4. Continuer

Si le texte liminaire de Recherche de la base et du sommet suivi de Pauvreté et privilège dédie la première partie de l’ouvrage « à tous les désenchantés silencieux », c’est dans la mesure où ces derniers « à cause de quelque revers, ne sont pas devenus pour autant inactifs ». Cette endurance, qui d’une certaine manière prolonge celle qu’exigeait la poursuite de la lutte pendant la guerre, ne peut cependant s’appuyer sur les mêmes fondements. Entre l’endurance de la guerre et celle des années d’après-guerre, il y a cette expérience du « désenchantement ». Ce texte liminaire est frappant par le soin avec lequel il refuse d’appuyer la poursuite de l’action sur quelque principe extérieur et transcendant qui lui donnerait sens :

‘La première partie de cet ouvrage est dédiée à tous les désenchantés silencieux, mais qui, à cause de quelque revers ne sont pas devenus pour autant inactifs. Ils sont le pont. Fermes devant la meute rageuse des tricheurs, au-dessus du vide et proches de la terre commune, ils voient le dernier et signalent le premier rayon. Quelque chose qui régna, fléchit, disparut, réapparaissant devrait servir la vie : notre vie des moissons et des déserts et ce qui la montre le mieux dans son avoir illimité.’ ‘On ne peut pas devenir fou dans une époque forcenée bien qu’on puisse être brûlé vif par un feu dont on est l’égal.’

Le première cible implicite de ce texte est le christianisme, mais aussi bien cette autre « église », que Char discerne dans le communisme. À rebours de la dette contractée par l’humanité pécheresse envers son créateur, un « avoir illimité » est mis au crédit de la vie, que ne vient par conséquent régenter aucune économie du châtiment et du salut. Bien plus, loin que la vie soit au service de ce qui la dépasserait, c’est elle qui doit être « servie », c’est elle la créancière. Cette inversion des valeurs, qui met la vie avant l’histoire, prive en même temps cette dernière de toute finalité transcendante. L’emploi du pronom indéfini « quelque chose » est une manière de refuser une explication de type causal ou providentiel : « quelque chose qui régna, fléchit, disparut, réapparaissant devrait servir la vie […] ». Il est significatif à cet égard que Char ait supprimé l’option d’abord choisie sur le manuscrit : « quelque chose qui régna, fléchit, disparut, [renouvelé] devrait servir la vie » 353 . L’idée de « renouvellement » serait encore trop proche de celle d’une marche en avant de l’histoire impliquant l’idée d’un bénéfice (« renouvelé ») à tirer du négatif (« disparut »). Au lieu de cela, le texte propose une simple succession décrite comme un mouvement naturel ou mécanique, débarrassé d’intention signifiante : « […] régna, fléchit, disparut, réapparaissant […] ». De même, si les dédicataires du texte sont « au-dessus du vide et proches de la terre commune », c’est qu’ils ne sont pas au-dessous de quelque ciel religieux.

Dans ce contexte, les connotations de renaissance, ou de renouveau, habituellement associées à l’image de l’aurore (« le premier rayon ») sont singulièrement atténuées ; aucun enthousiasme dans ces phrases au ton mesuré qui n’affirment que sur un mode hypothétique la réapparition de ce quelque chose qui « devrait servir la vie ». Dès lors il devient possible de penser le changement sans nier le désenchantement, d’être simultanément lucide sur ce qui a été, et capable d’envisager un avenir. L’acte de continuer, figuré par « le pont » d’où voir le dernier et le premier rayon, s’appuie sur la pensée d’un commencement (« le premier rayon ») qui intègre le recommencement (« réapparaissant »). Toute la difficulté de cette conception du temps dont la nécessité s’impose après-guerre, est condensée dans les dernières lignes de l’alinéa : « […] notre vie des moissons et des déserts, et ce qui la montre le mieux en son avoir illimité. » Le début de l’expression connote une alternance entre les « moissons » et les « déserts », puis, selon un mouvement caractéristique de l’écriture et de la pensée de Char, brise ce que cette alternance peut avoir de répétitif par un troisième terme (« son avoir illimité ») qui ouvre une brèche dans la répétition et, sans pour autant introduire une quelconque dialectique, pousse le mouvement en avant : un « avoir illimité » se distingue à la fois de la pauvreté des « déserts » et de la richesse engrangée des « moissons » puisque c’est une richesse à venir, un « avoir » qui, parce qu’il est « illimité », déjoue les potentielles satisfactions de la possession quantifiée.

Continuer dans ce contexte, c’est maintenir l’énergie créatrice du recommencement, répéter le mouvement initial sans dissoudre la contradiction que cela présuppose. Tel est le sens de cette « Prière rogue » dont l’ironie, dès le titre, souligne la part de contradiction et la position difficile du sujet. A qui en effet adresser cette « prière », autrement dit, qui reconnaître comme garant de l’engagement éthique qui s’élabore en cette période, et notamment dans les quatre Billets à Francis Curel précédant immédiatement ce texte dans le volume, alors que tout l’effort du sujet a été précisément, par lucidité vis-à-vis de la situation d’après-guerre, de renoncer à chercher un fondement absolu à sa conduite, et que les valeurs revendiquées insistent sur leur « relativité » (« […] rendre sa valeur en toute hâte, au prodige qu’est la vie humaine dans sa relativité », Billet IV) ? Difficile aussi de tenir ensemble les termes de cette « prière » (« Gardez-nous la révolte […] »), dont la tension est exemplifiée sous forme imagée dans la formule finale : « Gardez-nous la primevère et le destin ». Il ne s’agit pas seulement en effet de persévérer dans la force de commencement ; il faut, tout en maintenant cette dernière, assumer une histoire, que raconte la juxtaposition de syntagmes nominaux dans la première phrase : « Gardez-nous la révolte, l’éclair, un rire pour le trophée glissé des mains, même l’entier et long fardeau qui succède, dont la difficulté nous mène à une révolte nouvelle. » On peut reconnaître dans cette succession la possibilité qu’elle se réfère à l’histoire du sujet lui-même, « l’accord illusoire », par exemple, à l’espoir trompé d’une nouvelle communauté issue de la Résistance, « le trophée glissé des mains » au sentiment d’avoir été dépossédé de la victoire par le personnel politique installé à la Libération. La tension de ce texte réside dans la contradiction qu’il y a à vouloir un bouleversement politique, comme ce fut le cas au maquis et dans l’immédiat après-guerre, et à accepter que les conséquences de l’action deviennent de l’histoire, c’est-à-dire échappent, échouent, tout en gardant la force de révolte initiale. Ce court texte conjugue une forme d’acceptation du devenir historique de la révolte et l’affirmation de la valeur toujours augurale de celle-ci. En outre, dans la mesure où ce devenir historique est présenté en même temps comme obéissant à une forme de nécessité, comme « destin », il est affirmé et voulu tel qu’il est. Ainsi les déceptions décrites dans les quatre Billets à Francis Curel ne sont-elles suivies ni de dépit ni de résignation, mais d’une forme d’acceptation de ce qui est et de sa répétition, parce que cette répétition est toujours aussi un commencement. 354

Envisagée comme retour de commencements, la temporalité de « Prière rogue » ménage une alternance. La progression de la première proposition dessine par la longueur croissante des syntagmes un mouvement en avant qui se clôt sur la reprise du premier substantif, augmenté cependant de l’adjectif (« une révolte nouvelle ») : « Gardez-nous la révolte, l’éclair, l’accord illusoire, un rire pour le trophée glissé des mains, même l’entier et long fardeau qui succède, dont la difficulté nous mène à une révolte nouvelle. Gardez-nous la primevère et le destin. » Tel est le principe d’une alternance, présupposant l’installation d’une durée qui prépare le retour (« nous mène à » lui ). De ce point de vue, le rapport au temps dans l’après-guerre marque une rupture avec la période de la guerre. Dans le quatrième Billet à Francis Curel, le terme de « saisons » exprime plus précisément cette idée : « je redécouvrais peu à peu la durée, j’améliorais imperceptiblement mes saisons, je dominais mon juste fiel, je redevenais journalier ». Il s’agit certes d’une temporalité subjective dans ce dernier cas, collective et historique dans l’autre, mais il n’est pas sans conséquence que l’une et l’autre se réfèrent au temps cyclique de la nature. Dans « Prière rogue », la « révolte » de la première phrase, métaphorisée en « primevère » dans la formule finale, glisse ainsi d’un référent historique à un référent naturel, de même que le sujet oppose à la temporalité tantôt affolée, tantôt distendue, de la période du maquis la régularité d’une temporalité qui, parce qu’elle est celle de la nature et du monde rural, permet de vivre à l’échelle des jours, et non plus à celle d’un lointain avenir, l’adjectif « journalier » faisant entendre autant le temps des « jours » que l’activité agraire. Encore une fois se lit ici la puissance de contrepoids et de remède contenue dans la référence à la nature ; les exemples cités manifestent en effet tous les deux une opposition du sujet à la crise de l’histoire, opposition qui se joue dans l’un et l’autre cas par une modification, effective ou souhaitée, du rapport au temps.

La fin de Recherche de la base et du sommet dans l’édition de 1955, la fin de la première section « Pauvreté et privilège » dans les deux éditions ultérieures, entérinent le principe de cette alternance dans une courte proposition imagée : « Béant comme un volcan et frileux comme lui dans ses moments éteints », comparaison qui peut tout aussi bien s’appliquer au sujet lui-même. Ainsi s’affirme dans le recueil, à côté du constat pessimiste et parfois amer de la persistance du mal, les conditions d’une endurance fondée non plus, comme dans Feuillets d’Hypnos, sur une suspension du temps ou sur une durée linéairement orientée par l’attente, mais sur l’acceptation d’une alternance. Le dernier paragraphe du Bandeau de Fureur et mystère lui aussi, professant l’« inéluctabilité » du flux et du reflux, rapproche le cours des événements humains (« le drame ») d’une loi naturelle : « Fureur et mystère est, les temps le veulent, un recueil de poèmes, et, sur la vague du drame et du revers inéluctable d’où resurgit la tentation, un dire de notre affection ténue pour le nuage et pour l’oiseau ». Nécessité des « temps », nécessité du mouvement de la vague, tout dans ce paragraphe dit une forme d’adhésion de la part du sujet à l’ordre des choses, que ce soit l’ordre des actions des hommes ou celui de leur fonctionnement psychique. Rien de mécanique cependant dans cette conception, non seulement en raison de la primauté du désir dans le mouvement en avant (c’est parce que « resurgit la tentation » qu’il y a de nouveau élan de la vague), et parce que l’auteur n’omet pas, comme il est habituel chez lui, de briser ce qui pourrait se transformer en fatalisme par l’affirmation des valeurs de liberté et d’indépendance qu’incarnent dans son œuvre « le nuage et l’oiseau ». Ces deux motifs rappellent, en outre, ceux des tableaux de Georges Braque. Char, qui s’est rapproché du peintre à l’occasion de l’exposition organisée par Yvonne Zervos au Palais des Papes d’Avignon en 1947, connaît de près les notes de son Cahier dont il a recopié certains aphorismes. L’un d’entre eux entre en singulière résonance avec « la vague du drame et du revers inéluctable d’où resurgit la tentation » du Bandeau de « Fureur et mystère » : « Le fatalisme n’est pas comme on le croit généralement un état passif. » 355

Si l’on songe cependant à ce principe de « rupture, détachement et négation » dont Char fait l’éloge chez Rimbaud et qui vaut tout autant pour sa propre poésie, il n’est pas surprenant de trouver aussi dans cette section de Recherche de la base et du sommet une version négative de ce principe d’alternance. Dans « Heureuse la magie… », texte daté de 1948, comme le Bandeau de Fureur et mystère, le retour du « Temps » après la période d’exception que représente la guerre, s’accompagne de connotations violentes qui donnent toute son ambivalence à la positivité de ce retour : « Vie aimée, voici que le puissant Temps revenu se penche sur Toi, satisfait sa fièvre, et, prodigue de désir, donne le tranchant. » Il n’est pas sans intérêt d’observer que dans une version manuscrite cette phrase était beaucoup plus univoque : « Vie aimée, voici que le puissant Temps revenu se penche sur Toi, [éveille] satisfait [ta] sa fièvre et, prodigue de désir, s’inquiète » 356 . Il semble même à l’examen du manuscrit que la phrase s’achevait d’abord dès le mot « fièvre » : « Vie aimée, voici que le puissant Temps revenu se penche sur Toi, éveille ta fièvre ». Sa signification rejoignait alors un ensemble d’images qui dans les poèmes ou les textes critiques, des derniers Feuillets au quatrième Billet à Francis Curel en passant par l’image de La Fontaine narrative, désignent la fin de la guerre et l’après-guerre par la reprise du mouvement de la vie et du temps. Au cours de ses réécritures, le paragraphe introduit une relation de lutte et de domination que ses connotations destructrices et sadiennes placent dans le prolongement de la guerre, alors qu’initialement l’énoncé ne soulignait que le changement de l’après-guerre. L’ensemble du texte exprime une dénonciation de l’époque, notamment des progrès techniques (le « noyau de l’atome, dauphin appelé à la monarchie absolue »), et représente le versant pessimiste, non résigné, de la conscience du retour du mal. Elle s’accompagne d’une forme d’exaltation de la lutte : « seule la forme de la riposte restera à découvrir ainsi que les motifs lumineux qui la vêtiront de couleurs impulsives. » Dans ce type de textes l’accent se déplace de la question du changement ou de l’acceptation de l’ordre des choses à celle de la lutte : puisque le mal revient toujours et que sa disparition ne dépend pas de l’action des hommes, il ne reste aux mains de ces derniers que l’affirmation de la révolte et de la valeur de la vie.

Notes
353.

Fonds René Char 769, Ae-IV-27.

354.

Les résonances nietzschéennes de cette acceptation du devenir et de son retour, au sens d’une volonté capable de re-vouloir son vouloir, d’une affirmation de la vie qui transforme le hasard en destin, en acquiesçant à sa diversité désirable, sont indéniables. Paule Plouvier a bien montré, dans son article « Le gai savoir ou la sagesse de René Char », la possibilité de rapprochement entre la critique exercée par Nietzsche à l’égard de l’idolâtrie de l’histoire et l’œuvre du poète après Feuillets d’Hypnos, notamment avec À une sérénité crispée, recueil à partir duquel « l’opposition entre l’histoire et les valeurs issues de notre relation à la terre s’est durcie » in Paule Plouvier, « Le gai savoir ou la sagesse de René Char », Trois poètes face à la crise de l’histoire, op. cit., pp. 209-222.

355.

Deux feuillets manuscrits comportent une série d’aphorismes de Braque recopiés de la main de Char. Voir BLJD, Fonds René Char 906, AE-IV-7bis. Les Cahiers de Georges Braque ne sont publiés qu’en 1949 (avant d’être repris chez Gallimard en 1952 sous le titre Le jour et la nuit. Cahiers de Georges Braque. 1917-1952), mais comme l’établit Didier Alexandre pour l’ensemble En vue de Georges Braque, commencé en 1947, les textes de Char peuvent porter la trace des formules de Braque avant la publication de celles-ci. Voir Didier Alexandre, « René Char, Georges Braque : une ‘conversation souveraine’ ? », René Char 10 ans après, op. cit., pp. 59-83.

356.

BLJD, Fonds René Char 769, Ae-IV-27.