3.2. « Vous montrant ma vie, je découvrirai la vôtre »

Comme Le Soleil des eaux, Claire est un film qui attend de son medium une efficacité toute particulière sur les spectateurs. Les images visuelles se voient attribuer un pouvoir que le prologue nomme explicitement :

‘J’hésite à mettre à profit cette magie des images… Cependant, vous montrant ma vie, vous découvrirez la vôtre. À travers mes yeux, vous reconsidérerez des moments auxquels vous aurez hâtivement participé, ou contre le sens desquels vous vous serez violemment dressé. 482

Le film joue un rôle de dévoilement auprès des spectateurs ; il les invite à « se voir » selon les termes mêmes du manuscrit du Soleil des eaux 483 . De même que les spectateurs du Soleil des eaux étaient amenés par le récit filmique à prendre conscience de la nécessité de la révolte et du devenir historique des communautés, de même les spectateurs de Claire sont conviés à « découvr[ir] » leur vie en regardant celle des personnages du film. La fin du prologue emploie de nouveau un lexique significatif : « J’ai à peine le temps d’éprouver ma jeunesse, de vous révéler la vôtre […] » 484 . Le film met en avant sa fonction de miroir ; il va « révéler » son public à lui-même.

De ce point de vue, la diversité des situations et des personnages de la première partie du film fait le portrait en creux des spectateurs qu’elle vise. L’ensemble des individus d’une communauté, de celles qui composeraient un village comme L’Isle-sur-la-Sorgue par exemple, peuvent se reconnaître dans la succession de scènes montrées à l’écran. Le film s’adresse ainsi à une population donnée, dans son entier : on notera qu’il ne privilégie pas un groupe ou une classe en particulier. Tout en juxtaposant des personnages différents les uns des autres dans des scènes où ils ne se rencontrent pas, le film rétablit un lien entre ces univers, à l’échelle de la représentation qui rassemble les spectateurs dans une même communauté. La reconnaissance d’un sort commun, dans et par le film, est suggérée à la fin de cette phrase du prologue : « J’ai à peine le temps d’éprouver ma jeunesse, de vous révéler la vôtre, que nous volons ensemble vers les supplices, mais aussi vers les grands prologues pleins d’espoir. » 485 Le film – métaphorisé par la rivière et personnifié par la voix de Claire – et les spectateurs « volent ensemble », partageant un destin qui les unit. La diversité du public rassemblée en une communauté destinée aux mêmes épreuves, « supplices » ou « espoir », témoigne de l’inscription sociale du film et de son rôle politique. En dressant un miroir à une communauté, il la constitue comme telle.

Mais le scénario va au-delà de cette fonction de rassemblement. Il invite à « revivre » et à « reconsidérer » des moments singuliers. Il ne se contente pas de dévoiler une situation. Il suggère la possibilité d’éprouver de nouveau l’émotion qui lui était liée et d’exercer une nouvelle fois son jugement. Le film fait plus que décrire les individus de cette communauté tels qu’ils sont. Il ne leur propose pas de vivre identiquement ce qu’ils ont déjà vécu, mais de le vivre et de le considérer une nouvelle fois. Par là il fait appel à leur liberté. Les termes dans lesquels sont présentées les scènes désignent en effet une prise de position : « des moments auxquels vous aurez hâtivement participé, ou contre le sens desquels vous vous serez violemment dressé ». L’assentiment ou le refus sont les deux attitudes envisagées pour les spectateurs. Chaque situation les mettra en face d’un choix décisif, choix référé à un passé dans le contexte de la phrase, mais à « revivre », à affirmer une nouvelle fois. Des échos se font entendre ici avec les propos de Sartre à l’époque : « Mais s’il est vrai que l’homme est libre dans une situation donnée et qu’il se choisit lui-même dans et par cette situation, alors il faut montrer au théâtre des situations simples et humaines et des libertés qui se choisissent dans ces situations. » 486 Les scènes de Claire, dans une certaine mesure, montrent le choix d’un personnage dans une situation critique, si ce n’est toujours dans une « situation-limite », de celles qui, selon Sartre, « présentent des alternatives dont la mort est l’un des termes » 487 . Très souvent, les personnages doivent en effet faire un choix qui engage, parfois leur vie, au moins le sens de leur acte : l’ouvrière condamne son amour dans la première scène, la femme au lavoir décide de ne pas renoncer à laver jusqu’au drap le plus écoeurant, la jeune fille se jette dans la rivière, le Chargé de Missions transforme son projet d’exécution en une leçon qui ruine avec tout autant d’efficacité les velléités de collaboration du notaire. Devant ces situations, le spectateur, tel qu’il a été désigné dans le prologue, n’est pas un simple témoin ; les personnages et les événements ont été choisis assez proches de lui pour qu’il se sente pris à partie. Les termes de « supplices » et de « grands prologues pleins d’espoir » dans le prologue en sont une confirmation, par leur allusion au passé immédiat. Et sans doute la place décisive accordée dans la seconde partie du film à l’épisode des maquisards chez le notaire collaborateur correspond-elle au désir, chez Char, de mettre ses contemporains devant leurs responsabilités : dénonçant dans cette figure un passé de collaboration qui tend au lendemain de la guerre à être occulté par le mythe d’une France entièrement résistante, Char fait partie des voix discordantes de son époque.

Claire possède donc une dimension politique par cette prise à partie indirecte des spectateurs, invités à se reconnaître dans les scènes du film. Mais le recours au medium filmique permet également d’autres moyens d’action que celui d’une révélation critique du public à lui-même. L’image cinématographique possède un pouvoir d’enchantement : la première version du prologue mentionne ainsi « la magie des images » 488 . Comme dans Sur les hauteurs, une puissance toute particulière est attendue de la qualité visuelle du film. Ici aussi, le scénario s’attache à décrire très minutieusement les images qui apparaîtront à l’écran. Par exemple, à l’ouverture du film, au début du prologue prononcé par la voix de jeune fille :

‘Nuages et vapeurs en mouvement autour de sommets neigeux. Pénétration des uns par les autres. Vent violent. Clarté laiteuse. Anfractuosités luisantes d’humidité. Pluies. Et dans une éclaircie du ciel, le croissant solitaire de la lune. 489

Ces images s’entourent de l’aura mythique que leur donne le texte de Claire placé en regard : « La providence ou le hasard m’ont fait naître des violentes amours de la nuée et du glacier. » 490 Le film tend à déréaliser les lieux et à les inscrire dans un lointain fabuleux que rend possible la distance spécifique créée par l’écran cinématographique. Une proximité visuelle, en même temps qu’un éloignement propice à l’investissement imaginaire, produisent une atmosphère explicitement comparée à celle d’un rêve :

‘[…] Panoramique de la cascade dont l’eau bondit en fines poussières d’écume. Vagues silhouettes de personnes sur la rive, comme dans un rêve. 491

Or de cet univers, à la fois lointain et proche du spectateur, est attendue une émotion d’une force particulière. L’atmosphère du rêve permet une autre intensité du sentiment : « Puissiez-vous à les revivre sentir de déchirement ou cette félicité qui ne sont supportables que dans les rêves et sans quoi l’existence n’a pas de prix. » 492 Aussi la part de fabuleux ne doit-elle pas tromper : Claire n’emporte ses spectateurs dans l’univers magique du cinéma que pour mieux exacerber leur sensibilité et développer leur attention à leur propre existence.

Sensibilité et attention passent par l’exaltation de la sensation visuelle et auditive. Le cinéma est utilisé ici comme le medium par excellence de l’acuité perceptive. Les adjectifs sont nombreux à décrire, dans le scénario, telle ou telle sensation. Celle du toucher se mêle à la vue dans certaines notations : « Le gouffre de Vaucluse. Verdure soyeuse sur ses bords ». Ou bien elle est suggérée par des gros plans sur des gestes significatifs : « Une main trempe délicieusement dans l’eau transparente. » 493 De l’attention aux sens, on passe dans quelques scènes du film à une signification de la sensation. Ainsi l’éclairage et la bande-son sont-ils prévus pour être particulièrement expressifs dans la séquence de la scène centrale. Lorsque les mêmes images repassent à l’écran, ce sont la lumière et le son qui doivent suggérer le changement narratif :

‘4- L’image I repasse identique. Même mouvement. La clarté seule a disparu. L’image sans être sombre est grise, incolore, sans âme. La tonalité du bruit même a changé. 494

Mais surtout, le film tout entier est scandé par des séquences montrant des images de la rivière liées à la signification de chaque scène. À la fin de chacune d’entre elles en effet, un plan doit s’attacher à montrer l’eau d’une manière expressive. C’est ce que préconise une indication donnée à la fin du prologue : « L’eau, visuellement, réagira d’après le sens de chacune des séquences. Elle en extériorisera la sensation, le jugement. » 495 Ainsi, à la fin de la scène de la sortie du pensionnat de garçons avec les deux surveillantes : « Emplissant l’écran l’image d’une roue moussue tournant d’abord lentement puis plus vite. L’eau s’égrène de cristal. » ; ou encore, après la scène entre l’ingénieur et Madame : « Emplissant l’écran, de la pluie tombant dans de la boue. » 496 Dans cette valorisation de l’élément naturel, dans cette suggestion d’un sens du sensible, Char prolonge la « contre-terreur » de Feuillets d’Hypnos.

L’attention à la sensation, la promotion de l’univers sensible est « la carte » jouée par Claire « contre l’hostilité contemporaine » (Bandeau de « Claire »). De nouveau, un univers prend sens par opposition à la terreur de l’époque. Il s’appuie ici sur une continuité de l’homme à la nature et de la nature avec elle-même. Un continuum de la création, débarrassée de ses arrière-mondes religieux par sa puissance propre de mouvement (« cette création qui s’informe » se donne forme à elle-même), s’accorde avec le continu du flot de la rivière, avec le plaisir de l’homme, et crée « sous nos yeux le plus grand cœur qui soit », selon les termes du texte « Georges Braque » reconnaissant chez le peintre l’exigence d’une « continuité de la création ». La fin du prologue du film évoque l’unité de cet univers dans lequel chaque élément est mis en relation avec les autres : « Je viens de naître. Déjà la caresse de votre main se plaît à mon élan désordonné. Il existe entre ces libellules, cet infini rocheux, cette création qui s’informe et vous, une complicité adorable. » De même chez Georges Braque, « la source est […] inséparable du rocher, le fruit du sol, le nuage de son destin, invisiblement et souverainement. » Contre le « laconisme » mentionné à la fin du même texte, « Georges Braque », il s’agit d’affirmer la possibilité retrouvée d’un univers continu, fondant lui-même une parole continue, comme celle de Claire : le flot de la rivière manifeste une circulation entre les êtres, les choses et les mots.

D’où, également, dans cet univers, l’importance donnée au dialogue. Le Bandeau de « Claire » souligne combien le monde contemporain menace jusqu’à cet échange :

‘L’aube, chaque jour, nous éveille avec une question insignifiante qui sonne parfois comme une boutade lugubre. Ainsi ce matin : « Trouveras-tu aujourd’hui quelqu’un à qui parler, aux côtés de qui te rafraîchir ? » Le monde contemporain nous a déjà retiré le dialogue, la liberté et l’espérance, les jeux et le bonheur ; […]’

Une continuité métaphorique associe la rivière qui « rafraîchi[t] », à la possibilité de dialoguer, le flot de l’eau à la voix amie. La figure de Claire acquiert alors toute sa force de résistance : rivière et jeune fille à la fois, elle incarne un élan et une continuité, un lien entre les choses, les lieux, les moments du temps et les personnes, et un renouvellement indéfini, à l’image de l’eau des fontaines. C’est ce qui fait d’elle un « atout perpétuel », une arme contre l’époque et une guérison contre ses blessures aussi bien :

‘Nous jouons contre l’hostilité contemporaine la carte de CLAIRE. Et si nous la perdons, nous jouerons encore la carte de CLAIRE. Nos atouts sont perpétuels, comme l’orage et comme le baiser, comme les fontaines et les blessures qu’on y lave.’

L’importance de la parole et du dialogue est déterminée, enfin, par le cœur de cette expérience de la relation, la « Rencontre », que le Bandeau évoque comme « le cœur même de notre vie », le « dernier foyer ». De nombreuses scènes du scénario sont des rencontres, à l’image de celle des enfants du pensionnat et de la jeune surveillante. Une indication manuscrite souligne combien la voix et la parole sont essentielles : « D’une voix empreinte d’émotion, d’une voix chaude, elle leur parle. » 497 La scène finale, celle de la confluence du fleuve et de la rivière, est décrite elle aussi comme une rencontre : « Claire, laisse-moi à présent te conduire… Mêle ton corps au mien, fraîche, aime et endors-toi. Tu n’es plus isolée dans les plis de la terre et je ne suis plus seul devant le temps, devant la nuit. » La personnification des éléments donne à la scène une valeur de rencontre amoureuse. Et c’est encore l’amour qui apparaît comme le « foyer de la Rencontre » dans la scène de la version pour le théâtre où la jeune femme du poète porte le nom de « La Rencontrée ».

Au même titre que le dialogue, la rencontre et l’amour, un dernier élément fonde cet univers de résistance à « l’hostilité contemporaine » : des histoires quotidiennes le composent, issues de ces « circonstances communes à tous les hommes » dont parle Char dans son entretien avec Pierre Berger 498 . Valoriser le commun, le quotidien, c’est s’opposer aux discours qui s’arrogent le pouvoir, c’est reconnaître et accepter la vulnérabilité et refuser de l’« ériger en tréteau, d’où dénoncer autrui à la vindicte publique » 499 . Il est assez remarquable en effet que l’univers de Claire ne se présente pas comme un univers de perfection, mais appuie sa force de contre-terreur sur la reconnaissance en lui de ce mal limité, commun à tous, utile même, s’il ne devient pas excessif. Les scènes heureuses et exemplaires alternent en effet avec d’autres, où se révèlent la médiocrité ou la méchanceté des personnages : surveillante âgée du pensionnat, sévère et bornée, persiflage du paysan dans son échange avec le chasseur, vieillard immonde de la scène au lavoir, étroitesse d’esprit de la femme de l’ingénieur, trahison transformée en lâcheté et faiblesse par l’intervention des maquisards chez le notaire. « Solidaires du destin de chacun », les « Claires », présentes dans chaque scène, partagent les tâches quotidiennes des habitants, et donnent à voir une vie commune. Il s’agirait même, selon un témoignage confié à Jean-Jacques Jully, d’un univers personnel : Char y a mis ceux qu’il aimait et les siens, ses proches ; Claire est le prénom de la fille de Louis Curel 500 . Une telle dimension autobiographique ne surprend pas dans un univers aux résonances familières et quotidiennes comme l’est celui de Claire, mais aussi celui du Soleil des eaux et de Sur les hauteurs. Choisissant de montrer ce monde proche, Char riposte au climat politique de son époque : le « dialogue quotidien retrouvé » (Billet IV) est une arme contre l’abstraction et contre « le bâillon d’une inquisition insensée » (Bandeau des « Matinaux ») contre lequel le combat se poursuivra au début des années 50.

Ainsi, Claire prolonge le projet de dévoilement apparu avec Le Soleil des eaux. Le cinéma puis le théâtre y ont pour fonction de mettre sous les yeux du public un aspect de leur vie politique et sociale. Mais là où Le Soleil des eaux inscrivait la représentation de la pièce dans un processus de transformation de la communauté des spectateurs, lui-même soutenu par un horizon temporel historique, Claire abandonne cette perspective au profit d’une temporalité non narrative, passant « de moment en moment » et rejoignant le temps évoqué dans le prologue de Sur les hauteurs. L’ambition d’agir sur le public, en le poussant lui-même à l’action, a cédé la place à une attitude de résistance et de lutte contre le monde contemporain, fondée sur le déploiement d’un univers de « contre-sépulcre » (« Qu’il vive ! »), poursuivant la « contre-terreur » du temps de guerre. Cette nouvelle position, qui conjugue abandon du temps historique et opposition au monde contemporain, est exactement celle qui s’élabore au même moment dans Les Matinaux.

Notes
482.

BLJD, Fonds René Char 713, AE-IV-12.

483.

BLJD, Fonds René Char 920, AE-III-42.

484.

BLJD, Fonds René Char 713, AE-IV-12.

485.

Ibid.

486.

« Pour un théâtre de situations », La Rue, n°12, novembre 1947, repris dans Un théâtre de situations, M.Contat et M. Rybalka éd., Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1992, p. 20.

487.

Ibid.

488.

BLJD, Fonds René Char 713, AE-IV-12.

489.

Ibid.

490.

Ibid.

491.

Ibid. Souligné sur le manuscrit.

492.

Ibid.

493.

Ibid.

494.

Ibid. Souligné sur le manuscrit.

495.

Ibid. Souligné sur le manuscrit.

496.

Ibid. Souligné sur le manuscrit.

497.

Ibid. Souligné sur le manuscrit.

498.

« Conversation avec René Char », art. cit., p. 9.

499.

Ibid.

500.

« Sur René Char. Rencontres et lecture de Fureur et mystère », dossier manuscrit, BLJD, Ms Ms 42 341.