Chapitre 5. Le théâtre et l’histoire

Entre 1946 et 1953, dans une période de temps assez restreinte, Char compose une série d’œuvres pour la scène : pièces, ballets, mimodrame. Plusieurs d’entre elles étaient même à l’origine destinées au cinéma. Ces nouveaux moyens d’expression, Char les associe à une communauté, formée de proches et d’amis, en partie venus du maquis – ce qui faisait dire à Georges Bataille que ces textes étaient des « écrits de circonstance » : « Dans Fête, Char répondait à la demande d’émigrés espagnols qui avaient été ses camarades de maquis. Ils voulaient chanter un texte dans la forêt et la régularité des vers tint à l’exigence du chant. Le Soleil des eaux est lié aux amitiés de la guerre des partisans. » 379 Présentées dans la continuité des solidarités de résistance, la clandestinité en moins, ces œuvres « de circonstance » laissent attendre une écriture en relation avec le présent d’une collectivité. Elles font également présager un horizon temporel issu de la confiance dans les possibilités d’action commune.

À côté des textes de Recherche de la base et du sommet et des poèmes de Fureur et mystère et des Matinaux, les œuvres pour le théâtre, avec un statut énonciatif et une forme spécifiques, apportent leur éclairage sur la conception de l’histoire dans l’œuvre, après la guerre, et sur le positionnement du sujet. Par rapport aux articles et aux poèmes, des ressemblances et des décalages intéressants se font jour. Deux des trois scénarios pour le cinéma prennent l’histoire comme thème explicite : histoire d’une communauté de pêcheurs dans Le Soleil des eaux, histoire récente du pays, la guerre et la Libération dans Claire. Sur les hauteurs semble d’abord à part. Pourtant ce scénario, lui aussi, implique une relation au temps de l’histoire, puisqu’il tire de sa situation dans un passé lointain une part de sa signification. Le choix du cinéma et du théâtre dans l’après-guerre semble être en rapport avec l’intensité de la question de l’histoire dans ces années-là, avec le souvenir de la guerre et la persistance des prises de position sur l’époque. La spécificité de ces médiums permet une autre approche : dans le film ou la pièce de théâtre, Char exploite la possibilité de raconter et fait jouer les relations qui nouent le récit au déploiement d’une temporalité historique. Parallèlement il s’appuie sur la dimension sociale de la représentation, que vient fonder le rassemblement d’une communauté de spectateurs. Cette communication spécifique donne à ces œuvres un rôle dans la société, à mi-chemin entre les textes de Recherche de la base et du sommet et les recueils d’après-guerre. Ce rôle s’appuie lui-même, dans Le Soleil des eaux, sur la possibilité d’inscrire le temps des spectateurs dans le temps de l’histoire. La transformation, avec Claire, de la linéarité de l’intrigue en une succession de « tableaux » invitera à s’interroger sur les rapports de l’œuvre au temps supposé des destinataires.

Parmi les six textes pour la scène regroupés dans Trois coups sous les arbres, trois sont à l’origine des scénarios de films : ce sont, dans l’ordre de leur écriture, Le Soleil des eaux, Sur les hauteurs, et Claire. Un ballet, La Conjuration, est d’abord intégré à la première édition de Fureur et mystère en 1948. Un « mimodrame », L’Homme qui marchait dans un rayon de soleil, est pour sa part publié dans la version des Matinaux de 1950. Ces deux textes seront abordés dans le contexte de ces recueils où ils prennent sens. Enfin, un second ballet, L’Abominable des neiges, daté de 1953, vient clore la période du « théâtre saisonnier ». Très différent des précédents par son thème et ses enjeux, écrit à une période où l’œuvre de Char prend un nouveau tournant et met fin à la période de l’après-guerre avec Lettera amorosa, ce texte ne sera pas pris en considération ici.

Notes
379.

« L’œuvre théâtrale de René Char », Critique, septembre 1949, repris in Georges Bataille, Œuvres complètes, tome XI, Paris, Gallimard, 1988, pp. 529-531.