1.1. « Les hommes d’aujourd’hui »

L’« Argument » par lequel s’ouvre Le Poème pulvérisé place celui-ci dans la continuité des œuvres de Char situées en regard de leur temps. On se souvient que la « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers avait inauguré une telle forme d’historicisation des recueils : inscrite dans le temps de ses contemporains par la date de mars 1937, la « Dédicace » désignait en outre, pour la première fois, une temporalité de type historique à l’horizon de son discours. L’Argument n’a certes pas la forme d’allocution de la « Dédicace », qui s’adressait aux « enfants d’Espagne ». Mais on peut discerner dans la question initiale, « Comment vivre sans inconnu devant soi ? », un destinataire implicite dont le texte fait le témoin de sa dénonciation. Or celle-ci vise très explicitement ses contemporains, « les hommes d’aujourd’hui » :

‘Les hommes d’aujourd’hui veulent que le poème soit à l’image de leur vie, faite de si peu d’égards, de si peu d’espace et brûlée d’intolérance.’

Conformément à une pratique qui va s’accentuer dans l’œuvre, les poèmes sont présentés comme inséparables de la « scène d’énonciation » 501 qui les porte. Le recueil, dans cet « Argument », « pose son énonciation » : contemporain d’une situation qu’il veut dénoncer, il s’adresse à un destinataire qu’il inclut dans son acte de dénonciation, et qu’il dissocie des « hommes d’aujourd’hui », comme il s’en dissocie lui-même. Dans cet « Argument », à l’instar de la « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers, l’œuvre de Char désigne explicitement un contexte, dans lequel elle s’inscrit. Et en même temps qu’elle le désigne, elle en donne sa propre représentation.

C’est sur ce dernier point que l’on remarquera une différence importante entre les deux avant-dire. Le contexte de l’« Argument » ne possède plus l’horizon historique et la dimension d’affichage public qui caractérisaient la « Dédicace ». Celle-ci était tout entière tournée vers « l’espoir », dernier mot de l’allocution, et vers l’idée d’une justice de l’histoire. L’énonciation publique était suggérée par l’image du « placard », supposant une intervention directe dans l’espace social. Dans l’« Argument », la solitude de l’énonciateur est beaucoup plus grande. Le destinataire implicitement contenu dans la question initiale disparaît de la suite du texte. Là où, dans la « Dédicace », une alliance s’établissait et laissait deviner la perspective d’une lutte commune aux coénonciateurs, l’« Argument » fait place à une prise de distance entre le locuteur et un contexte étendu à l’ensemble des « hommes d’aujourd’hui ». Le poète se sépare de ses contemporains dont il stigmatise les insuffisances : intolérance, étroitesse, absence d’« égards », pulsion destructrice. Cette position, ainsi explicitement énoncée, est nouvelle dans l’œuvre poétique, depuis Placard.

Certes la nécessité de mettre le poème à distance est une des exigences continûment placées comme contrepoids à l’impératif, non moins constant, de répondre à son temps. L’Avant-monde et Partage formel forment de ce point de vue les deux pôles d’une poétique qui cherche à maintenir un équilibre entre la responsabilité face à l’histoire et le dégagement. Cependant ce dégagement ne recouvre pas ce qui s’énonce ici dans l’« Argument ». Une séparation, qui n’est pas une indifférence, ni un retrait, définit la nouveauté de ce texte. Ce qui a disparu, c’est une communauté de projet et l’implication d’un destinataire collectif. Toujours responsable devant son temps, le poème témoin, selon le verbe employé à la fin du texte, se dissocie en même temps de ses contemporains. Du même coup disparaît l’idée d’agir collectivement dans une histoire conçue comme résultat de l’action des hommes.

La condamnation des contemporains dans cet argument fait écho à celle que les textes d’après-guerre parus dans la presse et, pour certains, recueillis dans Recherche de la base et du sommet, développent avec force. Quelques-uns des portraits du quatrième Billet à Francis Curel sont exemplaires de « l’intolérance » dénoncée dans l’« Argument ». On y reconnaît, par exemple, « les enragés de la veille, ces auteurs du type nouveau de ‘meurtrier continuel’ [qui] continuaient, eux, à m’écœurer au-delà de tout châtiment ». Le Billet poursuit sur le même ton en évoquant combien il est facile de faire « la rencontre, aujourd’hui, sans le moindre malaise de leur part, d’hommes déshonorés, de gredins ironiques, tandis qu’un personnel falot garnit les prisons. » Font aussi partie de ces « hommes d’aujourd’hui » dénoncés par Char les « gouverneurs » et les « stratèges », « blanchisseurs de la putréfaction ». On discerne la « préoccupation fatale de se détruire par son semblable » dans leur portrait :

‘Les stratèges sont la plaie de ce monde et sa mauvaise haleine. Ils ont besoin, pour prévoir, agir et corriger, d’un arsenal qui, aligné, fasse plusieurs fois le tour de la terre. Le procès du passé et les pleins pouvoirs pour l’avenir sont leur unique préoccupation. Ce sont les médecins de l’agonie, les charançons de la naissance et de la mort. Ils désignent du nom de science de l’Histoire la conscience faussée qui leur fait décimer une forêt heureuse pour installer un bagne subtil […].’

Les griefs énumérés dans cet « Argument » sont, ainsi, récurrents dans les propos de Char sur ses contemporains. L’entretien accordé à Pierre Berger en 1952 reprend le même terme d’intolérance pour caractériser le mal de l’époque : « Ce mal, auquel nous sommes tenus de penser, c’est le mépris d’autrui : un espèce d’indifférence colossale à l’égard de l’existence des autres et de leur âme vivante. Une intolérance de dément ! » 502 . La volonté de « vivre sans inconnu devant soi » est elle aussi un des motifs de condamnation de l’époque. Cette interrogation qui ouvre l’« Argument » du Poème pulvérisé fait écho à la dénonciation des idéologies de l’histoire, auxquelles Char reproche « d’allonger l’ombre claire d’un grand idéal devant nous » : « Pourtant l’âge d’or promis ne pourrait l’être que dans le présent. La perspective d’un paradis a bouffé l’homme ! » 503

Non moins virulente, la critique menée dans d’autres textes est cependant parfois accompagnée de l’idée d’un changement possible : « Je ne fais pas un procès facile à mon époque. Je ne la regarde pas sans responsabilité ni remords s’enfoncer dans son destin qui n’est pas précisément celui de la générosité, celui du mal ramené à des limites non catégoriques. » (« Au public », Pourquoi du « Soleil des eaux »). Dans ce dernier texte, daté de 1946, la dénonciation se double d’un optimisme, de l’espoir de modifier la situation mise en cause : « Mais je sais que mon semblable, au milieu d’innombrables contradictions, possède de déchirantes ressources. Il faut seulement lui permettre, avant tout usage, de n’en point rougir ». De l’« Argument » du Poème pulvérisé a complètement disparu cet espoir d’agir sur les contemporains.

Dans une certaine mesure, la condamnation des « hommes d’aujourd’hui » dans l’« Argument » est beaucoup plus radicale que la critique qui se dégage des textes de circonstance à la même date. En 1947, Char n’a encore jamais été aussi loin dans le rejet de ses contemporains. Le quatrième Billet à Francis Curel est postérieur à l’« Argument », ainsi que la majorité des textes les plus virulents de Recherche de la base et du sommet. 1948, on l’a vu, peut être considéré comme une date charnière marquant la prise de conscience de la continuité du mal, malgré la fin de la guerre. L’énonciation poétique semble alors anticiper le repositionnement du sujet par rapport à l’époque, tout en se distinguant de ce que deviendra cette nouvelle attitude dans un régime d’énonciation circonstancielle. Car, alors que les interventions journalistiques ou les textes liminaires maintiendront, au sein de la dénonciation, la visée d’un dialogue avec l’époque, l’« Argument » adopte l’attitude altière d’un sujet « solitaire ». De manière significative, son discours s’énonce « presque silencieusement ». Il n’est pas présenté comme une adresse à ses interlocuteurs, mais comme un « témoignage ». Ces éléments signalent le décalage d’un sujet qui, d’une part, n’attend pas d’audience chez ses contemporains mais choisit la réserve d’une parole « presque » silencieuse ; qui, d’autre part, se situe dans une autre temporalité du discours, celle du témoignage, caractérisée par la réception différée d’un événement ou d’une réalité. Sans préjuger de l’énonciation des poèmes eux-mêmes, on pourra cependant souligner la différence générique annoncée par cet « Argument » : le recueil de poèmes semble ne pas devoir partager la même fonction que les autres textes.

Attribuant au poème une situation aussi « rebelle et solitaire » que celle dont est qualifié « ce monde », Char consomme donc la rupture du poète avec les hommes de son temps. Rupture paradoxale : le poète assume sa solitude tout en maintenant sa vigilance et son attention à l’égard de ses contemporains. L’« Argument » est le constat d’une divergence avec les attentes de ces derniers et, simultanément, l’affirmation du rôle que joue la société dans l’élaboration de la fonction et de la légitimité du poème. Le poème, répondant certes à son injonction propre, ne prend cependant tout son sens qu’au regard de témoins potentiels, absents « aujourd’hui », mais dont la place est marquée par la forme testimoniale du discours lui-même. La rupture de dialogue sur laquelle s’ouvre cet « Argument » annonce l’impossible réception du poème par ses destinataires actuels, mais ne renonce pas à un horizon de réception encore indéterminé.

Aussi cette critique des contemporains peut-elle se faire sans résignation ni « remords », une forme singulière de légèreté venant alléger dans ce texte le poids de responsabilité ailleurs invoqué. Le discours du poème n’est pas celui du théâtre : on est loin de l’adresse « Au public » du Soleil des eaux, pourtant écrite la même année : « Je ne fais pas un procès facile à mon époque. Je ne la regarde pas sans responsabilité ni remords s’enfoncer dans son destin […] » (1946) 504 . L’incompréhension de la part des « hommes d’aujourd’hui » n’entraîne aucun sentiment de cet ordre chez le poète, dont le détachement et la dignité sereine témoignent d’un changement de point de vue. Dans la désignation de l’époque, Char a changé d’échelle. Les « hommes d’aujourd’hui » ne sont pas seulement ses contemporains au sens strict : c’est de civilisation dont il s’agit. Semblable à l’artiste nietzschéen face à la « civilisation » non authentique dont il se trouve être le « voyageur solitaire » 505 , le poète de l’« Argument » du Poème pulvérisé suggère, contre les « hommes d’aujourd’hui » à « l’instinct affaibli », la possibilité d’une autre époque à l’instinct plus affermi. L’emploi de ce lexique et l’opposition de la civilisation d’aujourd’hui à une autre rappellent en effet les pages de Nietzsche sur La Naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, et l’opposition qu’elles établissent entre l’époque moderne et les Grecs d’avant Socrate, « si bien que chacun de nous paraît plat comparé à la grandeur incommensurable de l’instinct grec » 506 . Ici se profile un geste de comparaison entre civilisations dont l’intérêt pour la préhistoire quelques années plus tard montrera la force de contre-pouvoir. Choisissant d’opposer aux contemporains un point de vue qui implicitement appelle à les dépasser par d’autres « possibilités de vie » (Nietzsche), le sujet combat l’« inertie » de ces derniers grâce à une conception du mouvement temporel qui en sauve la force dynamique, sans pour autant revenir à l’espoir d’une transformation des hommes dans et par l’histoire. En invoquant « l’appel du devenir », en achevant son texte sur la notion héraclitéenne des « contradictions », Char commence dès 1947, du côté de la poésie, l’élaboration d’une position indépendante des philosophies de l’histoire, mais qui n’a pas renoncé à agir, ne serait-ce que par le « témoignage », sur les hommes. Dans la construction de cette position, la relecture du Nietzsche de La Naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, ainsi que celle d’Héraclite, sur lequel Char écrit une préface pour la traduction d’Yves Battistini un an plus tard, vont jouer un rôle déterminant.

Que l’Argument du Poème pulvérisé se situe à un moment charnière, entre la déception à l’égard de l’histoire et l’exigence de maintenir une issue contre le désespoir grâce au poème, c’est ce dont témoigne une des variantes du manuscrit. Dans une version datée de 1946, la proposition du deuxième alinéa n’avait pas comme sujet grammatical « les hommes d’aujourd’hui » mais « l’homme », et le verbe principal « perdent » était au futur :

‘[Dans cette préoccupation fatale de se détruire pas son semblable, parce qu’il ne lui est plus loisible d’agir suprêmement lui-même, [mot biffé, illisible] son inerte richesse le freine et l’enchaîne, [mot biffé, illisible] son instinct s’est affaibli, l’homme, tout en se gardant vivant, perdra jusqu’à la poussière de son nom.] 507

On voit bien, dans cette modification, le refus de céder à une annonce prophétique qui condamnerait la nature humaine tout entière. Le choix de remplacer « l’homme » par « les hommes d’aujourd’hui » réintroduit la perspective du changement et de la pluralité dans l’idée de devenir. De même, la dernière ligne du texte, « dans ce rebelle et solitaire monde des contradictions », a été ajoutée postérieurement sur le manuscrit, sans doute d’abord pour éviter le malentendu d’une interprétation idéaliste de la proposition immédiatement précédente : « le poème […] témoignera presque silencieusement qu’il n’était rien en lui qui n’existât vraiment ailleurs ». Mais cet ajout a aussi pour effet de renforcer la conception héraclitéenne d’un devenir non orienté, mû seulement par le jeu des éléments contraires, laissant dès lors la place à « l’inconnu devant soi ».

Toutefois on notera que cette redéfinition d’une temporalité qui maintienne la possibilité d’un changement sans recourir aux catégories de l’histoire s’accompagne en même temps pour le poème d’une place à part, discrète et en retrait. Le rôle du poète y est moins affirmatif que celui de l’artiste nietzschéen ; il ne pose pas des valeurs ; il ne joue pas le rôle de « médecin de la civilisation » dont il empruntera les traits seulement plus tard, à partir du Bandeau de Fureur et mystère. Ici au contraire, la voix s’assourdit, devient « presque silencieuse », se met à « chuchoter » sur un ton de « confidence ». Or le texte de L’Arrière-histoire 508 désigne les conditions, et peut-être les raisons, de cette énonciation singulière, lorsqu’il présente le recueil : « […] exorcisme en ma propre faveur. (Contre la trombe d’innommable qui devait nous engloutir et dont nous émergeons.)// Comme d’un ruisseau chuchotant, chaque poème s’accompagne de sa marge confidente. Poèmes de la totalité illuminée, de la résurrection insensée. » Le poème, « exorcisme en ma propre faveur », est aussi pour une large part un discours que le sujet s’adresse à lui-même. Il a, à l’égard de ce dernier, une fonction que le Bandeau de Claire désigne également : étancher la souffrance, apaiser la douleur, comme le font « les fontaines et les blessures qu’on y lave ». Il est intéressant que cette isotopie de la rivière ou du ruisseau, de la fontaine et de l’eau chuchotante vienne qualifier après-coup, dans le texte de l’Arrière-histoire, la voix du recueil. C’est une manière d’inscrire ce dernier au sein du vaste réseau de textes qui, dans cette période d’immédiat après-guerre, multiplient les formes d’énonciation et les échos de voix : dialogues des pièces de théâtre, échos des guitares à la voix du chasseur dans Fête des arbres et du chasseurs, chansons des amis « disséminés jadis sur le pourtour de la Méditerranée », pour qui fut écrit Le Soleil des eaux, dialogisme de la plupart des textes de Recherche de la base et du sommet. Le Poème pulvérisé participe de cette multiplication des voix dont l’Arrière-histoire de l’Argument rappelle implicitement la fonction d’opposition : nul doute que « le ruisseau chuchotant » ne serve de contrepoids au souvenir de la « trombe d’innommable ». À la violence d’un déluge qui engloutit, opposer le chant bas et varié de multiples cours d’eau. D’où la corrélation entre cette voix nouvelle, « presque silencieuse », et l’expression d’une souffrance. La première version de l’un des manuscrits de l’Arrière-histoire comportait en effet, à la fin du commentaire de l’« Argument », ces phrases qui ont été biffées : « [Poèmes soufferts, poèmes des larmes… Leurs volets frappant mon visage] » 509 . Le contexte du passage permet de lier cette souffrance à l’expérience de la guerre. La consolation d’une voix métaphorisée par la douceur du murmure des ruisseaux trouverait alors sa justification dans les traces de souffrance laissées par la « trombe d’innommable ».

Cette dimension pathétique de la voix dans la poésie de Char est assez singulière et en général peu soulignée par la critique. Pourtant, court distinctement dans son œuvre le fil rouge d’une expression de la souffrance comme émotion. Depuis l’époque de la distance prise avec les surréalistes au moment de la « Lettre à Artine » dans L’Action de la justice est éteinte, comme on l’a vu, en passant par l’adverbe « pathétiquement » de la proposition XLV de Partage formel, jusqu’aux textes d’après-guerre, on peut observer de manière récurrente dans les recueils, dans leurs éléments métadiscursifs à tout le moins, dans la correspondance également, une insistance sur la douleur dont s’entoure la composition de certains poèmes ou de certains recueils 510 . À l’intérieur même du Poème pulvérisé, on pourra être frappé par le lexique de la souffrance de « J’habite une douleur » et du texte de L’Arrière-histoire qui l’accompagne. Or, comme l’a bien montré Michel Collot, il y a pour Char dès Moulin premier une conception et une pratique du poème comme « objet verbal grâce auquel le sujet parvient à donner consistance à son émotion » 511 . Ce que dit remarquablement l’aphorisme qu’il cite : « Audace d’être un instant soi-même la forme accomplie du poème. Bien-être d’avoir entrevu scintiller la matière-émotion instantanément reine. » Michel Collot rappelle également un aphorisme du Rempart de brindilles, bien postérieur donc à celui de Moulin premier : « Le sentiment, comme tu sais, est enfant de la matière ; il est son regard admirablement nuancé. » Une continuité se laisse ainsi percevoir dans l’œuvre de Char sur ce point. Au sein de poétiques foncièrement différentes les unes des autres, la question de l’émotion, et en particulier de la souffrance, se présente comme un enjeu constant, et approfondi, de son écriture poétique. Sans être expression de la souffrance, au sens où l’entend le lyrisme hérité de Hegel, dont Michel Collot montre qu’il ne rend pas compte d’une relation en réalité bien plus complexe du sujet à son dehors, l’écriture poétique de Char a à voir avec l’objectivation de l’émotion. Dans ce recueil, en particulier, le terme d’exorcisme employé dans l’Arrière-histoire, donne à ce double travail de « dépossession et de reconnaissance de soi dans l’altérité » 512 une importance singulière. Il invite notamment à le corréler à une souffrance subie, imposée par l’histoire, à l’envahissement de laquelle il faut résister : « […] Lampe directive, rigoureuse et sereine parmi l’ensemble souvent convulsif, exorcisme en ma propre faveur. (Contre la trombe d’innommable qui devait nous engloutir et dont nous émergeons.) »

Enfin, la situation historique spécifique que définit le sentiment d’avoir échappé à l’anéantissement de manière miraculeuse, donne au poème, selon l’« Argument », un dernier trait caractéristique : sa proximité avec une opération d’ordre démiurgique. Les poèmes du recueil sont en effet ceux d’une « résurrection insensée ». Appréciation semblable dans ces lignes de L’Arrière-histoire du poème « Le Muguet » : « Il me paraît encore aujourd’hui invraisemblable que je sois en vie ». On verra ci-dessous combien l’événement de la guerre prend dans le recueil la dimension d’un désastre à l’échelle de la Création. Mais on peut noter dès à présent l’extraordinaire alambic que constitue, selon l’image de l’« Argument », le « puits de boue et d’étoiles » dans lequel le poème s’élabore. De même, les « hommes d’aujourd’hui », ayant perdu « jusqu’à la poussière de leur nom », sont associés à un état de régression pré-adamique, par où se dessine un horizon de référence alchimique et gnostique. Il apparaît alors, comme le rappelleront d’autres parties du recueil, que le poème ne se situe pas seulement par rapport au temps de ses contemporains, mais transforme une époque, d’abord perçue historiquement, en un moment significatif au regard de ce qu’il faut appeler le temps de la Création.

Au sein du recueil, les différents éléments de cette présentation donnée dans l’Argument dessinent des lignes de force plus ou moins articulées entre elles.

Notes
501.

Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, p. 123.

502.

La Gazette des lettres, art.cit.

503.

Ibid.

504.

La plus ancienne des versions du Poème pulvérisé conservées à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet porte la date de 1946. Voir BLJD, Fonds René Char 961, AE-III-50.

505.

Nietzsche, La Naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, traduction et préface par Geneviève Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, p. 30.

506.

Ibid., p. 15.

507.

BLJD, Fonds René Char 961, AE-III-50.

508.

Le texte de l’Arrière-histoire du Poème pulvérisé a été ajouté à la deuxième édition des Œuvres complètes, op. cit., 1995, pp. 1291-1297.

509.

BLJD, Fonds René Char 738, AE-IV-18.

510.

Pour la correspondance, mentionnons en particulier la lettre de Char à André Frénaud du 7 juillet 1951 au sujet de l’écriture de À une sérénité crispée. Char explique combien l’écriture de ce recueil lui « a coûté ». Voir la correspondance René Char – André Frénaud, BLJD, Ms 49 114.

511.

Michel Collot, « Le sujet lyrique hors de soi », in Figures du sujet lyrique, sous la direction de Dominique Rabaté, Paris, PUF, 1996, pp. 113-125. Il est en outre intéressant que la formule de Char donne son titre à l’essai dans lequel Michel Collot propose de réévaluer la question de l’émotion dans les écritures poétiques modernes, par delà les clivages traditionnels de la critique opposant tenants du lyrisme et partisans du formalisme : voir La matière-émotion, Paris, PUF, 1997.

512.

Ibid.