2.2. Un passé en avant de soi

« … Et ce chemin qui ressemblait à un long squelette, nous a conduits à un pays médiéval mais très en avance sur nous, nos rêves et <notre → l’> avenir. Comment montrer, sans les trahir, les choses simples dessinées entre le crépuscule et le ciel ? » 440 Par ces lignes, le prologue manuscrit de Sur les hauteurs désigne le rapport au temps tout à fait singulier déployé par le film. Le mouvement de départ « sur les hauteurs » se double d’une rupture avec le présent, pour rejoindre, dans le passé de l’enfance et l’imaginaire médiéval, l’avenir en avant de soi. Si Sur les hauteurs a quelque chose d’une utopie, alors celle-ci non seulement n’est pas sans lieu, comme on vient de le voir, mais elle n’est pas non plus détachée du temps. Seulement, la conception du temps qu’elle implique rompt avec l’idée, dominante dans Le Soleil des eaux, d’un temps irréversible, orienté par l’opposition de l’avant et de l’après. Remarquons qu’elle rompt ainsi avec le temps des philosophies de l’histoire auxquelles Char s’oppose progressivement dans l’après-guerre. Il se peut que ce rapport au temps de Sur les hauteurs soit le résultat d’une double contrainte : désigner la possibilité d’une issue vers l’avenir, vers un avenir désiré meilleur, tout en évitant l’écueil, si souvent dénoncé par l’auteur, du paradis promis, sur terre, pour une époque lointaine. Placé « dans la boucle du Temps artiste », comme le dit si bien « De moment en moment », Sur les hauteurs montre la nécessité de détacher le passé de la nostalgie pour y déceler les ferments d’avenir à opposer au présent.

La rencontre de l’enfance ou du passé médiéval se fait à l’occasion d’un départ qui repousse, pour mieux s’y opposer, le monde contemporain. En ce sens l’univers de Sur les hauteurs est historique : il est situé par son opposition au présent. En revanche, les deux dimensions du passé, individuel et collectif, qui, à l’intérieur du scénario, soutiennent cette opposition, sont d’un autre ordre ; leur temps, lointain, fabuleux, n’est pas homogène avec celui du présent. Ces deux dimensions existent l’une par l’autre dans le film. Le Moyen-Âge n’est pas exhumé pour lui-même, il est indissociable de l’enfance qui le fait vivre par sa puissance d’imagination. Inversement, l’enfance reçoit, par les lieux et les scénarios qu’elle emprunte à l’époque médiévale, une forme d’objectivation de ses désirs.

Les références précises au Moyen-Âge sont progressivement effacées des différents états manuscrits. On note par exemple, sur la version dactylographiée du deuxième état manuscrit, une suppression de tous les termes faisant explicitement référence à la période. L’adjectif « médiéval » dans la première scène du scénario disparaît ; de même la description des vêtements que choisit François lorsqu’il a pénétré dans le château à l’insu de l’Inconnue : « [Il s’empare d’un long manteau de chevalier et d’un haut de chausses.] » 441 . Si les caractéristiques proprement médiévales disparaissent, en revanche la référence à une époque passée demeure : le château est qualifié de « vieux », la jeune fille est habillée en « robe du temps », et elle « s’incline devant des personnages qui sont de siècles » (scène VIII), et les deux jeunes gens se rencontrent « costumés » (scène XI). Derrière le pittoresque médiéval, l’important semble être de situer les scènes du château dans un passé lointain. La valeur proprement historique de ce passé compte peut-être moins que son statut de passé, et le jeu qu’il permet entre François et l’Inconnue. Reste à comprendre pourquoi Char a d’abord choisi l’époque médiévale. Une variante manuscrite montre qu’il a hésité à faire remonter le « très vieux château » d’Aulan à l’époque « des Papes d’Avignon » 442 . Cette période, singulière dans l’histoire de la Provence, bénéfique pour L’Isle-sur-la-Sorgue qui se voit attribuer une relative autonomie, exerce certainement un attrait sur Char dans ces années d’après-guerre. Le village de Saint-Laurent, derrière lequel il faut discerner les traits de L’Isle-sur-la-Sorgue, est présenté dans cette perspective dans le prologue du Soleil des eaux :

‘Mon village, Saint-Laurent, est un vieux village ; il existait déjà du temps des Croisades. Ses habitants étaient tous des pêcheurs. Les papes d’Avignon leur avaient donné la rivière et le droit de s’administrer en communauté. Ils échappaient de la sorte à l’autorité souvent arbitraire des seigneurs.[…] Saint-Laurent conserva par la suite son organisation démocratique.’

Toutefois, ayant montré dans Le Soleil des eaux l’impossible maintien hors de l’histoire de cette situation privilégiée, Char ne peut faire de cette époque historique précise le cadre de Sur les hauteurs sans donner au film le sens d’un retour dans un passé idéalisé. En choisissant une caractérisation plus large, le Moyen-Âge, puis un simple passé lointain, l’auteur évite l’écueil d’une nostalgie improductive, tout en maintenant la possibilité de recourir au passé pour lui attribuer une puissance de contestation du présent. Avant d’examiner les moyens de cette contestation, notons enfin que le Moyen-Âge prend sens dans ce film par la forme de discours amoureux qu’il autorise. Les deux jeunes gens jouent leur scène d’amour dans la langue des troubadours. L’appellation, « noble demoiselle », l’échange de serments, la promesse d’obéissance à la dame, la mention de la Croisade et du roi, signalent cette dimension d’intertextualité que développera aussi, un peu plus tard, Lettera amorosa. Ici encore, le rapprochement avec Le Soleil des eaux est éclairant. Le choix d’un genre dialogué s’est imposé, selon les documents d’accompagnement de la pièce, afin de « continu[er] entre la Sorgue et le Rhône la tradition orale des troubadours et des conteurs disséminés jadis sur le pourtour de la Méditerranée ». Le cinéma, puis le théâtre, font référence, par leur forme dialoguée, à cette tradition dans laquelle l’amour courtois tenait une place prépondérante. C’est ce dernier aspect que Sur les hauteurs met en avant : le dialogue de François et de la jeune fille exploite le secret et le jeu sur l’identité, caractéristiques de la lyrique occitane du Moyen-Âge. À l’échelle de la pièce, ce langage amoureux est aussi celui du poète à la dédicataire de l’œuvre : « À Yvonne, dans la confidence d’Aulan ».

Dans Sur les hauteurs, le passé médiéval ne prend tout son sens que par le regard des trois enfants et le jeu des deux jeunes gens, François et l’Inconnue. Passé très lointain, il est de l’ordre du fabuleux et du rêve, pour les enfants ; circonscrit à une époque déterminée, il est pour François et la jeune fille le temps du merveilleux et de l’amour. Ces différents aspects se rejoignent dans une caractéristique déterminante : ce passé compte moins par son statut d’antériorité que par sa différence irréductible avec le temps présent. En ce sens, il a le même statut que le passé de l’enfance dont on a vu qu’il jouait, dès Placard pour un chemin des écoliers, le rôle d’un contre-pouvoir, à opposer aux forces de destruction du présent. Sur les hauteurs déploie la conjonction de l’enfance et du lointain, la complétude d’un temps autre et son irruption sans processus antérieur.

Le motif de l’enfance est apparu dans l’œuvre de Char en relation avec l’événement historique de la Guerre d’Espagne. Comme ce sera encore le cas dans les poèmes d’après-guerre, l’enfance y est opposée à l’histoire, en tant que « réserve d’espoir » et de sens. Mais avec Sur les hauteurs, le présent est assez vite laissé de côté, dès les premières scènes, pour faire place au déploiement d’un autre univers, qui occupe l’essentiel du scénario. Sans doute l’histoire n’a-t-elle pas à cette époque-là la puissance de destruction manifestée par la guerre d’Espagne. Son poids est moins pressant : elle peut rester aux marges. Sur les hauteurs appartient au « versant tempéré », celui que Char distingue des poèmes de la « fureur » et du combat. Mais une même logique gouverne la présence de l’enfance dans l’œuvre : issue d’un passé d’une autre nature que le temps présent, elle crée une rupture grâce à laquelle elle acquiert la capacité d’ouvrir l’avenir. Que l’on songe au dernier alinéa de « Hommage et famine » écrit en 1943 : « (Il faisait nuit. Nous nous étions serrés sous le grand chêne de larmes. Le grillon chanta. Comment savait-il, solitaire, que la terre n’allait pas mourir, que nous, les enfants sans clarté, allions bientôt parler ?) » D’autres poèmes, après-guerre, s’achèvent sur une telle ouverture par laquelle « filer vers le futur » (« Note sur le maquis »). « Jacquemard et Julia », par exemple, dont le premier alinéa fait par ailleurs singulièrement écho aux « cavaliers » et aux « châteaux » de Sur les hauteurs, se termine par cette proposition adversative chargée d’espoir : « Cependant à la poursuite de la vie qui ne peut être encore imaginée, il y a des volontés qui frémissent, des murmures qui vont s’affronter et des enfants sains et saufs qui découvrent. » À la force d’opposition du motif de l’enfance s’ajoute sa relation spécifique à l’avenir, d’autant plus déterminante que, en cette période, la question à laquelle se heurte le sujet est de savoir, non plus comment lutter, mais comment continuer.

Sur les hauteurs ne propose pas, comme la « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers, une opposition directe entre le temps de l’enfance et le présent historique. Les poèmes de l’enfance dans les recueils d’après-guerre, « Le Thor », « Jacquemard et Julia », « Les premiers instants », ne le font pas davantage. Mais leur place dans leur recueil souligne leur valeur d’opposition : ils sont en général encadrés de poèmes au ton sombre, par rapport auxquels ils prennent sens. Sur les hauteurs au contraire semble se développer librement, décrire l’univers de l’enfance pour lui-même. Sans doute ce libre plaisir et cette légèreté sans finalité entrent-ils pour une bonne part dans le projet du film. La scène de l’enfant avec sa grand-mère, réécrite pour la revue Combat, en est le meilleur indice. En comparaison des versions manuscrites du scénario, le texte de la revue, publié un peu plus tard, enrichit la description des lieux de détails dont l’abondance semble répondre, chez un auteur en général soucieux de chasser tout mot inutile, au pur plaisir d’en évoquer l’atmosphère :

Scène VII Intérieur, nuit’ ‘Chambre de la grand-mère de Lucien. Usure solide des choses et des objets, tous jadis ou aujourd’hui utilitaires. Il y a de la résistance dans leur familiarité : un coffre de bois, un fauteuil, une chaise, un lit, une table puis une bougie allumée, un moulin à café, une tasse dans une soucoupe. Devant la fenêtre, un lourd rideau de chanvre. Dans la cheminée, sur un feu de bois tardif, une casserole chante. Il est une heure du matin. La vieille femme passe son café et marmonne des mots inintelligibles. 443

Nombreux aussi sont les passages qui invitent à partager le regard des enfants. De courts paragraphes décrivent leur fascination, puis conduisent le spectateur vers le lieu ou la scène dont ils s’enchantent :

‘Les enfants aux aguets les yeux sur la fenêtre encore éteinte du château. Chant des grillons parmi eux. […] Quelques gouttes de pluie, un lointain tonnerre. Un éclair, vers le Mont Ventoux. Les enfants à nouveau fixant intensément la fenêtre.’ ‘ Lucien : Ma grand-mère m’a dit que mon grand-père lui avait dit dans sa jeunesse qu’une fée avait habité le château… […]’ ‘[Raymond : Mon dieu. Peut-être qu’elle n’apparaîtra plus… Elle est plus belle qu’une fée pourtant. Elle devrait revenir. Si elle ne revenait plus.] […]’ ‘ Raymond : La voilà !’ ‘La fenêtre s’éclaire. Long moment. Rapidement la silhouette de l’inconnue suivie de celle de François, méconnaissable, passant devant la lumière. Gouttes de pluie. 444

Seul le prologue invite à donner à l’œuvre une fonction générale de contre-modèle, opposé au « monde de nos jours ». Car une fois cette situation posée, l’ensemble se déploie pour lui-même, sans référence supplémentaire au temps présent. Cette clôture est même, certainement, nécessaire à la structure spécifique de cet univers. On a vu, à propos de la « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers, que le monde de l’enfance était par définition un monde clos, d’emblée achevé, échappant au processus historique. La remarque finale de Lucien, dans la pièce, désigne bien cette clôture. « J’aimais Aulan », dit-il « en pleurs », après le coup de fusil tiré par Carafon : la disparition de la jeune inconnue à la fenêtre du château équivaut pour l’enfant à la disparition immédiate et concomitante du lieu et de l’univers qu’elle incarne. Mais il ne peut pas voir, comme le précise l’indication immédiatement précédente, « François emportant dans ses bras le corps de l’inconnue ». Ce qui est une fin définitive du point de vue des enfants ne l’est pas aussi fermement du point de vue de ces grands enfants, au statut intermédiaire, que sont François et la jeune fille.

Le monde des trois enfants, Raoul, Raymond et Lucien, est le monde d’une enfance totale, sans brèche. La crédulité y est absolue, le merveilleux relève du conte de fée. L’inconnue est d’ailleurs précisément « une fée » à leurs yeux. Dans cet univers, le temps est rythmé par le retour des apparitions et des disparitions dans le château. Retour régulier des maîtres (« Raymond : Les maîtres seraient-ils revenus ?/ Raoul : Vous savez bien que ce n’est pas l’époque. »), retour présumé de « la dame qu’on ne connaissait pas [qui] avait habité le château » (Lucien, scène XI). Carafon, de même, est condamné à répéter sans fin le meurtre des fées qui auraient tué ses parents. Avec sa propre croyance aux mauvaises fées, il appartient lui aussi, de manière symétrique et opposée, au monde de l’enfance : il est un « mal jumeau » inséparable des trois enfants, comme l’est Le Drac pour Francis dans Le Soleil des eaux. Or un tel couple d’opposés est le principe moteur du monde de l’enfance : « Jadis terre et ciel se haïssaient mais terre et ciel vivaient » (« Jacquemard et Julia »). C’est que « les forces adverses sont à leur insu partenaires » (Le Soleil des eaux).

L’univers de l’enfance, fait de répétition et de mouvement indéfini, est un univers dominé par la croyance. Une indication manuscrite le distingue, sur ce point, de l’univers de l’action : « Les petits visages sont tendus. Le merveilleux, tout le merveilleux est avec eux, car eux n’agissent pas : ils croient. » 445 Celui qui agit, dans ce texte, est François qui est entré dans le château, dans la scène précédente, et a compris le jeu de l’Inconnue. Les enfants, eux, ne peuvent qu’attendre et supplier la fée d’apparaître. La mise en relation implicite, induite par cette phrase, entre la crédulité des enfants et l’action de François est significative de ce qui les unit. L’univers hors histoire des jeunes enfants ne prend tout son sens, dans le scénario, que par sa relation de complémentarité avec ce couple de personnages, François et l’Inconnue, tout juste sortis de l’enfance. Sur les hauteurs ne montre pas seulement le monde des jeunes enfants et le merveilleux qui les enchante. Cette enfance-là compte par ce que lui emprunte, tout en soulignant sa différence, le couple de jeunes gens. Si, à l’échelle de la pièce, le merveilleux de l’enfance peut valoir comme puissance de contestation à opposer au présent, c’est parce qu’il est relayé par le jeu de ces grands enfants, au statut à part, que sont François et la jeune fille.

Les textes manuscrits insistent sur la proximité de François « l’étudiant » avec l’enfance. Son rôle de confident l’introduit dans l’univers de Lucien. Sa jeunesse va dans le même sens : « Un pan de la traîne de sa robe glisse soudain devant ses yeux… Voici la fée sans son mystère… Non, François, malgré son émotion, réfléchit et comprend… Oh à peine, son enfance n’est pas loin… » 446 François ne se distingue des enfants que parce qu’il est un peu « moins crédule ». La jeune fille est elle aussi proche des enfants, elle qui ne veut d’autres témoins que leur regard : « Que les enfants qui s’enchantent soient seuls à nous regarder » (XI. Nuit). Mais s’il ne « croit » pas, François va se montrer capable de « jouer ». Or son jeu avec l’Inconnue suppose, si ce n’est la crédulité, du moins le désir de croire. C’est ce désir qui lui permet de vivre avec elle, dans un « merveilleux dialogue d’autrefois », « une idylle adorable telle qu’elle dut avoir lieu jadis ». Se montrant capables de jouer, François et la jeune fille se montrent alors capables de merveilleux : « François (lentement, profondément) : Ainsi le merveilleux existait ?/ L’inconnue (tournant la tête vers François) : Deux êtres au moins sur terre l’auront su ! » 447 L’inconnue et François font ainsi le lien entre l’enfance et l’âge de l’action. Ils montrent l’indispensable fond de merveilleux nécessaire à l’action et, en même temps, l’infléchissement qu’il faut lui faire subir pour le soustraire à la crédulité naïve ou à la répétition nostalgique. François est suffisamment âgé pour ne plus partager la crédulité de Lucien, mais assez jeune pour ne pas rester indifférent au récit de celui-ci, et pousser la curiosité jusqu’à entrer dans le château. De même, son esprit d’enfance est encore assez vivace pour qu’il imagine approcher la jeune fille en jouant le même jeu qu’elle.

À cet âge intermédiaire, ou aux êtres qui l’incarnent indépendamment de leur âge, semble réservée la rencontre du présent, la compréhension de ce que Char appelle la « réalité noble », dans « Madeleine qui veillait », et conjointement la destruction de la nostalgie. Sur le scénario manuscrit, à la fin de leur scène de rencontre, François et l’inconnue ont cet échange significatif : « Nous n’avons plus <besoin du temps, ni de [la présence des autres]> besoin désormais de la présence des autres (elle désigne les fauteuils vides) »/ François : « ni <de leurs confidences> de la mélancolie de leurs regrets… » 448 . En même temps que de la solitude dans son château, François vient « délivrer » la demoiselle de son attachement au passé, de son ensorcellement. Par l’abolition d’un certain rapport au temps, rapport d’accumulation ou de possession, qui engendre nostalgie, François détruit un passé qui inhibe l’action et empêche de vivre : « Je veux vivre maintenant », dit la jeune fille à la fin du scénario. Leur jeu les a tournés vers l’avenir, leur « donn[e] des ailes » pour qu’ils s’élancent « sur les hauteurs ». La dernière image du film est d’ailleurs l’interprétation quasiment littérale de ces vers de Jean de la Croix : « Les enfants ne peuvent voir derrière eux François emportant dans ses bras le corps de l’inconnue. La traîne de la robe accroche les légères vapeurs en route vers les cimes. » Par métonymie, le couple s’élève vers les cimes tandis que, selon le scénario initial, une voix épelle au moment de l’assombrissement de l’écran : « Si vous êtes ô mon Bien aimé sur les hauteurs,/ Donnez-moi des ailes pour que je vous atteigne. » 449

L’élan vers l’avenir a nécessité de détruire un attachement nostalgique au passé, en réactivant, par le jeu, par la puissance de l’imagination, le merveilleux qu’il recèle. Seule une proximité avec l’enfance, avec son esprit et son imaginaire, a rendu possible ce jeu ; seul un accueil de l’inconnu a permis la rencontre du merveilleux. Ce merveilleux-là n’est pas exactement le même que le fabuleux qui fascine les enfants. Il s’inspire du merveilleux médiéval, de la rencontre du chevalier, de la « merveille ». Il rejoint par là le merveilleux surréaliste que, à la différence de l’écriture automatique, Char n’a jamais rejeté. Le merveilleux que sont allés chercher François et la jeune fille dans l’imaginaire médiéval naît, lui aussi, de la rencontre amoureuse. S’il exclut la crédulité de Raoul, Raymond et Lucien, en revanche, il emprunte suffisamment à l’enfance pour appeler le schème de la circularité propre à celle-ci : « Nous n’étions pas crédules. Nous étions entourés », dit significativement, en rapprochant et distinguant les termes, le poème « Fastes », dans La Fontaine narrative, recueil écrit à la même époque que Sur les hauteurs. « Fastes », poème de l’été lui aussi (« L’été chantait sur son roc préféré quand tu m’es apparue »), associe l’amour au temps exceptionnel que représentent les « fastes » dans un calendrier, tout comme, dans L’Avant-monde, le temps de la rencontre avec la femme aimée avait l’exactitude de « l’exceptionnel qui seul sait se soustraire au caractère alternatif du mystère de vivre » (« Envoûtement à la Renardière »). Dans ce recueil déjà le temps amoureux est désigné par une série de représentations circulaires : « Je demeurais là, entièrement inconnu de moi-même, dans votre moulin à soleil, exultant à la succession des richesses d’un cœur qui avait rompu son étau. Sur notre plaisir s’allongeait l’influente douceur de la grande roue consumable du mouvement, au terme de ses classes. » (« Envoûtement à la Renardière ») ; « Pareille à une lampe dont l’auréole de clarté serait de parfum, […] » (« Congé au vent ») ; « La fleur d’eau de l’herbe rôde autour d’un visage. » (« Maison doyenne »). La reprise de ce motif circulaire dans « Fastes » se double d’un écho à d’autres circularités, celles de l’enfance, devenues nombreuses dans les poèmes d’après-guerre, depuis les « anneaux de couleuvre » de la rivière (« Suzerain »), jusqu’au parc des Névons « ceinturé de prairies » (« Jouvence des Névons »). Dans cet amour se superposent, de manière nouvelle dans l’œuvre, le visage de la femme aimée et la voix de l’enfant. Le merveilleux vécu par François et l’Inconnue naît de l’enfance, de sa rêverie sur un passé fabuleux et lointain, à laquelle s’est ajoutée la puissance d’action que représente l’amour.

Donnant à la rencontre amoureuse, soutenue par le merveilleux de l’enfance et l’imaginaire d’un passé lointain, une part prépondérante, Sur les hauteurs marque une étape par rapport au Soleil des eaux. Comme dans Le Soleil des eaux, le protagoniste de Sur les hauteurs n’est pas sans lien avec les jeunes maquisards de Feuillets d’Hypnos. Char a accordé assez d’importance à l’âge de François pour y revenir à plusieurs reprises sur le manuscrit : c’est ce que montrent les corrections qui témoignent d’une hésitation entre l’âge de dix-sept et celui de dix-huit ans. 450 Or cet âge est celui du jeune maquisard Minot dans le feuillet 64 : « ‘Que fera-t-on de nous, après ? » C’est la question qui préoccupe Minot dont les dix-sept ans ajoutent : ‘Moi, je redeviendrai peut-être le mauvais sujet que j’étais à quinze ans…’ » On a vu aussi que l’intrigue de Sur les hauteurs se déroule dans un cadre, le village d’Aulan, qui est aussi dans le poème « Cur secessisti ? » le lieu de massacre des « fils » d’un sujet dont l’énonciation se réfère implicitement aux luttes du maquis : « […] Sur les pentes d’Aulan, mes fils qui sont incendiaires, mes fils qu’on tue sans leur fermer les yeux s’augmentent de votre puissance. » Si François prolonge ainsi en partie la figure du jeune maquisard, il est aussi dans une relation de continuité avec Francis, ne serait-ce que par la paronomase de leur prénom. Or dans Le Soleil des eaux la rencontre amoureuse acquiert une importance pour l’action qu’elle ne pouvait avoir dans Feuillets d’Hypnos, recueil de l’absence, de la disparition du visage de l’aimée. Un passage du synopsis manuscrit du Soleil des eaux évoque l’amour de Francis et de Solange en le rapportant à la nécessité d’agir qui s’est imposée aux personnages du film. Il affirme : « l’amour est aussi avant tout de l’action » 451 . Mais, alors que l’amour et l’action restent complémentaires dans Le Soleil des eaux, Sur les hauteurs donne à l’amour la première place : « Malheur à ceux qui aiment, s’ils ont une hauteur au-dessus de leur amour » (scène XI). L’action dans l’histoire, telle qu’elle s’impose à Francis dans Le Soleil des eaux, a disparu de Sur les hauteurs. Le combat est même implicitement rejeté par cette réplique de François à l’inconnue qui lui demande, « jouant : Êtes-vous allé à la croisade ? – Dieu et vous pardonnez-moi. Ce n’est pas combattre que de s’agiter. » 452 De toute évidence, l’action dont il est question dans Sur les hauteurs, celle de François prenant l’initiative de découvrir puis de jouer le jeu mystérieux de l’inconnue, n’a que peu à voir avec l’action au sens où l’entendent Francis et les pêcheurs dans Le Soleil des eaux.

Toutefois la chaîne qui relie François à Francis et aux maquisards de Feuillets d’Hypnos est à rapprocher de la chaîne associant Sur les hauteurs et Madeleine qui veillait avec deux textes se rapportant à la guerre, « Madeleine à la veilleuse » (La Fontaine narrative), et le feuillet 178 de Feuillets d’Hypnos, lié au texte précédent par la référence à Georges de La Tour. Le lien entre Sur les hauteurs et « Madeleine à la veilleuse » est redoublé, d’un côté par le merveilleux contenu dans le titre du poème, et d’un autre côté, par le motif de la flamme de la veilleuse, présente également dans la version pour la revue Combat de la scène entre Lucien et sa grand-mère. Le lien avec le feuillet 178 est lui aussi soutenu par cette image : « Depuis deux ans, pas un réfractaire qui n’ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. » Cette chaîne de motifs suggère, exactement comme le ferait, à un autre niveau d’analyse, une chaîne de signifiants, une conjonction du merveilleux, de l’amour et de la lutte contre « les ténèbres hitlériennes ». La figure du jeune maquisard, qui se poursuit dans Francis et dans François, dont les « espadrilles » d’une version manuscrite font écho à celle des « justiciers » dans une scène de Claire 453 , rassemble le merveilleux de l’enfance, son regard enchanté par la flamme d’une veilleuse qui ouvre dans la nuit du maquis la brèche pour filer vers le futur, et la puissance de la rencontre amoureuse par laquelle s’atteignent aussi bien la « rencontre du Présent » que la certitude de l’action : comme dans les yeux de Solange, les « étoiles qui passent » n’appellent plus de « vœux », si grande est la certitude qui les suit du regard (scène XXXI, Le Soleil des eaux).

« … Et ce chemin qui ressemblait à un long squelette, nous a conduits à un pays [médiéval mais très en avance sur nous, nos rêves et <notre → l’> avenir] » : cette formulation invite donc à chercher dans le très ancien, dans l’imaginaire d’un lointain passé médiéval ou dans l’archaïque « squelette » de quelque plésiosaure préhistorique, comme dans l’image d’une lettre à Gilbert Lely, 454 la force qui permet de se tourner vers l’avenir. Que cette force a partie liée avec la puissance d’imagination et de rêve de l’enfance, c’est ce que souligne à nouveau la proposition finale du Récitant dans le synopsis manuscrit : « Un écolier reste toujours le maître de l’homme que nous devenons et du rêve que nous vivons. » 455

Notes
440.

BLJD, Fonds René Char 702, AE-IV-11.

441.

Phrase biffée. BLJD, Fonds René Char 697, AE-IV-11.

442.

Ibid.

443.

Art.cit., p. 4.

444.

BLJD, Fonds René Char 696, AE-IV-11.

445.

BLJD, Fonds René Char 703, AE-IV-11.

446.

Ibid.

447.

BLJD, Fonds René Char 696, AE-IV-11.

448.

BLJD, Fonds René Char 696, AE-IV-11.

449.

BLJD, Fonds René Char 696, AE-IV-11.

450.

Comparer les dossiers 696, 697 et 698 (AE-IV-11).

451.

BLJD, Fonds René Char 920, AE-III-42.

452.

BLJD, Fonds René Char 696, AE-IV-11.

453.

Dossier manuscrit de Claire, BLJD, Fonds René Char 713, AE-IV-12.

454.

Lettre du 7 septembre 1941, concernant les futurs aphorismes de Partage formel, citée par Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 168.

455.

BLJD, Fonds René Char 703, AE-IV-11.