1.1. « Être accordé à l’Histoire »

La nécessité d’être « accordé à l’Histoire », comme le formule un passage du synopsis 382 , et à cette fin, d’agir dans l’histoire, est le principal sujet de ce film. Quelques textes, qui jouent le rôle de présentation, le suggèrent en partie. Sous le titre d’une version dactylographiée du scénario, un court passage manuscrit commence par ces lignes d’avertissement : « Le Soleil des eaux est l’histoire d’une communauté naïve de pêcheurs, au cours du siècle dernier. » 383 Dans un autre manuscrit présentant la « Ligne générale du film », l’intrigue est élevée à son niveau de signification générale : « […] Le jour où l’eau est empoisonnée, le sang des hommes est empoisonné. Il faut donc lutter. […] Il n’est de situation privilégiée, exceptionnelle sur le plan matériel qui ne se prolonge indéfiniment si elle n’est pas accordée à l’histoire. C’est ce que prouveront par leurs actes et leurs méandres les personnages du film. » 384 Ces « actes et méandres » peuvent, à grands traits, être résumés ainsi : une communauté de pêcheurs vit paisiblement, jusqu’au jour où s’installe en amont de la rivière une papeterie qui déversera du chlore dans les eaux, empoisonnant le poisson et mettant en péril la survie de la communauté. Autour du couple formé par le fils d’un pêcheur, Francis, et la fille du contremaître de l’usine, Solange, la nécessité de la révolte s’impose et, sous la conduite de Francis, un groupe de pêcheurs prend la décision de dynamiter les murs de l’usine.

La situation initiale du film, présentée dans une scène de dialogue entre le conservateur des Eaux et Forêts et l’ingénieur, fournit un premier matériau historique à partir duquel s’élabore la signification d’ensemble. Ce dialogue, avec sa fonction traditionnelle d’exposition, ouvre très dramatiquement l’intrigue sur un état de crise, sur un « nœud » : l’usine vient de s’installer, le conservateur s’en réjouit, mais l’ingénieur s’inquiète des réactions des habitants de Saint-Laurent. « Tous les éléments en sommeil » du drame sont là : la situation est intrinsèquement porteuse du conflit qui va se révéler progressivement. Car si les Laurentins sont capables d’hostilité contre la papeterie, c’est que cette nouveauté vient perturber une situation singulière. Bénéficiant de droits exceptionnels depuis des lustres, le village est mis en danger par l’usine, si celle-ci le prive de ses moyens de subsistance. La crise a les dimensions d’une crise de l’histoire du point de vue de la communauté de pêcheurs : l’installation de la fabrique et la pollution de la rivière représentent un point critique changeant le cours des choses de telle sorte qu’il sépare définitivement un avant et un après.

Dans le scénario du film, le conservateur rapporte à son interlocuteur l’histoire du village en lui lisant des extraits des « Statuts du Comtat Venaissin » : Saint-Laurent bénéficia de privilèges obtenus du temps des papes d’Avignon qui lui accordèrent son indépendance, l’exemptèrent du paiement de la plupart des taxes, et surtout lui donnèrent le droit de pêcher sur toute l’étendue de la rivière ; « Saint-Laurent par la suite conserva son organisation démocratique. La commune votait ses impôts, nommait ses syndics, ses conseillers, son capitaine d’armes. […] L’administration bénévole des vice-légats maintint ce bienveillant climat… » 385 Dans la suite du texte, le conservateur poursuit en décrivant les habitants de Saint-Laurent : « Les Laurentins vivent encore du produit de leur pêche, se montrent insouciants et appliqués, ombrageux quand on doute de leurs droits séculaires, mais bons citoyens, attachés à leurs traditions ». Bien que placée dans la bouche du conservateur qui, dans le drame, se trouve dans le camp opposé aux pêcheurs, la description de la communauté des habitants de Saint-Laurent en donne une image de cité idéale. À ses perfections politiques s’ajoute une nature généreuse qui parachève la complétude de ce pays en plaçant ses habitants à l’abri du besoin : « Le poisson vient les trouver à domicile. Les légumes leur poussent en toute saison dans les jambes. […] Provence bénie. » 386 Saint-Laurent semble ainsi avoir échappé aux troubles de l’histoire. Cela expliquerait le maintien de ses privilèges, comme le mentionne la version pour le théâtre, qui expose la situation du village dans un prologue, absent de la version cinématographique : « Jamais ses droits ne furent contestés. Il faut croire plutôt qu’à travers tous les événements de l’histoire, Saint-Laurent fut simplement oublié. » Le discours du chasseur dans ce prologue rend explicite le nœud du drame et son inscription dans le temps de l’histoire, là où le scénario suggérait seulement : « Au début de ce siècle, pour la première fois, les Laurentins eurent à affronter un adversaire d’autant plus redoutable qu’il venait à son heure. »

La description de cet état de choses maintenu jusqu’à l’ouverture du drame rattache d’abord cette communauté de pêcheurs à l’univers de la « pastorale », selon le sous-titre biffé figurant originellement sur une version manuscrite 387 . La naïveté (« une communauté naïve de pêcheurs » 388 ) achève de la situer dans l’univers mythique des origines heureuses de l’humanité, ou de la reléguer dans un passé anachronique, selon le point de vue de l’ingénieur, qui qualifie les Laurentins d’« arriérés », et celui du conservateur, qui stigmatise l’humeur de ces « simples ». Deux temporalités s’opposent ainsi dès le début. La première, incarnée par la communauté de pêcheurs, semble être celle d’un univers anhistorique : l’absence de changement, l’absence d’événements, et surtout d’« adversaires », donnent le sentiment d’une absence d’histoire. La seconde, celle de l’ingénieur et du conservateur, comprend cette absence comme un retard : « arriérés », les habitants de ce village constituent une « sorte d’îlot du Moyen-Âge stationné dans notre siècle » 389 , selon les propos de l’ingénieur, pour qui l’histoire se pense en termes de « progrès » : « Aucune vicissitude, aucun progrès n’ont pu déraciner ces arriérés. » 390

L’aventure du Soleil des eaux va consister dans le rejet de ces deux conceptions du temps collectif. La victoire des Laurentins ne représente pas la victoire d’un univers utopique sur les dégradations apportées par l’histoire. Elle représente au contraire la nécessité de l’adaptation de la communauté de pêcheurs pour résister au péril que représentent le développement économique et le progrès technique incarnés par l’installation de l’usine. Tout l’intérêt du scénario est de montrer l’impossible maintien hors de l’histoire de la cité idéale présentée dans le prologue. Précisément parce qu’elle n’était pas hors de l’histoire en réalité : ce que révèle la pièce, c’est la condition nécessairement historique des communautés humaines.

Francis est le personnage autour duquel se construit la conscience du danger historique que représente la fabrique, en même temps que se fait jour la possibilité d’agir. Ayant pour enjeu la survie de tout un groupe, le conflit prend d’emblée la dimension d’un événement : il décide du sort de la communauté. Il n’est pas, dans le cours des choses, un accident après lequel la vie reprendrait sans changement profond ; il est au contraire un moment critique où se décide une direction contre une autre. De ce point de vue, il n’est pas sans importance que les pêcheurs se rappellent d’abord, en voyant la pollution des eaux, les précédents désastres qu’ils ont connus. Une nouvelle épidémie de choléra est dans un premier temps avancée comme hypothèse d’explication du nombre de poissons contaminés. Mais il s’avérera que cette hypothèse n’est pas la bonne : on n’est précisément pas dans l’ordre de la répétition, la pièce ne s’ouvre pas sur un fait parmi d’autres de la vie des habitants de Saint-Laurent. Le contraste avec cette autre interprétation possible, l’épidémie, fait ressortir le caractère singulier et décisif de l’événement.

Ainsi le dynamitage de l’usine, décidé par les pêcheurs, n’est-il pas un simple épisode de leur existence. Il a au contraire toutes les caractéristiques de l’événement, qui instaure une coupure irréversible entre un avant et un après. Tel est le sens de la question de Francis à son père dans la scène XXXIV, située juste avant le départ de l’expédition : « Aujourd’hui, nous allons perdre, disons, notre repos, n’est-ce pas, pour toujours ? », et de cette affirmation peu après : « Toute une longue et sage fraction de notre vie, si tu préfères, touche à sa fin. » Cette rupture, qui fonde une nouvelle époque de la vie des personnages, est ouverture à une temporalité historique, dans laquelle l’action tient compte de ce qui viendra après elle, en tant que cet après est ce qu’elle fera naître. À Auguste qui évoque le risque de « finir par ressembler [à son ennemi], s’il met trop de temps à mourir ! », Francis répond : « Oui mais, à coup sûr, il meurt, et ce qu’il abandonnera devant lui ne pourra rien contre ce que nous laisserons derrière nous, cette semence sans nom dont la vie prendra soin. » La métaphore de la semence employée positivement est quelque chose d’assez rare chez Char pour qu’on la relève. Elle dit bien, par ses connotations, la perspective de développements ultérieurs sur lesquels se fonde l’action, et qu’elle engendre. Toutefois il est important que cette semence soit « sans nom ». Ainsi libère-t-elle l’avenir de ses dettes, annulant par son absence de nom tous ses obligés à venir. C’est dans la même perspective que l’Ancien refuse de « mêler la jeunesse » à la mise à mort du Drac : « Il faut laisser tout son possible devant elle à la jeunesse ». En effet seuls « des hommes à l’abri du remords et de la confidence » peuvent se charger d’un acte qui grèverait la conscience de ceux qui doivent agir dans l’histoire. On est ici très proche des notations de Feuillets d’Hypnos, qui envisagent la possibilité d’un héritage, mais à la condition qu’il ne soit « précédé d’aucun testament » (feuillet 62) ou que « la main du défunt ne se voie pas » ( feuillet 166). « Laisser derrière soi », selon les termes de Francis, est ainsi un des fondements de l’action dans Le Soleil des eaux, comme le rappelle encore l’Armurier à son filleul : « […] Tu ne vas pas te battre pour les vieux : juste un peu pour toi, mais surtout pour ceux qui viendront plus tard. Qui sait ? » Ou comme le dit Auguste à son fils, lorsque celui-ci envisage l’avenir à la mesure de sa propre vie, dans cette question : « Aujourd’hui, nous allons perdre, disons, notre repos, n’est-ce pas, pour toujours ? » À quoi Auguste répond par une réévaluation du sens de « toujours » : « C’est probable. Mais toujours n’a un sens qu’après nous. »

Ce n’est donc pas à l’échelle de la vie des personnages que la pièce invite à penser le changement apporté par l’action des pêcheurs, mais à celle de l’histoire des communautés. Et si Francis est désigné pour mener cette action, c’est qu’il possède, plus que les autres, une conscience aiguë de la nature historique de ces communautés. Ainsi, au cours de sa visite chez Catilinaire, est-il capable d’affirmer : « Je ne suis pas simple au point de croire que ce qui existe sera toujours tel qu’il est aujourd’hui. Il n’y a qu’à regarder autour de soi pour s’apercevoir que le monde change. » Francis est celui qui permet de conjurer, derrière le bien-être de la communauté, la hantise d’une « installation définitive ». Il rappelle par sa conscience et ses actes qu’il n’est de « situation privilégiée, exceptionnelle sur le plan matériel qui ne se prolonge indéfiniment si elle n’est accordée à l’histoire. » Dans la « Ligne générale » du synopsis, Char stigmatise le penchant pour l’inaction que Francis a la charge de prévenir chez ses concitoyens : « L’homme a tendance à descendre puis à se reposer à un tournant. Ce repos ressemble à une installation définitive. C’est une loi qui le nourrit et le rassure. Il doit forcer cette loi pour en imposer une autre. Solange et Francis sont la fertilité, leur amour est un jardin, dont l’ombre éponge la sueur des moins illuminés qu’eux, des moins favorisés qu’eux. À un point de crise, ils sauvent l’avenir. » 391

La dimension historique de la rupture créée par l’installation de l’usine est à la mesure de l’adversité qu’incarne cette dernière. Adversaire d’un type nouveau, elle introduit dans l’univers des pêcheurs « le seul mal ici aux cruels lendemains : le poison muet que l’usine déverse en toute impunité dans la rivière », selon le premier texte des « Témoignages et documents » 392 . Elle est ce mal irréductible qui met en péril l’existence, qui, à un moindre degré, est de même nature que celui contre lequel combat Feuillets d’Hypnos. Ce mal excessif, sans limite, envahissant, est absolument différent du « mal utile » (feuillet 174), inséparable du bien, que représente Le Drac. Toute la différence se lit dans la relation à l’avenir qu’ils engagent. La mort du Drac crée un manque pour Francis: « Je le regrette. Il était vrai dans son espèce. Sa mort a fait un trou. Le monde des truites est inséparable de celui des anguilles. […] C’est comme si j’étais obligé de fabriquer sans cesse de l’avenir pour mieux me détacher de lui. » 393 Le poison de l’usine grève l’avenir, tandis que la relation d’opposition entre Francis et Le Drac « fabrique de l’avenir ». Cette opposition productrice permet de comprendre que « les forces adverses sont, dans la pièce, à leur insu partenaires. » C’est que Francis et Le Drac, le monde des truites et le monde des anguilles, appartiennent au même univers : comme le formule Le Drac à l’attention de Francis dans la scène IX, « Pas jumeaux, pas aimants, toi et moi… T’encolère pas. Pourtant on est tenu par la même corde à poissons : qu’il nage ou qu’il rampe… Faut qu’on s’entende. » Or, indirectement, l’installation de l’usine entraîne la disparition de cette force d’opposition moteur du devenir. L’usine relève d’un univers étranger à celui des pêcheurs. Elle est d’une autre nature. L’univers du Soleil des eaux repose, jusqu’à l’arrivée de la fabrique, sur un équilibre de puissances antagoniques, qui est un principe vital, à l’instar du monde de « Jacquemard et Julia » : « Terre et ciel se haïssaient mais terre et ciel vivaient » (Le Poème pulvérisé). La mise à mort du Drac par les Anciens confirme, et amplifie, le déséquilibre introduit par le nouvel adversaire. Elle l’amplifie dans la mesure où la disparition du Drac correspond à la disparition de ce « mal jumeau », inséparable de l’univers des pêcheurs, créateur d’harmonie par sa force d’opposition. Dès la première scène de la pièce, qui montre les pêcheurs sur la rivière, et leur univers se déployant « harmonieusement », selon le mot employé dans une didascalie, le Drac est mentionné à l’occasion d’un anguille pêchée par Dégout. Il a une place déterminée, à l’ouverture de l’histoire, dans la communauté montrée telle qu’elle était avant l’annonce du conflit à venir, puisque dans cette version du drame, la discussion entre l’ingénieur et le conservateur est repoussée à la deuxième scène. L’hyperbole placée dans la bouche de l’enfant Cui-Cui, qui s’écrie, en voyant l’anguille : « On dirait le diable », désigne la fonction de pôle négatif, remplie par Le Drac, dans l’équilibre des contraires sur lequel repose le fonctionnement de la cité. Cette polarité éliminée, la forme du devenir de la communauté ne peut que se modifier.

Mais le meurtre du Drac, s’il amplifie le déséquilibre apporté par la fabrique, en est d’abord la conséquence. L’introduction d’un mal d’une nouvelle nature, étranger à l’univers du Soleil des eaux, perturbe l’équilibre des forces en démultipliant les possibilités de malfaisance du Drac. Si les Anciens décident de le faire périr, c’est en effet parce qu’il « moucharde à ceux d’en haut qui tuent les truites », selon les propos d’Apollon qui l’a surpris avec l’ingénieur. Avec l’installation de l’usine, la communauté de pêcheurs perd le contrôle des limites dans lesquelles elle contenait le mal que représente Le Drac. Car ce mal ne peut être que contenu, équilibré par une force adverse ; il n’est pas question de le soigner, puisqu’il est sans motivation et sans explication : « Son mal est sans remède. Il ne nous vend pas pour de l’argent », explique Auguste dans la scène XXVIII. Sur quoi l’Ancien renchérit : « C’est un salaud de Dieu, et Dieu n’y est pour rien. Ça existe ! » La présence d’un mal nouveau, plus grave, « le seul mal ici aux cruels lendemains », modifie la signification de cet autre mal, restreint, intérieur à la communauté. Elle le corrompt, par sa capacité à franchir les limites. Comme pendant la guerre, la gravité du mal réside dans la difficulté qu’il y a à le discerner, à en désigner l’évidence. Le flou de ses contours et sa force de subversion sont nommés, comme dans Feuillets d’Hypnos, par la métaphore du « cancer » : « J’ai peur que les chiens enragés deviennent des chiens comme les autres, pas plus reconnaissables. Tout est infecté comme par le cancer d’une malédiction », répond l’Ancien à Auguste qui lui demande si « les riches ont changé ». Non reconnaissable, le mal nouveau a cette caractéristique de corrompre insidieusement, et sans se découvrir, exactement comme le fait le chlore invisible dans les eaux de la rivière. En tuant Le Drac, les Anciens, d’une certaine manière, font la clarté sur la situation. Ils mettent la communauté en face de son réel ennemi, par l’élimination de celui qui a perdu sa fonction d’opposition productive en se laissant corrompre. La nature confuse, dissimulée, de ce nouveau mal capable de franchir la frontière délimitant les « dimensions adversaires » (« Argument » de L’Avant-monde), fait comprendre l’importance des notions d’évidence et de clarté, qui sont à l’origine, on le verra, de l’intérêt porté au cinéma à cette époque. Les Anciens, par leur action, simplifient la situation ; ils entérinent la fin d’un monde, celui dans lequel Le Drac avait sa place, et accélérant le passage à la lutte contre le nouvel ennemi, ils jouent le rôle de passeurs d’un monde ancien à un monde qui reconnaît la nécessité de l’action dans l’histoire.

Si l’intrigue du Soleil des eaux fait la preuve d’un impossible maintien hors de l’histoire, si elle semble souscrire à l’idée d’une historicité fondamentale de l’existence humaine, elle prend toutefois ses distances avec les idéologies du progrès et ne donne que des gages limités aux philosophies de l’histoire.

La conception du temps, tout d’abord, s’affranchit de l’idée de progrès. Francis reconnaît très tôt dans la pièce la nécessité du changement. À Catilinaire qui lui demande s’il se consacrera au métier de pêcheur, Francis répond d’abord par un éloge de la rivière, qui est, à ses yeux, « un peu comme le ciel pour les dévots. Mais un ciel qui accorderait le pain et l’apaisement de chaque jour au lieu de promettre la vie future » (scène XIX). Toutefois, ce que cette vision de l’abondance naturelle comporte d’idéaliste et d’anhistorique, est aussitôt corrigé par la conscience du caractère temporel de toute situation : « Je ne suis pas simple au point de croire que ce qui existe sera toujours tel qu’il est aujourd’hui. Il n’y a qu’à regarder autour de soi pour s’apercevoir que le monde change. » Ce premier échange entre Francis et le contremaître permet de récuser toute lecture de la pièce comme nostalgie d’un âge d’or situé hors du temps. Il évite également l’écueil d’une lecture de l’histoire en termes de décadence. À Catilinaire, qui ajoute que le monde ne change « pas nécessairement dans le sens souhaité », Francis répond : « Mais ce qui pâlit là, rougit ailleurs » (scène XIX). Par cette métaphore, qui deviendra une ligne de force des Matinaux, le changement historique commence à se soustraire à une représentation linéaire, qu’il s’agisse d’un mouvement décadent ou, ce qui revient au même, d’une ascension continue. La vision progressiste de l’ingénieur et du conservateur, exposée au début de la pièce et rappelée à quelques reprises, est tout autant rejetée par ce propos de Francis. À la conception d’une direction du temps, la métaphore substitue celle d’un renouveau. Placée dans la bouche du Conservateur des Eaux et Forêts, rapportée par Francis aux pêcheurs assemblés, l’idée d’une justification des changements au nom du progrès est non seulement discréditée mais aussi indirectement dénoncée : « De quoi vous plaignez-vous, les pêcheurs de Saint-Laurent ? Il y a quatre cents ans qu’on vous favorise. Vous ne voudriez tout de même pas que le monde s’arrête de progresser à cause de vous ? », répond le conservateur à Francis venu lui faire part de la pollution de la rivière (scène XXII). Dans le contexte de la pièce, le progrès apparaît comme un instrument de domination et de légitimation de cette domination. C’est en son nom que sont balayés les scrupules de l’ingénieur au début de l’intrigue : le conservateur vante les mérites de l’ingénieur qui a su mettre à profit « l’aubaine de [la] rivière tumultueuse » 394 , et en utiliser la « force hydraulique », au regard de quoi les protestations des pêcheurs sont écartées d’un revers de main : « Votre industrie est bien autrement importante que l’humeur de ces simples qui ne sont tout de même pas un État dans l’État. Des songe-creux bien connus des chiens. » 395 La mise en scène du discours du progrès chez le conservateur et l’ingénieur en montre bien les ressorts : les arguments implicites sont ceux de son inexorabilité (le monde ne peut pas s’arrêter de progresser) et de son universalité (c’est du monde qu’il s’agit). L’objectif affiché est celui de « la richesse assurée pour la contrée » selon les termes de l’ingénieur, à qui la pauvreté croissante des pêcheurs privés de leurs ressources apportera un ironique démenti. Son principe repose, comme le suggère une réplique de la pièce, sur la volonté de maîtrise de la nature. Lorsque l’ingénieur affirme : « La force hydraulique est magnifique. Les pouvoirs de la nature sont à notre discrétion » (scène II), c’est le danger et l’orgueil de sa puissance que le film, ou la pièce, invitent à entendre. Char démasque, derrière l’éloge du progrès technique, le désir de domination qui le sous-tend. L’« Ouverture » du film fait la description des images de la Sorgue montrées par la caméra et en précise la valeur symbolique : « La rivière matée est la condition des hommes qui acceptent certaines disciplines qui entravent leur liberté. » 396 Une équivalence se dessine entre la maîtrise de la rivière et l’assujettissement des hommes. Aussi le « changement » accepté par Francis dans sa conversation avec Catilinaire, s’il implique la nécessité d’agir dans l’histoire, suppose toutefois que l’histoire ne se confonde pas avec le progrès. Dans Le Soleil des eaux, Char écarte résolument une telle conception.

Dans ce contexte, l’emprunt d’un certain nombre d’éléments à un modèle d’explication marxiste, reconnaissables dans la pièce, s’accompagne de limites et de nuances. Char écarte toute vision du changement comme évolution vers un avenir indéfiniment meilleur, de même qu’il refuse de se rapporter au futur par des attentes définies. En revanche Le Soleil des eaux, en particulier dans le scénario, est marqué par un discours social et une conscience des rapports de force tout à fait caractéristiques.

La scène la plus explicite est celle qui voit l’affrontement du directeur de la fabrique et de Catilinaire le contremaître. Ce dernier prenant le parti de Francis, accusé par le directeur d’être « révolutionnaire », reprend et explicite un des termes clefs de la pièce : « Mais qu’est-ce qu’un révolté, monsieur ? Quand un homme est broyé et qu’il se tait, c’est un individu normal. S’il proteste et réclame son droit, c’est un révolutionnaire ! » (scène XXV). Catilinaire, qui quittera l’usine après cette entrevue, par son accession à la conscience de sa situation, incarne la progressive libération de l’ensemble des pêcheurs qu’il devance légèrement, et qu’il encourage. Une scène du film à laquelle Char attachait beaucoup d’importance d’après le synopsis manuscrit, devait rassembler dans le café de Mac, les pêcheurs et Catilinaire, après son ralliement à leur cause. En leur faisant le récit de sa vie d’ouvrier, ce dernier devait prendre conscience de sa « résignation » : « Le contremaître contera aux pêcheurs rassemblés ce qu’il a vu tout au long de sa vie d’ouvrier. Sans trop le comprendre c’était un résigné » 397 . C’est par le biais de ce personnage que s’introduisent dans la pièce des questions politiques plus ciblées, par lesquelles Char fait écho à l’influence de la pensée communiste dans les débats d’après-guerre. La fabrique qui s’installe sur la rivière n’est pas un danger indifférent. C’est une fabrique dont la différence avec celles qui l’ont précédée est bien marquée : une « petite fabrique de garance » et un « élevage de vers à soie » étaient tout ce que les Laurentins connaissaient comme établissements « industriels ». Cela explique que, au début, l’installation de la papeterie n’inquiète pas les pêcheurs de Saint-Laurent. Le synopsis manuscrit précise en outre que ces établissements occupaient « l’activité de la moins dense partie de la population ». Aussi les fabriques pouvaient-elles « march[er] pour ainsi dire au même pas que l’activité des pêcheurs ». Aucun conflit social ne trouvait à s’y développer. Dans cette présentation, il est intéressant que Char mentionne une « petite bourgeoisie » et l’absence d’« opposition » entre elle et la population. En revanche, c’est bien en termes de conflit de classes que doit se penser la crise que crée l’installation de l’usine. Car cette dernière est d’un genre radicalement nouveau en comparaison des fabriques précédentes. Comme Auguste le fait remarquer dans la scène XXVII, lors d’un échange avec l’Ancien : « Du temps de la garance, on n’avait pas de discussions. » C’est que, à cette époque, « ils ne se croyaient pas des seigneurs. Les fortunes d’alors s’approchaient du peuple. Souviens-toi, le père Charles, de la Plâtrière, et Xavier, du moulin à farine, ceux-là acceptaient que nous dormions dans la laine. » À l’inverse, le directeur de l’usine n’apparaît dans la pièce que lors de son entrevue avec Catilinaire, et refuse de parler aux pêcheurs. Comme le rapporte Francis dans la scène où ces derniers sont rassemblés dans le café de Mac : « Quant au patron de la fabrique, il ne cause qu’à ceux de sa classe. » Cet écart creusé entre le directeur et la population est le principal signe de l’évolution des relations sociales et de la crise qui s’installe. Dans un des synopsis du film, Char analyse, en des termes là encore significatifs, cette absence de communication et la stratégie de pouvoir qu’elle dissimule : « Visite de Francis […] au Conservateur des Eaux. L’Administration et les Faibles. Le Conservateur - ‘impuissant’ - les renvoie à l’Usine ‘toute-puissante’ » 398 . De même, la visite de Francis à l’usine met en évidence, dans la scène suivante du film, la potentialité de domination que recèle cette inaccessibilité du pouvoir : « Visite de Francis […] à l’usine. Le « Patron-Capital » est invisible, toujours invisible… Ils sont reçus par l’ingénieur… » 399 Selon une note manuscrite, le directeur ne devait être aperçu « dans le film qu’une seule fois, de dos et de loin lorsqu’il s’enfuir[ait] » 400 .

Dans la même perspective, le scénario démonte méthodiquement les rouages de la logique de développement capitaliste en évoquant les retombées sociales de ce bouleversement économique : la population se paupérise progressivement. Les plus fragiles sont les premiers touchés, comme le couple de Marie-Thérèse et d’Apollon dont la scène XIV montre l’absence de ressources. Au point que Marie-Thérèse, entendant la sirène de la fabrique, suggère : « Je pourrais peut-être y aller travailler ? Qu’en dis-tu ? Ils ont besoin de main d’œuvre et nous d’argent ! » Char décrit dans le texte manuscrit comment « la vie matérielle devient de plus en plus difficile. Le travail ne paie plus. Les ménages d’abord irrités connaissent bientôt la gêne. De fréquentes scènes mettent aux prises les divers membres des familles. » 401 Une mécanique est percée à jour : celle de la paupérisation de la population, qui fournit la main d’œuvre ouvrière, après qu’elle s’est retrouvée sans ressources. D’où, ultime étape, le développement de « la conscience révolutionnaire » 402 des pêcheurs excédés. 

Cette dimension politique et sociale de la pièce se voyait conférer une place plus importante par le choix d’un autre titre que Le Soleil des eaux. Sur certains manuscrits on lit comme titre, biffé, « Ceux qui dormaient dans la laine » 403 . Or dans la pièce, cette expression se trouve, on l’a vu, dans la réplique d’Auguste à l’Ancien, dans la scène où il souligne la différence d’attitude des anciens propriétaires : « Oui, mais ils ne se croyaient pas des seigneurs. […] Ceux-là acceptaient que nous dormions dans la laine. » « Ceux qui dormaient dans la laine », titre d’apparence énigmatique, qui résonnera de toutes les connotations de « la laine » dans les recueils d’après-guerre où elle est souvent associée à la figure du poète, mettait ici l’accent sur le changement de condition sociale subi par les pêcheurs : les écarts se creusent entre « le Capital » et la population qui s’appauvrit. Mais ce titre montrait aussi bien la réalité passée des relations de proximité entre le peuple et les propriétaires. L’imparfait vient rappeler l’inéluctabilité du changement. Car le regard de Char sur la communauté de pêcheurs est loin d’être de simple compassion : quand « le repos ressemble à une installation définitive », « [l’homme] doit forcer cette loi pour en imposer une autre », affirme-t-il dans l’analyse de la ligne directrice du scénario. La situation des habitants de Saint-Laurent est une « situation privilégiée, exceptionnelle sur le plan matériel » qui ne peut durer lorsqu’elle cesse d’être « accordée à l’histoire ». Cet appel au changement fait également entendre dans le titre initial, « Ceux qui dormaient dans la laine », l’écho d’un commentaire de Char, dans le même synopsis, sur le désir, chez l’homme, d’une « installation définitive » : « C’est une loi qui le nourrit et le rassure » 404 . « Dormir dans la laine » se charge des connotations de confort et de sécurité dont la pièce dénonce aussi la tentation.

Les différentes états du scénario témoignent de la volonté de mettre progressivement à distance certains éléments de l’intrigue qui seraient facilement identifiables par un public communiste. En 1946, en effet, première date de rédaction de la pièce, la rupture avec le communisme n’est pas encore complètement consommée. Comme le fait remarquer Patrick Née dans son article « René Char dans l’arène idéologique de son temps : les utopies sanglantes du XXe siècle », Char croit encore pleinement, en 1946, dans sa réponse à l’enquête d’Action, « Faut-il brûler Kafka ? », à la possibilité du « dialogue avec un auditoire communiste encore lié par l’idéal commun de la Résistance » 405 . Le rôle joué par Catilinaire dans la première version du Soleil des eaux est significatif : c’est lui, l’ancien ouvrier, qui doit mener les pêcheurs à la conscience de leur situation d’exploités. Il est l’initiateur de la prise de conscience révolutionnaire. Dans la pièce de théâtre en revanche l’ouvrier présent, Dantonet, joue un rôle très effacé (comme le souligne avec un humour presque burlesque l’opposition entre le diminutif et l’allusion contenue dans son patronyme qui le situe, à l’instar de Catilinaire, dans la grande tradition des défenseurs de la République). Mais notons que, dans les deux versions, c’est Francis Abondance, le pêcheur, au patronyme digne d’un pays béni par la nature, qui conduit la révolte, et que, en outre, la « conscience de la condition humaine à travers le développement social » est absolument inséparable, dans l’analyse de Char, de « la conscience de l’amour » : « la connaissance amoureuse de Francis et de Solange augmentera en fonction de la conscience révolutionnaire qui peu à peu se développera dans l’esprit et le cœur des pêcheurs », souligne-t-il dans le synopsis qu’il achève sur cette conclusion : « Et l’amour est aussi avant tout de l’action, de l’action qui a barre sur quantité de satellites indispensables à la vie générale. » 406

L’indépendance de Char s’affirme aussi dans la réécriture de la fin du scénario. Dans une version manuscrite, l’intrigue se terminait ainsi :

‘Le film se terminera sur la vision de l’usine à demi détruite avec au-dessus d’elle les ruines du château tandis que Francis les menottes aux mains, penché sur son amour blessé, l’assurera qu’il reviendra « avant que le château et l’usine ne fasse plus qu’un <ce qu’ils feront un jour> mais bien plus tôt peut-être, si… » mais il sera emmené brutalement à ce moment tandis que dans le lointain les bateaux redescendront la Sorgue, durement, rapidement, les pêcheurs courbés sur leur perche. 407

Cette version fait de la fin du film le commencement d’une lutte révolutionnaire qui opposera Francis à la collusion des puissants, le château et l’usine, mais aussi l’État, qui a envoyé la force contre les pêcheurs et emprisonne Francis. Le combat politique, la lutte des opprimés contre leurs oppresseurs, deviennent, à la lumière de ce dénouement, la ligne directrice de l’intrigue. En modifiant la scène finale, Char nuance l’interprétation trop uniment politique de la crise vécue par les pêcheurs et l’ouvre à une réflexion moins jalonnée de références idéologiques. La réplique finale de Solange dans la pièce de théâtre (« Pourquoi prévoir ? ») suggère une pensée poétique de l’action, que la pièce déploie aussi par de nombreux aspects.

Notes
382.

BLJD, Fonds René Char 920, AE-III-42.

383.

BLJD, Fonds René Char 916, AE-III-42.

384.

BLJD, Fonds René Char 920, AE-III-42.

385.

BLJD, Fonds René Char 914, AE-III-42.

386.

Ibid.

387.

Ibid.

388.

BLJD, Fonds René Char 916, AE-III-42.

389.

Ibid.

390.

Ibid.

391.

BLJD, Fonds René Char 920, AE-III-42.

392.

Ces textes sont regroupés à la suite de la pièce sous le titre Pourquoi du « Soleil des eaux ». Voir l’édition des Œuvres complètes, op. cit., pp. 1087-1096.

393.

Nous soulignons.

394.

BLJD, Fonds René Char 914, AE-III-42.

395.

Ibid.

396.

Ibid.

397.

BLJD, Fonds René Char 920, AE-III-42. Souligné dans le texte.

398.

BLJD, Fonds René Char 921, AE-III-42.

399.

Ibid.

400.

BLJD, Fonds René Char 920, AE-III-42.

401.

Ibid.

402.

Ibid.

403.

BLJD, Fonds René Char 916, AE-III-42.

404.

BLJD, Fonds René Char 920, AE-III-42.

405.

in Trois poètes face à la crise de l’histoire, op. cit., p. 165.

406.

BLJD, Fonds René Char 920, AE-III-42.

407.

BLJD, Fonds René Char 920, AE-III-42.