incorruptible » du feu. Les mots qui « s’enfouissaient dans la terre patiente et fertile de la révolte » selon « La liberté passe en trombe » ont germé et fleuri pour donner ce que, par une autre image végétale, la « Note sur le maquis » appelle « un extraordinaire verger comme la France n’en avait connu que quatre ou cinq fois au cours de son existence et sur son sol. » « Humus docile à la bêche de l’espérance », disait le début de « La Lune d’Hypnos » : la communauté des maquisards a accompli, dans le texte de 1944, sa croissance en révolte, guidée par un sujet qui en est l’exemplaire jardinier : « L’arracher à sa terre d’origine. Le replanter dans le sol présumé harmonieux de l’avenir, compte tenu d’un succès inachevé. Lui faire toucher le progrès sensoriellement. Voilà le secret de mon habileté », écrivait Char dans le feuillet 51. Cette relation privilégiée, ce pouvoir de façonner les hommes et de les rassembler n’appelait plus que des « interlocuteurs dignes » d’une « ferveur de la première aurore ». Le terme d’« interlocuteurs » employé dans le dernier paragraphe de « La Lune d’Hypnos » dit bien l’importance pour Char de la relation de dialogue dans la constitution et le maintien d’une communauté, qui est à la fois fraternelle et politique par ses prolongements envisagés dans la France d’après-guerre.

À cette forte continuité entre le maquis de Feuillets d’Hypnos et l’après-guerre de Recherche de la base et du sommet, continuité créée par le rassemblement d’une communauté autour de la parole du sujet, s’ajoute une continuité de ton et de voix entre les feuillets et les quatre Billets à Francis Curel. Le ton amical, de confidence parfois, les conseils ou les renseignements pratiques, révèlent une vie quotidienne partagée, une intimité que suggèrent de leur côté aussi certains des Feuillets d’Hypnos. L’évocation de la nature dans le troisième billet est très proche de celle des feuillets. Les « feuilles et fleurs de sureau », « l’air chargé de menthe », la « tige d’herbe » et la « bouchée de nuit dans le vivier » suggèrent la même attention à l’imperceptible d’une sensation, la même affection pour le détail que le feuillet 141 par exemple :

‘La contre-terreur c’est ce vallon que peu à peu le brouillard comble, c’est la fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusées engourdies, c’est cette pesanteur bien répartie, c’est cette circulation ouatée d’animaux et d’insectes tirant mille traits sur l’écorce tendre de la nuit […] c’est l’ombre, à quelques pas, d’un bref compagnon accroupi qui pense que le cuir de sa ceinture va céder… ’

Le « compagnon » de maquis est inséparable de l’univers naturel dont il semble émaner ; de même Francis Curel et son père Louis : « Louis, ton père, embellit à nouveau tout ce qu’il touche. Il renaît à ta vue. Son platane le dit. » Le quatrième billet est dans une continuité de « valeur » avec les feuillets, qui fondent la résistance de la vie sur l’attention à ce que la nature recèle de contre-terreur : « rendre sa valeur, en toute hâte, au prodige qu’est la vie humaine dans sa relativité. Oui remettre sur la pente nécessaire les milliers de ruisseaux qui rafraîchissent et dissipent la fièvre des hommes. »

Toutefois ce billet rompt avec le ton intime des billets précédents. La situation d’énonciation se complexifie ; le billet est adressé à Francis Curel, mais le sujet s’adresse aussi bien à lui-même qu’à un destinataire plus large et moins déterminé : dans son souci de s’expliquer sur son attitude, il y a comme une justification publique, et en même temps un sentiment de « solitude ». La relation de communauté entre le sujet et ses destinataires a perdu de son évidence en 1948 : « […] parfois la copie par les nôtres de l’état d’esprit de l’ennemi aux heures de son confort, tout cela me portait à réfléchir. La préméditation se transmettait. Le salut, hélas précaire, me semblait être dans le sentiment solitaire du bien supposé et du mal dépassé. » La fin de la période 1941-1948 se signale, selon l’implicite de ces textes de Recherche de la base et du sommet, par la disparition de la communauté rassemblée autour de la voix du sujet.

Du point de vue de la situation historique, la continuité de 1941 à 1948 est beaucoup plus paradoxale. La vision de Char s’affirme ici dans toute son originalité : ce qu’il perçoit, dans l’après-guerre, c’est l’absence de changement profond des conditions politiques et sociales. La question qui se pose à lui n’est pas, comme pour certains de ses contemporains, celle de l’« après-Auschwitz » mais celle d’un après qui ne vient pas. De 1941 à 1948, un même constat unifie la période : la maladie morale diagnostiquée par le poète médecin dans Feuillets d’Hypnos n’a pas pris fin avec la victoire sur le nazisme. D’où l’inexactitude du terme même de « période » pour désigner les années 1941-1948 : on ne peut, du point de vue de la situation historique, conférer à ces années l’unité que leur donne, par ailleurs, l’attitude du sujet qui s’engage puis choisit de s’éloigner. Toute la crise d’après-guerre est là : le mal apparu pendant la guerre, tout en atténuant ses manifestations ou les déplaçant, ne disparaît pas après elle.

Le Billet IV à Francis Curel en témoigne largement. L’auteur y stigmatise le maintien intéressé du climat de guerre civile par un petit nombre :

‘Nous sommes partisans, après l’incendie, d’effacer les traces, de murer le labyrinthe et de relever le civisme. Les stratèges n’en sont pas partisans. Les stratèges sont la plaie de ce monde et sa mauvaise haleine. Ils ont besoin pour prévoir, agir et corriger, d’un arsenal qui, aligné, fasse plusieurs fois le tour de la terre. Le procès du passé et les pleins pouvoirs pour l’avenir sont leur unique préoccupation. Ce sont les médecins de l’agonie, les charançons de la naissance et de la mort. Ils désignent du nom de science de l’Histoire la conscience faussée qui leur fait décimer une forêt heureuse pour installer un bagne subtil, projeter les ténèbres de leur chaos comme lumière de la connaissance. Ils font sans cesse se lever devant eux des moissons nouvelles d’ennemis afin que leur faux ne se rouille pas, leur intelligence entreprenante ne se paralyse. 291

Selon ce passage, l’absence de changement après-guerre est d’abord le fait de certains individus qui ne sont pas à la hauteur de leurs responsabilités. Leur insuffisance personnelle est première en cause, faiblesse déjà relevée dans Feuillets d’Hypnos, rappelée dans le troisième Billet lorsque sont rapportés les propos de Chaudon au sujet des « gens d’Alger » : « il devinait leurs faibles qualités politiques et humaines, à peine supérieures à celle des cancres de Vichy, cancres en côtoyant d’autres, ceux-là, criminels ». Un léger bénéfice est encore, dans ce billet, accordé aux nouveaux « cancres », mais il ne durera pas : le quatrième Billet se montre sans ménagement à l’égard du personnel politique et militaire dont les différences avec l’ancien ennemi s’estompent :

‘La vérité est que la compromission avec la duplicité s’est considérablement renforcée parmi la classe des gouverneurs. Ces arapèdes engrangent. […] Le spectacle d’une poignée de petits fauves réclamant la curée d’un gibier qu’ils n’avaient pas chassé, l’artifice jusqu’à l’usure d’une démagogie macabre ; parfois la copie par les nôtres de l’état d’esprit de l’ennemi aux heures de son confort, tout cela me portait à réfléchir. La préméditation se transmettait.’

On notera enfin la vigoureuse critique de l’utilisation du nom de l’histoire par ces hommes qui en font la projection d’une « conscience faussée ». Si l’histoire consiste dans le « procès du passé » et l’anticipation de l’avenir pour s’arroger « les pleins pouvoirs », alors cette histoire est foncièrement délétère ; elle nourrit un « cancer » et ne peut conduire qu’à la « putréfaction ». Sans doute Char prend-il aussi implicitement position ici contre l’hégémonie exercée par les philosophies de l’histoire dans les idéologies d’après-guerre dont il se démarque au moins, on le voit ici, par le refus d’utiliser dans le même sens la « science de l’Histoire ».

La période de la guerre ne trouve pas davantage sa fin dans l’exercice d’une justice sommaire qui prolonge les conditions propres à la période du conflit. D’une part, il n’a pas été mis de terme à « l’engrenage » de la vengeance, et les vainqueurs ont des comportements semblables aux nouveaux vaincus. Les armes, utiles pendant la guerre, demandaient à être déposées ensuite, sous peine de se retourner contre leurs détenteurs : c’est le cas de la « ruse, parade au mal qu’il fallait, pour ne pas être contaminé, rejeter ensuite comme une défroque. » (« La Lune d’Hypnos »). Les procès de l’épuration, d’autre part, ne sont aux yeux de Char qu’une parodie de justice, en réalité impossible à appliquer. À propos du procès de Nuremberg, il écrit en note du quatrième Billet : « L’étendue du crime rend le crime impensable mais sa science saisissable. L’évaluer c’est admettre l’hypothèse de l’irresponsabilité du criminel. Or, tout homme, fortuitement ou non, peut être pendu. Cette égalité est intolérable. » Le châtiment des criminels ne peut se faire sous la forme d’un procès, encore moins lorsqu’il est postérieur de plusieurs années aux crimes : « En vérité, je ne connais qu’une loi qui convienne à la destination qu’elle s’assigne : la loi martiale, à l’instant du malheur » ; c’est « en 1944 » qu’il « fallait strictement châtier ». Impossibilité, donc, d’un procès pour les criminels, « les enragés de la veille », dont il est intolérable de faire l’hypothèse de leur irresponsabilité, mais impossibilité aussi d’un procès pour les autres, à cause de raisons opposées. Pour eux, la justice doit se souvenir qu’elle est sujette à l’erreur : « L’action, ses préliminaires et ses conséquences, m’avaient appris que l’innocence peut affleurer mystérieusement presque partout : l’innocence abusée, l’innocence par définition ignorante. Je ne donne pas ces dispositions pour exemplaires. J’eus peur simplement de me tromper. » D’où le refus de revenir en juge sur le passé, et le parti pris « d’effacer les traces, de murer le labyrinthe et de relever le civisme », phrase qu’il faut donc replacer dans son contexte et qui s’applique à la question de l’épuration. Elle ne signifie aucune volonté d’oublier, bien au contraire. Mais une certaine manière de monnayer le souvenir, de se payer sur les souffrances passées, qui est le fonctionnement même de la vengeance, est stigmatisée dans le troisième Billet qui contient aussi, comme pour prendre le contrepied du souvenir marchandé, le récit de la mise à mort de Chaudon et de « vingt camarades ». Le texte commence en effet par le refus d’un certain type de mémoire : « La pensée ne t’a pas effleuré de tirer du déluge ta défroque à rayures pour en faire une relique pour les tiens. Tu l’as jetée aux flammes ou tu l’as mise en terre avec ses poux incalculables et les trous de ta maigreur. » Un peu plus loin, le billet invite au retrait loin des « commémorations et des anniversaires », et fait suivre ce conseil d’un long paragraphe à la mémoire de Chaudon, comme pour opposer la sincérité d’une évocation, qui a pour cadre un échange épistolaire, au factice des cérémonies officielles.

Ces causes, politiques et sociales, n’expliqueraient à elles seules qu’une déception à l’égard des possibilités de renouveau apparues au maquis. Mais il ne s’agit pas seulement d’une chance qui n’aurait pas été saisie. La déception est un terme faible pour décrire la crise d’après-guerre, qui ne tient pas à la seule subjectivité de l’énonciateur. Progressivement, Char radicalise son analyse, et plus profondément qu’à un contexte socio-politique difficile et décevant, identifie la crise à un aspect intangible de la condition humaine. La « Note sur le maquis » évoque une « fatalité maligne », « la même dont on entrevoit périodiquement l’intervention au cours des tranches excessives de l’Histoire, comme si elle avait pour mission d’interdire tout changement autre que superficiel dans la condition profonde des hommes. » Le texte « Heureuse la magie… » ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme : « Ce qui suscita notre révolte, notre horreur, se trouve à nouveau là, réparti, intact et subordonné, prêt à l’attaque, à la mort. » Dans ce contexte, la fin de l’hommage à Dominique Corticchiato peut s’entendre comme une dénonciation de cette absence de changement : « Il faut revenir. ‘J’adresse mon salut à tous les hommes libres’, t’es-tu écrié. Il faut revenir. Tout est à recommencer. » Un passage d’un entretien de 1952, repris seulement dans l’édition de 1965 de Recherche de la base et du sommet sous le titre « Impressions anciennes » confirme ce constat de la persistance du mal, en dépit de la victoire sur le nazisme : « […] Nous nous sommes imaginé, en 1945, que l’esprit totalitaire avait perdu, avec le nazisme, sa terreur, ses poisons souterrains et ses fours définitifs. Mais ses excréments sont enfouis dans l’inconscient fertile des hommes […] » 292 .

On le voit, « le mal » prend plusieurs noms. Exactement comme « l’innommable » pendant la guerre, il se caractérise par les difficultés qu’il oppose à l’effort de discernement. En ce sens, l’épigraphe de Recherche de la base et du sommet garde toute sa pertinence de 1941 à l’après-guerre : ne « pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire », cela vaut pour l’ensemble de la période couverte par la première section de l’ouvrage et témoigne de la continuité qui relie ces années les unes aux autres. L’emploi de l’indéfini, « quelque chose » ou « la chose », à deux reprises dans le recueil, est à cet égard significatif : « Mais quelque chose, qui était hostile, ou simplement étranger à cette espérance, survint alors et la rejeta dans le néant » (« Note sur le maquis ») ; et à propos du mal nazi : « Plus contagieuse que l’inondation, la chose court le monde, reconnaissant et annexant les siens » (« Dominique Corticchiato »). La persistance de cette « chose » après-guerre, son irréductibilité à une analyse politique, conduisent Char à repenser, en des catégories non historiques, la situation de son temps.

S’il est donc vrai qu’après la guerre, Char énonce clairement son désir de marquer une rupture («Nous sommes partisans, après l’incendie, d’effacer les traces et de murer le labyrinthe », Billet IV), ce changement souhaité sur un plan personnel est à distinguer d’une continuité déplorée au niveau politique et historique.

Notes
290.

Réponse à l’enquête de l’hebdomadaire communiste Action, « Faut-il brûler Kafka ? » (juillet 1946).

291.

Remarquons que dans ce texte les deux sens du mot histoire apparaissent, même si le terme n’est employé que pour l’un d’entre eux, l’histoire comme connaissance du passé et l’histoire comme engagement dans l’action d’un sujet en fonction d’un certain rapport au passé et à l’avenir. C’est dans cette dernière acception que l’histoire fait de plus en plus, dans les années d’après-guerre, l’objet d’une suspicion puis d’un rejet par Char.

292.

Extrait d’un entretien avec Pierre Berger paru dans La Gazette des Lettres, n°21, juin 1952.