1.2. La fable : évidence et incertitudes de l’action

Comme les autres scénarios de films et pièces de théâtre écrits après la guerre, Le Soleil des eaux est la mise en œuvre d’une réflexion sur l’action, nourrie par l’expérience du maquis. Il ne la thématise pas, comme cela peut être le cas dans les textes de Recherche de la base et du sommet : « Qui a connu et échangé la mort violente hait l’agonie du prisonnier. Mieux vaut une certaine épaisseur de terre échue durant la fureur. L’action, ses préliminaires et ses conséquences, m’avaient appris que l’innocence peut affleurer mystérieusement presque partout […] » (troisième Billet à Francis Curel). Le choix d’un genre dramatique (cinéma ou théâtre) est, pour Char, l’occasion d’ouvrir la réflexion à ce qui, dans l’action, reste indéterminé. En exploitant les ressorts propres à la mise en intrigue, il peut jouer d’un décalage entre la rationalité attendue de l’action et sa part d’imprévisible, d’obscurité, faisant appel aux questionnements, aux jugements des spectateurs, comme le montrera exemplairement L’homme qui marchait dans un rayon de soleil. Cela produit une réflexion ouverte, dynamique, interrogative plus qu’assertive, permettant de souligner, à rebours de toute prédiction mécaniste des enchaînements de causes et de conséquences, les incertitudes qui définissent l’action.

Dans son analyse de la Poétique d’Aristote, Paul Ricoeur souligne la force de cohésion du muthos aristotélicien, qu’il traduit par le concept de « mise en intrigue » 408 . Il rappelle le texte d’Aristote énonçant que le muthos est « l’agencement des faits en système » (50 a 5), et insiste sur la traduction du terme grec sustasis par « agencement en système » et non « système ». Le principe dynamique de cette « activité productrice d’intrigues » est essentiel. Or le muthos, l’agencement des faits, est dans une relation de « quasi-identification » avec la représentation de l’action : « C’est l’intrigue qui est la représentation de l’action » (50 a 1). On peut penser que, faisant le choix d’un genre dramatique, Char choisit en même temps d’utiliser les ressources de la mise en intrigue dans sa représentation de l’action. Or ce choix implique un notion relativement définie de l’action. Le muthos, en effet, dont Paul Ricoeur fait le modèle du récit au sens large, suppose une série de traits caractéristiques de sa force de cohésion : « complétude, totalité, étendue appropriée ». La notion de « tout » en particulier, joue un rôle pivot et doit se comprendre en un sens logique, et non temporel : la succession des événements est réglée par la « nécessité » ou la « probabilité », par l’absence de hasard. C’est que, comme pour la notion d’« étendue », qui donne à l’intrigue une « limite », ces éléments « ne sont pas des traits de l’action effective, mais des effets de l’ordonnance du poème » 409 . L’imitation à l’œuvre dans le poème dramatique n’est pas décalque de la réalité ; elle est « créatrice » ; elle est « la coupure qui ouvre l’espace de fiction » : « l’artisan de mots ne produit pas des choses mais seulement des quasi-choses, il invente du comme-si ». C’est pour cela que l’intrigue est un modèle d’intelligibilité. Elle donne à comprendre : « composer l’intrigue, c’est déjà faire surgir l’intelligible de l’accidentel, l’universel du singulier, le nécessaire ou le vraisemblable de l’épisodique ». L’intrigue engendre ainsi un certain type d’« universaux », qui ne sont pas des idées platoniciennes, mais sont « parents de la sagesse pratique, donc de l’éthique et de la politique. » 410

L’intrigue du Soleil des eaux donne à l’action qu’elle met en œuvre cette dimension d’intelligibilité narrative, cette valeur typique, qui procure aux spectateurs le plaisir de comprendre et de reconnaître. On peut dire que la logique qui gouverne la succession des scènes selon un principe de nécessité et non d’enchaînement épisodique, donne à la pièce une valeur exemplaire. Où il faut entendre l’idée d’universel concret propre au champ de la praxis, de l’intelligence de l’action, et non de la théoria. Grâce à cette forme d’exemplarité, l’intrigue du Soleil des eaux trouve la distance adéquate entre l’abstraction et l’imitation immédiate de la vie des spectateurs pour qui elle fut composée. Cette juste distance leur fournit une « trame » dans laquelle ils peuvent « aisément se glisser et toucher des souvenirs assez proches » (« Pourquoi du Soleil des eaux »). Du point de vue de cette généralisation mesurée, la mise en intrigue dans Le Soleil des eaux présuppose une conception de l’action fondée sur la possibilité d’en souligner la cohérence et la structuration.

L’intrigue du Soleil des eaux, dans la pièce comme dans le scénario, est en effet remarquablement unie. « Dépouillée de ses inquiètes apparences », l’action se développe avec simplicité. La première scène dans le film, la deuxième dans la pièce de théâtre, met en place l’élément perturbateur : l’usine vient d’être construite, l’ingénieur annonce au conservateur sa prochaine mise en activité. Le premier quart de la pièce, ensuite, fait le tableau de la vie des villageois tandis que se noue l’intrigue amoureuse entre Francis et Solange. Les premières scènes montrent les différentes facettes de l’activité des Laurentins, et poursuivent l’exposition du drame par la présentation des protagonistes. C’est à la scène XI qu’une première péripétie vient briser l’équilibre de la situation initiale : l’accident de l’enfant Cui-Cui et la découverte de la pollution de la rivière. La nouveauté de l’événement, sa force de rupture sont soulignés pas cette réplique d’Auguste : « Notre rivière, elle n’avait jusqu’ici fait de mal à personne ». Après un long passage mettant en scène Apollon et sa femme, l’exposition se termine avec la visite de Solange et de Francis chez l’Armurier, qui jouera un rôle prépondérant dans l’organisation du dynamitage de l’usine. Deux scènes confirment, d’abord pour le spectateur, puis auprès de Solange, la cause de la pollution de la rivière. Pas de retournement de situation ici, mais une progression de l’intensité dramatique, tout comme progressent parallèlement l’amour de Solange et de Francis, et l’accord créé autour de lui chez quelques uns des personnages importants dans la signification de l’intrigue, l’Armurier, le stratège, et Auguste, le chef des Anciens. La scène XXII représente le point culminant du drame : les pêcheurs sont rassemblés dans le café de Mac et tiennent, devant le nombre croissant de poissons morts, un conseil exceptionnel. C’est au cours de cette scène que la situation bascule et que s’amorce le mouvement de révolte des pêcheurs, à l’issue duquel la fabrique sera dynamitée. Char tenait particulièrement à ce passage pour le film ; il devait rassembler, autour du contremaître renvoyé de l’usine, l’ensemble des pêcheurs, à qui était expliquée la cause de leur malheur 411 . Dans la version pour le théâtre, le contremaître a disparu et l’ouvrier présent, Dantonet, reste au second plan. Si cette réécriture, on l’a vu, modifie partiellement le sens politique de la pièce, l’enjeu principal de ce passage demeure le même : éclairée par Francis, la communauté de pêcheurs prend conscience de l’antagonisme mortel qui l’oppose à la fabrique. Deux scènes plus loin, Francis formule le principe de la révolte : « Ce qu’il faut faire ? C’est d’abord devenir durs, cesser de penser et d’agir comme des enfants, aller jusqu’au bout de notre colère. » La seconde partie de la pièce est la mise en œuvre de cette riposte de la communauté rassemblée autour de Francis contre le mal qui la met en danger. À partir de ce point de retournement, de « renversement » en termes aristotéliciens, le moteur de l’intrigue ne réside plus seulement dans la menace subie par les pêcheurs, mais dans l’affrontement actif qui les oppose à leur ennemi. Bien que le contenu exact du projet de Francis et des pêcheurs ne soit pas dévoilé tout de suite, cette partie de la pièce est consacrée aux conséquences de la décision de lutter. La démission de Catilinaire est à la fois une suite logique de l’ouverture du conflit, dans la mesure où elle l’oblige à choisir un camp, et une préfiguration du durcissement de l’attitude des pêcheurs. Quant à la mise à mort du Drac par les Anciens, elle est, on l’a vu, le corollaire du changement de temporalité impliqué par la nouveauté de l’ennemi et la nouveauté de la lutte à mener contre lui. La pièce satisfait aux critères du muthos aristotélicien avec sa fin, l’ébranlement des murs de l’usine par la dynamite, qui résout le conflit initial en éliminant la source d’empoisonnement de la rivière.

Cette construction de l’intrigue lui donne une force démonstrative, d’où semble au premier abord exclue toute remise en cause du modèle logique de l’action dramatique. À l’écart des renouvellements et des innovations du théâtre d’après-guerre, Le Soleil des eaux déploie une intrigue qui répond non seulement aux principes aristotéliciens de nécessité et de vraisemblable, mais se pose en modèle d’intelligibilité de l’action des hommes dans l’histoire. S’il y a un moment d’incertitude quand surgit l’élément perturbateur, la pollution de la rivière, il faut souligner que cette surprise d’abord génératrice d’incompréhension, est constitutive du modèle dramatique tel que l’analyse Paul Ricoeur. La menace de discordance, « coup du hasard », « renversement », est le principe de l’art de composer qui « consiste à faire paraître concordante cette discordance : le ‘l’un à cause (dia) de l’autre’ l’emporte sur le ‘l’un après (meta) l’autre’ (52 a 18-22). C’est dans la vie que la discordance ruine la concordance, non dans l’art tragique. » 412 À l’échelle de la composition d’ensemble du Soleil des eaux, la cohésion l’emporte sur les forces disruptives, les actions s’enchaînent « l’une à cause de l’autre ». Ce n’est que dans les scénarios, arguments et pièces ultérieurs que Char jouera d’un décalage entre un modèle d’intrigue et l’action représentée.

Si l’on adopte le point de vue des personnages en revanche l’action, dans Le Soleil des eaux, n’a pas l’évidence que lui donne la composition poétique. Dans cette représentation d’actions, Char invite à réfléchir sur la « difficulté à faire la clarté » 413 pour celui qui y est engagé. La mise en scène de cette question s’appuie sur un dédoublement de la représentation de l’action au sein de la pièce : l’action des Anciens, dont la décision de tuer Le Drac et son exécution occupent une place délimitée, est encadrée par l’intrigue principale, celle de la révolte contre la fabrique, dont la préparation et les conséquences sont d’une autre ampleur, dramaturgique et historique. La première action représentée, menée par les Anciens, occupe les scènes XXVII, XXVIII, et XXIX. Cette continuité est importante dans la mesure où elle donne à voir l’action dans sa totalité, depuis la décision de ses auteurs jusqu’à sa réalisation finale et ses conséquences. Son insertion dans un ensemble plus vaste, l’intrigue générale de la pièce, permet d’en cerner l’arrière-plan, de la saisir dans son contexte, de lui redonner le fond de circonstances sur lequel elle s’enlève. La place de ces scènes dans la pièce est en effet significative. La crise est complètement nouée. Les pêcheurs rassemblés, dans la scène XXII, ont pris conscience, sous la conduite de Francis, de la menace que la papeterie fait peser sur leur existence même. La distance s’est creusée entre la fabrique et les pêcheurs, avec la démission de Catilinaire dans la scène XXV : que le contremaître puisse être sommé par le directeur, qui lui demande de faire cesser les relations de sa fille avec Francis, de choisir un camp, montre l’irréductible antagonisme entre les intérêts de l’usine et ceux des pêcheurs. Catilinaire, au cours de cet échange avec le directeur, représente une ultime médiation entre les deux parties, lorsqu’il fait voir la situation sous un aspect qui pourrait être non conflictuel : « Je ne vois pas le mal qu’il y a à vous avoir demandé de ne plus empoisonner leur rivière, du moment que nous pouvons agir autrement. Vous n’avez qu’un ordre à donner, monsieur, et toute cette peine n’est plus. » Cette scène a de l’importance dans la signification générale de l’action des pêcheurs, des Anciens d’abord mais aussi de la communauté dans son ensemble : l’absence de scrupules du Directeur, que Catilinaire aura toutefois tenté de convaincre, donne une légitimité accrue à toute action contre la fabrique ou ses auxiliaires. D’une certaine manière, l’action des Anciens se déroule selon un scénario idéal. « L’arithmétique de la situation », cette étape si importante pour l’action dans Feuillets d’Hypnos (feuillet 87), est ici frappante de simplicité, une fois établie l’intransigeance du directeur de l’usine. Au moment où se noue l’intrigue secondaire – trahison puis mise à mort du Drac – le conflit entre l’univers des pêcheurs et celui de la fabrique est clairement ouvert. Les deux camps sont établis. Les torts facilement imputables. Placée à ce moment de la progression de l’intrigue, l’action des Anciens contre Le Drac n’a plus besoin d’être légitimée : la situation étant devenue ce qu’elle est, les renseignements fournis par Le Drac à l’ingénieur ne peuvent représenter autre chose qu’une trahison dangereuse pour les pêcheurs.

La mise au jour des motifs de l’action et de leur légitimité est une première étape, acquise à ce moment de l’intrigue. Lors du conseil tenu par les Anciens (scène XXVIII), ce point ne sera pas discuté : l’idée d’« agir, pour prévenir le malheur » est admise sans contestation par les pêcheurs assemblés. En revanche, l’accord n’est pas si facile sur les moyens. La contradiction s’élève du côté de l’un des personnages, Mes-Clous, quand il est question de prendre la décision de tuer Le Drac : « Bon Dieu ! Nous avons tous une tache, les uns l’ont à l’orteil, les autres dans leur regard. Les hommes sont, par nature, un peu pourris, un peu tordus. Je m’en sens guère pour tuer. » Cette décision est le véritable enjeu de la scène. Elle est aussi le point le plus difficile à traiter dans la représentation de cet épisode. La scène anticipe un débat implicite avec l’auditoire. Mes-Clous, avec ses réticences, puis Célestin, qui représente le dégoût que peut inspirer l’idée de noyade, jouent le rôle de contradicteurs dans ce débat. Des arguments sont avancés : « Tuer n’est pas le mot vrai, mais agir, pour prévenir le malheur », « Son mal est sans remède », « Reculer ce serait tout compromettre ». À la fin de la scène, la décision s’arrête sur la mise à mort du Drac par noyade. Entre temps, tout scrupule aura été examiné (« Il n’y a pas à douter ? C’est pesé avec un scrupule ? ») et le résultat de ce conseil pèsera du poids de sa délibération sur la situation offerte au jugement du spectateur. Cette représentation de la décision « de la mort d’un homme », à laquelle est donnée toute la gravité requise, sans rien négliger des protestations spontanées qu’un tel acte peut soulever, semble relever d’une préoccupation autrement plus politique que le simple souci de ne pas heurter le spectateur. Il s’agit de lui faire admettre que, dans des circonstances, on l’a vu, sans ambiguïtés quant aux origines et aux menaces du mal, la mort d’un homme peut être un acte juste. C’est de ce dernier terme en effet que Char, dans une didascalie, qualifie les Anciens, de retour de leur expédition : « Le chien s’éloigne, précédant les justiciers. » (scène XXIX). Le déroulement de l’action est, là encore, idéal : tout se passe comme prévu. Aucun élément extérieur ou inattendu ne vient perturber l’équilibre de la situation et obliger à un nouvel examen de sa légitimité. Se déroulant comme attendue, l’action ne connaît pas non plus de remise en cause par le passage de son état de projet à la réalité. Dans ces conditions de clarté, le jugement du spectateur peut s’exercer en toute connaissance de cause. Il n’est pas impossible que ce passage de la pièce réponde chez Char à un besoin de revenir sur l’exercice de la justice que les conditions de la lutte au maquis imposaient, de faire reconnaître la nécessité et la légitimité de cette violence, de cette « loi martiale, à l’instant du malheur », selon les termes du quatrième Billet à Francis Curel.

Cette intrigue secondaire, qui voit l’exécution du traître par un petit groupe de « justiciers », prend toute sa valeur de la confrontation qu’elle permet avec l’intrigue principale de la pièce. Cette dernière partage avec la première quelques points communs qui rendent les différences visibles et significatives. Dans les deux cas, il s’agit de faire justice. Le titre de « justiciers » pourrait être attribué aussi à la troupe de pêcheurs conduite par Francis à la fin de la pièce. Une fois connues les pratiques de la fabrique, l’absence de scrupules de ses dirigeants, la situation est claire quant aux torts de ces derniers. Le fondement moral de l’action des pêcheurs semble l’élément le plus incontestable de l’ensemble de l’intrigue : la légitimité de la révolte est fermement établie par le récit que fait Francis de sa visite au directeur de l’usine puis à l’ingénieur, qui tous deux n’ont rien voulu entendre des plaintes des pêcheurs. Les torts sont définitivement fixés par cette réplique d’Auguste à un pêcheur qui demande si l’ingénieur et le directeur « le font exprès » : « Les premiers jours peut-être pas. Mais maintenant qu’ils sont avertis, ce sont des misérables de ne pas cesser » (scène XXII). Dans les deux cas, le mal est identifié, qu’il l’ait été fortuitement, comme la trahison du Drac, surpris par Apollon lors de sa conversation avec l’ingénieur, ou qu’il ait été établi par recoupements et déductions, dans le cas de la pollution de la rivière. En revanche, la décision d’agir et le choix des moyens appropriés sont réglés bien plus vite dans l’intrigue secondaire. Le conseil des Anciens fait écho, quelques scènes plus loin, à l’assemblée des pêcheurs dans le café de Mac. Chez les Anciens, la décision d’agir est prise avant le début de la discussion. La radicalité de la riposte (la mort du Drac) et le choix de l’arme représentent, on l’a vu, l’enjeu essentiel du débat, mais un accord est trouvé dès la fin de la scène. Le rassemblement des pêcheurs autour de Francis, au contraire, ne se fait que progressivement, la réalité de la réponse au mal est lente à prendre forme. Or cette durée est un temps nécessaire : « Vous pouvez maintenant intervenir. Vous avez laissé à la réalité le temps de se former. Vous lui avez donné le temps d’exister », explique l’Armurier à Francis dans la scène XXXIV. Par comparaison, l’action des Anciens semble faite dans la précipitation. L’urgence a raccourci le temps qui sépare l’identification du mal, le choix de la réponse et sa mise en œuvre. C’est que leur action est une action en amont, une action qui anticipe la formation de l’orage, et qui, précisément, ne doit pas laisser à ce dernier « le temps de se former ». L’Ancien le rappelle lorsqu’il cherche à donner le mot juste sur la situation : « Tuer n’est pas le mot vrai, mais agir, pour prévenir le malheur. » (scène XXVIII) L’action des Anciens doit couper court. Elle s’appuie sur un principe d’anticipation de l’avenir ; elle prévoit l’enchaînement de causes et de conséquences, à partir du présent. De fait, au moment où la décision est prise d’agir contre Le Drac, rien ne s’est encore réellement passé. Ce dernier ne peut faire part à l’ingénieur que de soupçons, de complots probables : « L’ingénieur : Vous pensez qu’ils complotent quelque chose ? - Le Drac : C’est probable. Je repérerai. - L’ingénieur : Alors, même heure, même endroit, samedi. » (scène XXVI). Le Drac est mis hors d’état de nuire avant qu’il n’ait pu commencer. Or de la trahison du Drac, on peut prévoir qu’elle aurait contrecarré l’expédition des pêcheurs contre l’usine qu’il aurait avertie. Le fait que cette action soit encadrée par l’intrigue principale permet en effet d’en mesurer et d’en juger les conséquences. Cela participe de sa complétude. La suite des événements montrés dans la pièce la donne à voir dans sa totalité, à la différence de l’action principale dont l’issue est maintenue ouverte par cette réplique finale : « Pourquoi prévoir ? » Le meurtre du Drac, après son exécution, peut encore être commenté par les personnages de la pièce, comme le fait Francis dans la scène XXXI : « Je le regrette. Il était vrai dans son espèce. Sa mort a fait un trou. Le monde des truites est inséparable de celui des anguilles. Ce n’est pas simple d’admettre cela. C’est comme si j’étais obligé de fabriquer sans cesse de l’avenir pour mieux me détacher de lui. Drac dans son royaume d’anguilles ! » La mort du Drac révèle la fonction qu’il jouait dans l’univers des pêcheurs avant la crise, tout comme elle signale du même coup le changement radical de la situation. Francis en est « affligé », il la « blâme » même, selon les termes de Char dans les Témoignages et documents qui accompagnent la pièce. Mais comme le disent les mêmes Documents, « Francis affrontera le seul mal ici aux cruels lendemains : le poison muet que l’usine déverse en toute impunité dans la rivière. » Le meurtre du Drac a pour conséquence de libérer Francis de son adversaire habituel et de l’opposer au seul ennemi qui le mette en danger. Ce « trou » fait par la mort du Drac le laisse face à l’une de ces « choses essentielles » pour lesquelles il faut « être soi tout entier » sans quoi « on est broyé sans espoir et notre conscience se détourne de nous », comme le dit Francis à Catilinaire dans la scène XIX. L’action secondaire a ainsi pour fonction de soutenir l’action principale dont le rapport de forces est grâce à elle concentré et simplifié. Mais elle joue aussi le rôle d’un révélateur. Elle participe à la prise de conscience générale qui fait le sujet de la pièce.

Par contraste, l’action principale, celle des pêcheurs rassemblés par Francis, est tissée d’hésitations et de difficultés à faire l’évidence. C’est que cette action n’anticipe pas sur la formation d’une crise, mais se développe avec elle. La première étape, l’identification du mal, réalisée au cours de la scène dans le café de Mac, entraîne des réactions désordonnées chez les pêcheurs, réactions de colère immédiate et un peu enfantine. Ainsi Pénible au sujet de l’ingénieur : « Tu ne lui as pas fourré tes doigts dans les yeux ? », puis : « Il n’y a qu’à leur foutre quelques coups de perche sur la tronche », et Célestin : « Ils verront que nous ne sommes pas des dégonflés » (scène XXII). Ces suggestions, empreintes de colère spontanée, ne sont pas relayées au cours de cette scène. Ce n’est que bien plus tard que la manière de riposter est décidée. Dans un premier temps, l’accord s’établit autour du rôle de Francis : « Nous avons tous confiance en toi, Francis. Dis ce qu’il faut faire » (scène XXIV). À quoi Francis répond, non par un conseil portant sur une action particulière, mais par l’injonction d’une endurance : « Ce qu’il faut faire ? C’est d’abord devenir durs, cesser de penser et d’agir comme des enfants, aller jusqu’au bout de notre colère. » Ce conseil initial fait singulièrement écho aux premiers textes de Feuillets d’Hypnos. Le schème du durcissement établit là aussi le principe de l’action : en relation d’opposition avec la « fumée » (feuillet 1) et « l’ornière » (feuillet 2), la constriction du « diamant » (feuillet 3) et le figement « stoïque » (feuillet 4) figurent les préparatifs de l’action de résistance. Toute la première étape du scénario du Soleil des eaux pourrait être placée sous ce mot d’ordre du feuillet 3 : « Conduire le réel jusqu’à l’action comme une fleur glissée à la bouche acide des petits enfants ». Alors que l’action des Anciens est un travail de prévention, dirigé contre une réalité menaçante, avant qu’elle ne se forme, l’action de Francis est l’aboutissement d’un effort de discernement, et de transformation, de la réalité. Aussi doit-elle compter avec la durée et se faire une vertu de la persévérance : « Serons-nous assez nombreux et forts, un jour, Solange ? Ça peut occuper toute une vie, cette contrainte absurde d’un devoir » (scène XXXI). Ici encore, l’engagement de Francis, avec sa patience et la perspective de sa durée, fait écho à l’engagement du sujet dans les poèmes de Seuls demeurent, ou encore dans ce passage d’une lettre de 1939 à Gilbert Lely : « Il y aura une forme nouvelle de courage à inscrire à l’actif de ce demi-siècle, une sorte de persévérance de marmotte dans le royaume de l’engourdissement, le ralenti du lierre à l’assaut de la pierre de l’éternité. » 414 Cette persévérance dans l’action implique l’indétermination de son issue. C’est parce que ses conséquences et ses prolongements ne sont pas saisissables à l’avance qu’elle appelle une force d’endurance : « Vois-tu, j’ai tellement de difficulté à comprendre plus loin que ces eaux devant moi. C’est ce que je ne sais pas te dire qui compte » (Francis à Solange, scène XXXI). Peut-être même n’est-il pas souhaitable, dans l’ordre de l’action, de comprendre plus loin que « le but à atteindre » : « Au delà est fumée. Où il y a fumée il y a changement. » (Feuillets d’Hypnos, 1). La spécificité de l’action de Francis et des pêcheurs, par rapport à celle des Anciens, tient ainsi dans le rapport à l’avenir qu’elle engage. Elle est de l’ordre d’un événement, introduisant une rupture radicale entre un avant et un après ; elle fait passer le monde clos du Soleil des eaux dans le temps de l’histoire. Ses conséquences sont envisagées dans la perspective d’un avenir lointain, situé au-delà des limites de l’intrigue dramatique, dont l’échelle est celle des générations : « Tu ne vas pas te battre pour les vieux : juste un peu pour toi, mais surtout pour ceux qui viendront plus tard. Qui sait ? » (L’Armurier à Francis, scène XXXIV). C’est une action qui n’a pas de terme, et qui représente avant tout un commencement, « une semence sans nom dont la vie prendra soin » (scène XXXV). Son ouverture rend insaisissable son dénouement : son incomplétude est essentielle et la distingue d’une action dramatique appréhendée dans sa totalité.

Enfin, si cette action ne va pas de soi, s’il est difficile de « distinguer la vraie de la fausse ouverture par laquelle on va filer vers le futur» (« Note sur le maquis »), c’est que l’instrument de la riposte ne peut être que d’une nouveauté égale à celle de la crise. Char le souligne dans un passage du synopsis manuscrit : « Francis au lendemain d’un empoisonnement des eaux plus cruel que les précédents se met en quête de dynamite, cet explosif dont aucun pêcheur ne s’est jamais servi. (On ne tue pas le poisson, on n’ensanglante pas les eaux) » 415 . Les Anciens utilisent leur outil quotidien, l’épervier, pour tuer Le Drac. Contre la fabrique en revanche, qui n’appartient pas à l’univers des pêcheurs, l’arme doit être cherchée elle aussi à l’extérieur. Or c’est l’Armurier, personnage à part, que l’infirmité et la sagacité placent en marge de la communauté, qui la fournit. L’instrument, et les conseils stratégiques, viennent d’un homme à la fois indispensable aux villageois, qui lui apportent pour réparation quantité d’armes à feu, et séparé de ceux-ci par la clôture de son univers figurée par le jardin dont il ne sort pas. Cette place singulière lui confère une ambivalence que souligne Auguste dans sa réplique à Francis : « Le feu ! Le juste ou le terrible ? L’Armurier en rêve encore. Il n’est toujours pas fixé… » (scène XXXV). La même ambivalence est au fondement de l’action contre la fabrique dont l’Armurier est le stratège. La difficulté à faire l’évidence dont elle s’accompagne est à la mesure de la complexité du réel. C’est ce que montre le dialogue entre Francis et son père dans la scène XXXV : « Tout demeure possible » est la phrase clé de ces préparatifs à la veille de l’expédition. Auguste le souligne dans deux répliques : « Quand on affronte un ennemi de taille, tout demeure possible, y compris la surprise de finir par lui ressembler, s’il met trop de temps à mourir ! », et tout de suite après : « […] souviens-toi que dans le pire couloir de l’enfer, il y a quand même quelque chose ou quelqu’un à sauver. Ce n’est pas incompatible ». À la différence de l’action des Anciens, déroulant son fil de simplicité et d’évidence à chaque étape, l’expédition contre la fabrique offre au discernement de ses auteurs des difficultés spécifiques. Comme pour le poète de Feuillets d’Hypnos, la taille de l’ennemi, sa nouveauté rendent son identification malaisée, d’autant plus que la durée du conflit permet le franchissement de leur propre frontière par les « dimensions adversaires ». Le temps hors histoire de la communauté de pêcheurs, avant l’installation de la papeterie, se caractérisait par l’opposition inaltérable du bien et du mal, de Francis et du Drac. Au temps historique, dans lequel la crise a plongé les pêcheurs, semble au contraire appartenir la possible permutation d’une chose en son contraire. Tel est le sens d’une série de formules énoncées dans les deux scènes qui précèdent le début de l’expédition. Placées dans la bouche de l’Armurier ou d’Auguste, destinées à guider l’action de Francis, elles le mettent en garde sur la fragilité de la limite qui sépare le bienfait d’une action du préjudice qu’elle peut causer. Ces formules prennent parfois un tour proverbial : « Un trop grand feu anéantit le bon feu nécessaire » (scène XXXV), faisant écho à cette maxime d’un « vieux pêcheur » : « Celui qui dompte le lion, devient l’esclave du lion. Ce qu’il faut c’est faire du feu entre lui et toi » (scène XXII). De chacune de ces maximes ressort la crainte d’une indifférenciation des contraires, l’appréhension du point où le bien se retourne en mal. D’où l’exigence d’une conduite pendant le combat qui maintienne intacte cette fragile frontière. Laisser l’ennemi commettre des fautes (« Si ceux de la fabrique sont brutes avec lui [le pâtre], c’est un bon point pour vous »), éviter soi-même soigneusement de les commettre : « Celui que tu bats, frappe-le sans l’injurier. Il ne se souviendrait que de tes injures et pas de tes coups » : autant de règles qui doivent permettre d’empêcher la transgression de la limite entre l’ennemi et soi. Ces quelques formules ne sont pas placées au hasard dans la pièce. Elles se situent aux moments où il s’agit de faire la clarté sur la situation ou de préparer le combat. Par leur tournure et leur fonction, elles soulignent les énoncés de Feuillets d’Hypnos dont elles indiquent, par là-même, le rôle dans la conduite de l’action de résistance.

Enfin, l’action de Francis et des pêcheurs donne à voir toute la part d’imprévisible qui caractérise l’action dans l’histoire. À la veille de l’expédition, Francis pressent la possibilité que les événements échappent au scénario prévu : « Ce n’est pas de moi dont je doute. (Un temps.) Notre rivière, nous n’en soupçonnons peut-être pas l’ampleur. » De fait, la fin de la pièce, différente sur ce point de la version pour le cinéma, soulignera, à travers le personnage de l’Armurier confronté à la mort de Dégout, l’impossibilité de prévoir l’issue d’une action, même préparée soigneusement : « Pauvre Dégout ! Comment prévoir qui sera tué à la chasse ? (Un temps.) Et qu’il y aurait désormais cette sale affaire entre Dieu et moi ? » La mort de Dégout, qui contredit à la volonté de contrôle de l’Armurier, le stratège par excellence, désigne la part « accident[elle] » de toute action : « La vraie violence (qui est révolte) n’a pas de venin. Quelquefois mortelle mais par pur accident. […] »(À une sérénité crispée). N’étant imputable à aucune volonté particulière, la mort de Dégoût est du même ordre que la « fatalité naturelle qui pèse sur l’acte [du chasseur] » dans les « Notes et documents » de Fêtes des arbres et du chasseur. Dégout est en effet appelé, dans les indications manuscrites, « la fantaisie, la Fatalité, le ‘Tendre’ » ; il est la « victime » qui n’est « pas celle voulue par la stratégie » 416 . Or il est aussi « le Poète » 417 . Comme l’explicitera le Bandeau de « Fureur et mystère », le poète, étant « la partie de l’homme réfractaire aux projets calculés », figure la part obscure de l’action des hommes. Lui, qui sait que « le mal vient toujours de plus loin qu’on ne croit, et ne meurt pas forcément sur la barricade qu’on lui a choisie », est l’antithèse du stratège qui prévoit. À la stratégie, il n’oppose pas seulement l’accident, mais aussi la nécessité de ce qui arrive. Or cette lucidité se paie : « Le poète passe par tous les degrés solitaires d’une gloire collective dont il est, de bonne guerre, exclu. » (Bandeau de « Fureur et mystère »). Contrecarrer par la conscience de la fatalité à l’œuvre dans l’action des hommes ce que le mythe prométhéen a de « grotesque » 418 aux yeux de Char : tel est le rôle assumé par le poète.

Notes
408.

Paul Ricoeur, Temps et récit. I, Paris, Éditions du Seuil, 1983, coll. « Essais », p. 71.

409.

Ibid., p. 81.

410.

Ibid.

411.

Voir la note 6 de la « Trame » manuscrite : « Cette scène qui aura lieu au café le soir est très importante. Le contremaître contera aux pêcheurs rassemblés ce qu’il a vu tout au long de sa vie d’ouvrier. […] » (Fonds René Char 920, AE-III-42).

412.

Op. cit., p. 88.

413.

BLJD, Fonds René Char 920, AE-III-42.

414.

Citée par Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 119.

415.

BLJD, Fonds René Char 920, AE-III-42.

416.

BLJD, Fonds René Char 921, AE-III-42.

417.

Ibid.

418.

« Faut-il brûler Kafka ? », art. cit.