5. Un retrait ?

Dans ces conditions, la question du retrait de Char après la guerre apparaît singulièrement complexe. À plusieurs reprises, il est vrai, l’auteur insiste sur sa volonté de mettre un terme à la période ouverte par le conflit. Cette attitude peut s’interpréter comme le désir, motivé par une forte déception, de s’écarter de la vie publique et des affaires politiques. En témoignent ces propos, que nous avons déjà cités, tenus par Char à France Huser en 1980 : « Depuis il y a malnutrition¸ qu’on comprenne cela comme on voudra. Après 1946, ma vie ne concerne guère que moi, quelques êtres qui me sont chers et mon travail. » 357 C’est aussi ce que semble exprimer ce passage du quatrième Billet à Francis Curel : « Nous sommes partisans, après l’incendie, d’effacer les traces et de murer le labyrinthe. On ne prolonge pas un climat exceptionnel. » Retrait d’autant plus visible qu’il est présenté avec une pointe de remords à la fin du Billet : « Sait-on qu’au-delà de sa crainte et de son souci cet être aspire pour son âme à d’indécentes vacances ? »

Le discours de ce long billet en forme de bilan est à considérer selon différents niveaux. Il s’agit d’abord de prendre position sur la question de l’épuration. Char explique et justifie son attitude, propose une alternative aux procès, dont il conteste la légitimité et l’utilité. Puis il dénonce, dans un long paragraphe, les intérêts particuliers qui agissent souterrainement pour maintenir un climat de conflit. Enfin, il définit sa place et son rôle et, dans la dernière phrase, énonce son désir de « vacances ». La volonté de mettre un terme l’épuration qui, ne faisant qu’inverser les rôles du « gibier » et du chasseur, se situe dans la continuité de la guerre, est donc à distinguer du désir de se retirer. Être « partisan, après l’incendie, d’effacer les traces, de murer le labyrinthe et de relever le civisme », n’implique pas comme conséquence immédiate de se désengager de la vie publique. Au contraire, puisqu’il s’agit de « relever le civisme ». Ce que Char propose dans cette partie du texte, c’est un moyen de mettre réellement fin au conflit, là où les procès de l’épuration le prolongent au lieu d’en rompre la logique. Participer à ces procès reviendrait à poursuivre le principe propre à une période, celle de la guerre, où la justice s’obtenait par les armes. Le caractère exceptionnel de la Résistance imposait des décisions radicales et immédiates, comme l’exécution de tel nouveau venu dangereux, convaincu de vol et de méchanceté, dans le feuillet 14 : « Je puis aisément me convaincre, après deux essais concluants, que le voleur qui s’est glissé à notre insu parmi nous est irrécupérable. Souteneur (il s’en vante), d’une méchanceté de vermine, flancheur devant l’ennemi […]./ Je ferai la chose moi-même. » Mais le colt était alors « promesse », son emploi trouvait sa règle dans le caractère temporaire, précisément, de la situation : « Face à tout, à tout cela, un colt, promesse de soleil levant ! » (feuillet 50). La justice par les armes était un moyen de mettre fin à la nuit de la Résistance. En la prolongeant au-delà du retour de l’aurore, pour reprendre l’isotopie métaphorique qui parcourt le recueil, on prolonge l’emploi d’un instrument sans la finalité qui le légitimait. Si l’action ne se déploie plus parmi les « bruyères aérées », espace de « contre-terreur » qui permettait de « respirer plus fort que le poumon du bourreau » (feuillet 193), alors les « justiciers » se transforment en « cupides », seulement soucieux de « réclam[er] la curée d’un gibier qu’ils n’avaient pas chassé » : « Les justiciers s’estompent. Voici les cupides tournant le dos aux bruyères aérées » (feuillet 211). En appelant à « effacer les traces et murer l’incendie », Char dissocie deux situations de justice sans commune mesure. Or les procès de l’après-guerre transgressent ce partage et maintiennent une confusion réelle, en dépit du changement de forme que supposent les procès. D’où la nécessité pour Char de « mettre de l’ordre dans [sa] manière de voir et d’éprouver » et de « séparer les cendres du feu dans le foyer de [son] cœur ».

Cette redéfinition consiste à désigner, pour « les enragés de la veille », une forme de châtiment qui relève de la logique d’exception qui régnait pendant la guerre : « Je n’entrevoyais pour la bombe atomique qu’un usage, celui de réduire à néant ceux, judicieusement rassemblés, qui avaient aidé à l’exercice de la terreur, à l’application du Nada. » De même, c’est en 1944 qu’il s’agissait de « strictement châtier ». Position que résume cette phrase : « Je ne connais qu’une loi qui convienne à la destination qu’elle s’assigne : la loi martiale, à l’instant du malheur. » À l’inverse, pour l’ensemble de population plus large que visent les procès de l’épuration, la logique ne devrait pas être la même : « l’innocence peut affleurer presque partout », et ce n’est finalement qu’un « personnel falot » qui « garnit les prisons ». Contrairement à sa destination, la forme de l’épuration s’apparente à la justice par les armes propre au temps de la guerre mais, sans sa légitimité, se transforme en vengeance et règlement de compte. Il est significatif que l’une des raisons du refus de Char « de siéger à la Cour de Justice » soit expliquée, dans une phrase biffée sur le manuscrit, par le refus de continuer à tuer : « [J’avais assez tué pour ma part.] » 358 C’est pendant l’action, pendant la « fureur », que la mort, sous sa forme « violente », trouvait sa place : « Qui a connu et échangé la mort violente hait l’agonie du prisonnier. Mieux vaut une certaine épaisseur de terre échue durant la fureur. » À l’inverse, pour les criminels avérés, les « enragés de la veille, ces auteurs du type nouveau de ‘meurtrier continuel’ », le recours à un procès est aux yeux de Char intolérable. Il implique d’envisager la possibilité de l’innocence du criminel ou de son « irresponsabilité ». L’épuration revient à mettre à égalité des auteurs de crimes et des individus à la responsabilité criminelle beaucoup moins facile à établir, au sujet desquels on peut se tromper. C’est cette opposition que souligne Char au début du texte : « L’action, ses préliminaires et ses conséquences, m’avaient appris que l’innocence peut affleurer mystérieusement presque partout : l’innocence abusée, l’innocence par définition ignorante. Je ne donne pas ces dispositions pour exemplaires. J’eus peur simplement de me tromper. » À cela, il oppose, par contre, son « écoeure[ment] au delà de tout châtiment », pour les « meurtriers continuels ».

Éteindre l’incendie, fermer le labyrinthe, implique donc de la part de Char un geste, le refus de participer aux procès, qui peut s’interpréter comme un retrait de la vie publique. Mais, on le voit, c’est d’abord au nom d’une exigence politique longuement exposée dans ce Billet. Char ne choisit pas de « s’éclipser » sans avoir d’abord développé une analyse approfondie de la situation politique, percé à jour les réelles motivations de la classe au pouvoir et proposé des remèdes. Ce qui signifie, d’une part, que s’il y a retrait, ce n’est pas pour « effacer les traces et murer le labyrinthe », mais parce que la situation politique et ceux qui en décident, font obstacle à cette clôture de la période de la guerre ; et d’autre part, que ce retrait, d’ailleurs présenté comme provisoire, n’implique pas une existence qui « ne concerne plus que [soi] », comme le dit Char à France Huser. Au contraire, le souci du « civisme », du politique et de ses contemporains, est passablement présent dans ce texte. Il l’est aussi dans les nombreux articles que Char fait paraître dans la presse jusque dans les années cinquante, et d’une manière différente, on va le voir, dans le théâtre et dans les poèmes de cette époque.

À la fin de ce Billet, Char dissocie ce qui est d’ordre collectif et ce qui est d’ordre individuel. Il souligne la dimension personnelle de sa décision et ne la présente jamais comme une rupture politique. Le terme de « vacances » dit bien le caractère temporaire et secondaire de ce retrait, et le ton de l’expression, « d’indécentes vacances », souligne l’ambivalence d’un désir, où coexistent un sentiment de responsabilité collective et une aspiration personnelle contraire. Formulé de cette manière, ce retrait n’a pas la force d’une prise de position politique. Ce qui en infléchit considérablement le sens. Char va jusqu’à prendre soin de ne pas faire apparaître de contradiction entre une vigilance combative et le souci de sa propre « conservation », lorsqu’il déclare compatibles le fait de « rendre les coups » et celui de « s’éclipser » :

‘[…] Il n’est pas incompatible au même moment de renouer avec la beauté, d’avoir mal soi-même et d’être frappé, de rendre les coups et de s’éclipser.
Tout être qui jouit de quelque expérience humaine, qui a pris parti, à l’extrême, pour l’essentiel, au moins une fois dans sa vie, celui-là est enclin parfois à s’exprimer en termes empruntés à une consigne de légitime défense et de conservation.’

Le retrait souhaité apparaît comme étant d’ordre privé ; il est nettement dissocié de l’idée de désengagement politique. La « crainte » et le « souci » persistent, de même que la « diligence » et la « méfiance » du poète. Il s’agit, plutôt que d’un départ, de la redéfinition d’un rôle et d’une fonction : « Notre rôle à nous est d’influer afin que le fil de fraîcheur et de fertilité ne soit pas détourné de sa terre vers les abîmes définitifs. » En se souciant de son « rôle », Char continue de se définir par la responsabilité qui lui incombe à l’égard de la société. Mais, la situation ayant évolué, les formes de cette responsabilité seront autres. Si elles ne prennent plus la forme d’une participation personnelle à la vie politique, c’est que, semble-t-il, Char éprouve avant tout un sentiment d’isolement : « Le salut, hélas précaire, me semblait être dans le sentiment solitaire du bien supposé et du mal dépassé. J’ai alors gravi un degré pour marquer les différences. » En se retirant, il s’agit de prendre de la hauteur bien plus que de tourner le dos.

Si Char souhaite que soit mis un terme à la guerre – souhait de nature politique en lui-même – c’est pour pouvoir « renouer », selon le mot utilisé dans ce passage, avec ce que les circonstances exceptionnelles de la vie de Résistance avaient contraint de laisser de côté. « Renouer avec la beauté », mais aussi avec « l’humain » et « le religieux » comme le dit par exemple un entretien donné au Figaro littéraire du samedi 19 février 1949 pour répondre à l’enquête « De quoi avez-vous peur ? » lancée par Jean Duché : « […] Dans Feuillets d’Hypnos, dit Char, j’ai écrit : ‘Guérir le pain. Attabler le vin.’ Au-delà de l’humain à retrouver, il y a le religieux à découvrir. » Est-ce à dire que le politique et le métaphysique au sens large, entendu comme réflexion sur la condition humaine, représentent deux versants exclusifs d’une alternative ? Dès après la guerre, Char affirme les valeurs de la vie et de la terre, la nécessité d’être attentif au « prodige » qu’elles représentent et à leur part de mystère. Emblématique de cette affirmation, qui est aussi une éthique, l’exemple de Francis Curel dans le troisième Billet. Il ne s’attarde pas aux procès ; il va à ce qui est essentiel :

‘La pensée ne t’a pas effleuré de tirer du déluge ta défroque à rayures pour en faire une relique pour les tiens. Tu l’as jetée aux flammes ou tu l’as mise en terre avec ses poux incalculables et les trous de ta maigreur. Trois ans avec Hadès ! Tu t’habilles, ce matin, de feuilles et de fleurs de sureau, de sable de rivière et d’air chargé de menthe.’

La terre et la nature, mais aussi l’enfance et le dialogue, sont autant de forces de « contre-terreur », prolongées et transformées après-guerre en forces de « contre-sépulcre », selon la formule du poème « Qu’il vive ! ».

Or l’affirmation de ces valeurs est une affirmation politique de part en part. Elle était déjà présente pendant la guerre : que l’on songe à la terre, à l’intimité des éléments naturels et au secours qu’ils représentent pour le résistant dans le feuillet 141, mais aussi au sacré et aux dieux, dont la présence apparaît dans Feuillets d’Hypnos. Après la guerre, affirmer la valeur de la vie est une manière de poursuivre le combat, certes plus indirecte, mais tout autant orientée contre l’époque et les contemporains. Ainsi, même quand Char évoque le « religieux à découvrir », sa parole reste pleinement politique dans la mesure où elle en dénonce la confiscation par les églises, avec « ce Dieu inventé par les hommes, à leur mesure, et ajusté (plutôt mal que bien) à leurs contradictions » (« À la question : ‘Pourquoi ne croyez-vous pas en Dieu ?’ »). Même condamnation dans une lettre à Michel Leiris : « […] En 1943, j’aime deux livres : ‘L’Expérience intérieure’ de Bataille, foudre qui change de ciel (celui de la malédiction et de la grâce mourant de ses religions mal vécues, lâchement développées) pour s’emparer des nuages de l’homme* en vue d’un travail sacré que je suis avide de connaître, et ‘Haut mal’. [* des nuages qui se déchirent au fond des os] » 359 . Ici aussi ce sont « les religions », c’est-à-dire ce que les hommes ont fait du sacré, le mettant au service de leur « lâcheté », qui sont visées et non pas le sentiment de sacré, un sacré qui serait sans transcendance, cherché en l’homme lui même. Quand Char évoque négativement la question de Dieu, c’est d’abord à cause des dérives politiques, des intolérances persécutrices, comme dans cette note ajoutée à la réponse « À la question : ‘Pourquoi ne croyez-vous pas en Dieu ?’ » :

‘Je n’écarte pas d’un leste revers de main l’effarant prodige que constitue la possibilité de vivre, la faculté d’agir, d’aimer, d’atteindre ou d’échouer au sein d’une gerbe d’écumes, d’être des années durant cet homme mortel doué d’un esprit libérateur ou crucifiant. Mieux vaut, certes, conserver son incertitude et son trouble, que d’essayer de se rassurer en persécutant autrui.’

Les interrogations métaphysiques sont une prise de position politique ; elles visent la défense de valeurs en danger dans le monde contemporain. Bien loin que ces préoccupations dénotent le désir de laisser de côté la politique et l’histoire, elles naissent justement au cœur de celles-ci : le souci de « l’énigme » est une réaction aux contemporains dont le « théâtre mental » « tire son spectacle des chimères de paille d’un Réel dédaigneusement fui » (« Victor Brauner »). L’interrogation « spirite » n’est pas détachée de la souffrance, du souvenir vécu et de « l’angoisse de non-résurrection » (« Braque »).

Certes, la seconde partie de Recherche de la base et du sommet dans l’édition de 1955, intitulée « Pauvreté et privilège », consacrée à des écrivains et à des peintres, est datée « 1948-1954 », alors que la première section composée de textes directement politiques avait comme dates : « 1941-1948 ». On pourrait être tenté d’en conclure à un progressif désintérêt pour les questions politiques au profit de l’art. Mais l’art et la poésie pour Char ne sont pas atemporels et apolitiques. On va voir, en étudiant un recueil comme Les Matinaux, combien la politique et la poésie ne sont pas les deux termes d’une alternative mais s’alimentent réciproquement, au point que la progressive diminution du nombre d’interventions dans la presse signifie peut-être moins un abandon du politique au profit du poétique que son déplacement. Patrick Née a souligné avec force le progressif « retour au silence » qui s’impose dans les années d’après-guerre : « du moins au silence journalistique, stricto sensu, avec recentrement, dans la décennie 1950, sur le phénomène poétique (abordé cependant avec sa force propre de révolte) […] » 360 . Toutefois, le critique abandonne au cours de l’article la réserve exprimée dans la parenthèse et radicalise l’opposition entre le poétique et l’historique : « Aussi sera-ce désormais dans le poème que s’accomplira le rapport au Temps, disjoint de toute actualité. » Et il conclut : « En profondeur donc, on pourrait comprendre qu’au pessimisme désormais radical sur le plan de l’historique (voué à une relève du Mal nazi ou stalinien par la Terreur technique) ne puisse plus que répondre l’espoir, au plan historial (pour reprendre la distinction heideggerienne), d’une révélation qui ne peut plus s’accomplir que dans le Temps du poème : il n’y a pas d’ek-stase de la presse ! » 361 Il n’est pas sûr que l’opposition entre l’historique et l’historial n’occulte pas finalement la force de contestation politique de l’œuvre poétique de Char, de plus en plus soigneusement adressée à ses contemporains et située dans une relation polémique avec son temps, d’abord par le paratexte, mais aussi dans les poèmes. Le combat s’interrompt moins qu’il ne se déplace, et ce déplacement signale plus qu’un retrait, un repositionnement du poète et de son discours par rapport à la société.

Notes
357.

Entretien avec France Huser, Le Nouvel Observateur, lundi 3 mars 1980.

358.

BLJD, Fonds René Char 769, Ae-IV-27. Dans la version préoriginale du quatrième Billet à Francis Curel, parue dans la revue Empédocle n°1, en avril 1949, cette phrase figurait en incise. Elle a été supprimée dans les éditions ultérieures.

359.

BLJD, fonds Michel Leiris, Ms 43315.

360.

Patrick Née, « René Char dans l’arène idéologique de son temps : les utopies sanglantes du XXe siècle », art.cit., p. 171.

361.

Ibid., p. 183-184.