1.3. « Soustraits au naufrage ! »

C’est dans Le Poème pulvérisé accompagné de son Arrière-histoire que la guerre apparaît, après coup, comme une césure décisive, déterminant un avant et un après. Désastre, catastrophe, déluge : cette représentation de l’événement souligne sa force de rupture, en un double sens. Rupture venant interrompre le cours des choses, séparant la guerre de ce qui la précède, mais rupture suivie d’une « résurrection » : la brèche se referme, ici la crise ouverte par la guerre doit trouver sa fin. Le travail du poème oppose au constat de la persistance du mal, tel que d’autres genres de textes le dénoncent, la résistance d’une écriture qui doit sauver du désastre, par la parole. Parole à l’image de celle des enfants dans le poème « Hommage et famine » : « Comment savait-il, solitaire, que la terre n’allait pas mourir, que nous, les enfants sans clarté, allions bientôt parler ?» La crise de l’histoire prend alors un autre sens : ce n’est plus une crise de la confiance dans une action collective tournée vers l’avenir, mais une crise dans la représentation de l’événement qu’a été la guerre. Celle-ci n’est plus vue comme l’origine d’une nouvelle époque, comme la matrice d’un espoir collectif même déçu peu après, mais comme une rupture radicale. On soulignera les dates de cette représentation : en 1946-1947, au moment où sont écrits les textes du Poème pulvérisé, l’élan des années 1944-1945 commence à se briser sur les déceptions de l’après-guerre.

La guerre, on l’a vu, n’a que très peu de présence directe, explicite, dans Le Poème pulvérisé. C’est par un réseau de métaphores ou d’échos entre les poèmes qu’elle s’inscrit comme césure dans le recueil. Quatre poèmes se distinguent par la densité de ces figures. « Le Muguet », « Seuil », « L’Extravagant », « Pulvérin », auxquels on peut ajouter, dans une certaine mesure, « Affres, détonation, silence ». Leur succession, à une place déterminée, dans la première moitié de l’ensemble, juste après « J’habite une douleur », est significative de leur parenté, et du rôle spécifique qui leur est confié dans l’architecture générale du recueil. Le premier jeu d’épreuves, daté de mars 1947, proposait, on le verra, une construction tout à fait différente, mais associait déjà ces cinq poèmes dans l’ordre suivant : « Le Muguet », « L’Extravagant », « Seuil », « Affres, détonation, silence » et « Pulvérin ». Quelle que soit l’organisation générale du recueil, les poèmes liés à la guerre sont donc maintenus comme un bloc au sein de l’ensemble.

C’est dans le poème « Seuil » que le tissu métaphorique de la catastrophe est le plus visible. Par l’image du déluge, il se situe dans la continuité de Feuillets d’Hypnos : continuité d’une forme d’écriture qui ne peut nommer qu’indirectement « les choses impossibles à décrire » (Recherche de la base et du sommet), continuité d’une représentation de l’époque comme naufrage. Jean-Claude Mathieu a montré que l’inondation était, avec l’hypnose, l’une des « deux métaphores majeures du mal historique », dans Seuls demeurent, mais aussi dès avant la guerre : « dans les textes de 1938-1939, l’eau monte mais n’est entrevue que par échappées, dans les failles d’autres images, ou à travers les visions de rescapés au-dessus des flots. » 521 Ajoutons également au début de Feuillets d’Hypnos ce passage :

‘[…] Les associer, les exorciser, les alléger, les muscler, les assouplir, puis les convaincre que « l’affaire » est une affaire de vie et de mort et non de nuances à faire prévaloir au sein d’une civilisation dont le naufrage risque de ne pas laisser de trace sur l’océan de la destinée […]. (feuillet 38)’

ainsi que le feuillet 6, dans lequel la métaphore du naufrage surgit indirectement à la fin de la phrase :

‘L’effort du poète vise à transformer vieux ennemis en loyaux adversaires, tout lendemain fertile étant fonction de la réussite de ce projet, surtout là où s’élance, s’enlace, décline, est décimée toute la gamme des voiles où le vent des continents rend son cœur au vent des abîmes.’

Le plus souvent, dans ces poèmes et dans ces textes du début de la guerre, les métaphores de l’inondation et de l’hypnose « se dérobent invisibles, pour n’émerger que fragmentairement çà et là », comme l’écrit encore Jean-Claude Mathieu.

On remarquera alors que le poème « Seuil », tout en reprenant la métaphore du déluge, la met en œuvre d’une manière absolument nouvelle. Là où l’écriture métaphorique intersticielle de Feuillets d’Hypnos désignait, comme on l’a vu au chapitre 3, l’impossibilité d’un travail d’unification et d’orientation du temps, et par là, un horizon de désastre, « Seuil » au contraire met en récit la métaphore :

‘Quand s’ébranla le barrage de l’homme, aspiré par la faille géante de l’abandon du divin, des mots dans le lointain, des mots qui ne voulaient pas se perdre, tentèrent de résister à l’exorbitante poussée. Là se décida la dynastie de leur sens.
J’ai couru jusqu’à l’issue de cette nuit diluvienne. Planté dans le flageolant petit jour, ma ceinture pleine de saisons, je vous attends, ô mes amis qui allez venir. […]’

De la subordonnée temporelle placée à l’attaque du poème jusqu’au présent d’énonciation du second alinéa, le poème effectue le lien entre un passé lointain, de caractère mythique, et un présent dans lequel retentit le caractère accompli de ce passé. Le passé simple des verbes du premier alinéa rejette le procès dans un temps séparé du présent. Le passé composé qui ouvre le second alinéa (« j’ai couru ») crée une rupture dans ce premier système de temps, ouvre une brèche dans la clôture d’un événement révolu. Il rend alors possible le passage d’un temps incommensurable, temps des origines, temps détaché, absolu, au présent d’un sujet, qui reprend à son compte, à la première personne, ce passé, et le transforme, par la valeur accomplie du passé composé, en résultat présent, en héritage. Le poème, par l’emploi des formes verbales, donne à la catastrophe une « issue » (« à l’issue de cette nuit diluvienne »). Il tient ensemble le caractère exorbitant de l’événement, et la possibilité de vivre après lui : il sauve du déluge.

La catastrophe, suggérée à l’horizon de Feuillets d’Hypnos, devient ainsi, dans Le Poème pulvérisé, un événement passé. Sa force disruptive n’est pas annulée, mais au lieu de se signaler par l’affolement des horloges « dont les aiguilles s’entre-dévorent aujourd’hui sur le cadran de l’homme » (feuillet 26), elle est intégrée au récit, comme l’est « la discordance incluse » par laquelle se définit le « retournement », selon le modèle de mise en intrigue, élaboré à partir du muthos tragique aristotélicien par Paul Ricoeur 522 . Ce qui implique aussi que le sujet narrateur a survécu : il se situe lui-même après l’événement. Sans doute est-ce à cause de cette situation de postériorité que la métaphore peut être déployée, filée d’un bout à l’autre du poème, sans tomber dans le risque d’une « représentation-écran » masquant ce qui l’excède, comme cela aurait été le cas dans Seuls demeurent 523 . Le désastre, dans le Poème pulvérisé, est un désastre surmonté ; il n’est pas en excès sur le présent ; il n’a pas l’imminence d’une menace. Aussi peut-il être caractérisé par la « fermeté », c’est-à-dire par la solidité de son appui, par l’assise qu’il offre à la construction de la maison dans le second alinéa du poème : ferme comme la pierre du « seuil ». L’épigraphe manuscrite d’un exemplaire du recueil le mentionnait en effet ainsi : « Mon poème est mon vœu en révolte. Mon poème a la fermeté du désastre ; mon poème est mon souffle futur. » 524 Où l’on voit aussi que l’assise ainsi établie est tournée vers le futur. De même, dans le poème, la deuxième phrase du deuxième alinéa conduit d’une paradoxale fermeté (« planté dans le flageolant petit jour ») à une ouverture vers l’avenir (« ô mes amis qui allez venir »). Dans « Seuil », l’espoir se construit donc à partir du désastre et au-dessus de lui. L’Arrière-histoire renforce ce lien entre la construction du lendemain et l’épreuve du naufrage. L’enchaînement paratactique des deux premières propositions précise la relation en faisant de l’espérance la conséquence implicite, moins du désastre lui-même que du fait d’en avoir réchappé :

‘Soustraits au naufrage !
Pourquoi s’interdire d’espérer ? […]’

Dans Feuillets d’Hypnos, au contraire, l’espoir d’un « lendemain fertile » était aimanté par l’image d’une lampe au rayonnement très lointain, « point d’or » inconnu, « inaccessible à nous » (feuillets 5 et 6), s’opposant aux ténèbres environnantes.

Enfin, on notera que le pont jeté entre un passé diluvien dans le premier alinéa et la construction d’un présent tourné vers l’avenir dans le second alinéa s’appuie sur la responsabilité d’un sujet, qui dit « je », et entérine l’accompli du passé, tout en indiquant une « issue » vers le futur : « J’ai couru jusqu’à l’issue de cette nuit diluvienne. » Or ce « je » dans le second alinéa est précisément une figure du poète. « Mon bâton de cyprès » fait écho à l’aphorisme XLVI de Partage formel : « inexpugnable sous sa tente de cyprès, le poète […] ». C’est au poète qu’il revient de construire l’espoir à partir du désastre. L’« effort, le courage et l’amour » (Arrière-histoire) lui incombent, à lui en particulier, dans la mesure même où les mots ont perdu, à l’époque qui est la sienne, leur pouvoir de persuasion : « Quelle tête porte donc notre époque, qu’il n’y ait plus de mot suffisamment persuasif pour traduire le sourire de l’accueil ? » Il est remarquable que ce poème fasse du désastre et de l’issue de ce désastre une affaire de mots. Le premier alinéa oppose à la « faille géante » la « résistance » de quelques mots ; le second aliéna donne au poète la charge de trouver les mots capables de « traduire le sourire de l’accueil » (Arrière-histoire). Ici encore un partage générique semble confier au poème l’effort d’ouvrir l’avenir à partir de la reconnaissance du désastre et de son terme, là où les textes de Recherche de la base et du sommet dénoncent une crise qui ne finit pas.

Char disait de ses poèmes qu’ils allaient souvent par deux. Le cycle des cinq poèmes liés à la guerre, « Le Muguet », « Seuil », « L’Extravagant », « Pulvérin », « Affres, détonation, silence », se prête particulièrement à l’identification de ces parités. On verra quels échos unissent « Le Muguet » et « L’Extravagant », mais on peut dès à présent relever ce qui lie « Seuil » à « Pulvérin », tout en gardant à l’esprit que ces couples ne sont pas exclusifs les uns des autres. Ainsi « Pulvérin » présente aussi des liens avec « Le Muguet », comme le suggère par ailleurs le choix de ces deux seuls poèmes du recueil pour figurer, avec quelques-uns des Feuillets d’Hypnos, sous le titre « Le Vitrail de Valensole » dans l’anthologie de Pierre Berger pour la collection « Poètes d’aujourd’hui », en 1951.

« Pulvérin » est en partie semblable à « Seuil » par le registre mythique qui le caractérise. Les articles à valeur générique, le lexique abstrait et l’hyperbole (« la faille géante de l’abandon du divin », « la nouvelle sincérité », « la pourpre de la naissance ») donnent aux deux poèmes la dimension de récits cosmogoniques. La mise en scène d’éléments naturels, avec un vocabulaire aux connotations bibliques (« l’arche du soleil », « transfigur[ation] » de Diane), renforce, dans « Pulvérin », sa valeur de récit fondateur. Le premier alinéa de « Seuil » fait le récit de la catastrophe, et « Pulvérin » semble prendre en charge la suite, le renouveau qui succède à cette catastrophe : « La nouvelle sincérité se débat dans la pourpre de sa naissance. » L’aurore sur laquelle s’ouvre le poème succède bien à un bouleversement radical, qui est à la mesure d’une « nuit diluvienne », puisqu’il produit une inversion de l’ordre des choses : « En aval sont les sources ». Sans doute est-ce cette élévation du ton, et du point de vue, qui inspire à Char une pointe d’auto-dérision dans l’Arrière-histoire : « La modernité selon ma capacité de bonheur en 1946 ! Il faudrait que je me passe moins rarement au crible de l’humour. »

Les deux poèmes ont en commun de se construire en partie sur le modèle d’un récit de Genèse. L’expérience de la guerre, de la résistance au nazisme, conduit à une prise en compte du temps humain à l’échelle de la Création et non pas seulement à l’échelle des événements historiques et politiques. Mais la Création dont il est question est une Création « à l’envers », selon la formule du deuxième poème d’Arsenal, venant juste après l’évocation du « Nuage de résistance » : « Le sang muet qui délivre/ Tourne à l’envers les aiguilles/ Remonte l’amour sans le lire. » Le nazisme est vu comme une catastrophe au sens des théologies négatives. Dans le poème « Seuil », la « faille géante de l’abandon du divin » s’apparente à l’exil de Dieu dans la pensée de la Gnose, comme le montre Éric Marty, qui la rapproche aussi de la pensée juive de la Cabale. Dans celles-ci, « la Création est exil : exil de Dieu tout d’abord, dont le premier acte ne fut pas de se révéler mais de se rétracter » 525 . À ce retrait originel succède « la Création comme drame et comme désarticulation première des choses » 526 . Éric Marty relève les nombreuses images qui dans l’œuvre de Char témoignent de l’influence de cette pensée, en particulier dans Le Poème pulvérisé. Il montre alors que le langage ésotérique, notamment le langage alchimique, est requis comme « seul susceptible de saisir à son véritable niveau le désordre qui définit en son essence le processus créateur » 527 . La métaphore du déluge est à lire comme « le signe le plus évident de la catastrophe même de la Création ». On ajoutera « la noirceur de l’horizon » qui, à l’image des « eaux noires » du poème « Chérir Thouzon » analysé par le critique, désigne l’étape alchimique de la putréfaction de la matière.

C’est alors que le lien de « Seuil » avec « Pulvérin » devient intéressant. Dans « Pulvérin », « Diane est transfigurée ». Or Diane est aussi un symbole alchimique. Comme le rappelle Jean-Claude Mathieu en commentant une phrase du feuillet 148 de Feuillets d’Hypnos (« La lune est d’étain vif et de sauge »), la luminosité de la lune retrouve l’image alchimique de la pierre parvenue au blanc 528 . Et, citant le Dictionnaire mytho-hermétique de Pernety : « l’étain calciné, c’est la pierre parvenue au blanc, que les Philosophes appellent aussi Chaux d’étain, Lune dans son plein, Diane nue. » 529 « Pulvérin » pourrait représenter une étape ultérieure de l’Œuvre par rapport à « Seuil ». On notera alors que dans « la corne de la lune » (« Chérir Thouzon »), la cornue, que représente Diane aussi bien, l’expérience alchimique tourne court : « le bonheur est modifié. En aval sont les sources. » On serait tenté de parler d’« expérience alchimique ratée », comme y est invité Éric Marty par les « restes épars du grand œuvre englouti » dans « Chérir Thouzon ». Mais dans « Pulvérin », il s’agit moins d’un échec ou d’un désastre, que de la perversion du renouveau.

Car si le soleil dessine une « arche », creuset d’une création sauvée du déluge, celle-ci contaminée par « le nouveau mal tolérant ». Cette expression ne désigne pas la contamination complète de la terre par le mal comme dans le poème de Retour amont : « Dans l’ère rigoureuse qui s’ouvrait, aboli serait le privilège de récolter sans poison ». Le « nouveau mal tolérant » est plutôt une espèce de compromis qui définit la singularité de l’époque d’après-guerre : cette époque n’atteint même pas, après la catastrophe, le moment du retour à la poussière du commencement 530 . La catastrophe ne ramène pas « au point de départ, au premier limon, particule du premier Adam, retour à un recommencement de la Création », comme l’écrit Éric Marty à partir de « Chérir Thouzon ». Ainsi que l’annonçait l’« Argument » du Poème pulvérisé, « les hommes d’aujourd’hui […] perdent, tout en se gardant vivants, jusqu’à la poussière de leur nom ». De ce point de vue, Retour amont, qui présente de multiples parallèles avec les poèmes de l’après-guerre, propose une vision plus radicale de la catastrophe : « Dans le creux de la ville immergée, la corne de la lune mêlait le dernier sang et le premier limon. » La période de l’immédiat après-guerre ne peut être exactement superposée à celle des années soixante, en dépit de semblables références à une conception ésotérique du temps comme « ‘sur-place’ de l’humanité saisie perpétuellement entre Création et rétractation, Genèse et catastrophe quasi immédiate » 531 . L’écriture de l’après-guerre ne peut pas davantage s’identifier à la période des années 30 où les images cataclysmiques poussaient l’anéantissement jusqu’à son terme pour déceler dans la cendre, selon un modèle emprunté à l’alchimie, les potentialités du renouveau.

Le drame de l’après-guerre, c’est peut-être cette incapacité à mourir complètement, à aller jusqu’au bout du déluge. On comprend mieux alors l’attitude politique de Char telle qu’elle s’exprime dans le quatrième Billet à Francis Curel : clore la période de la guerre parce que la seule possibilité d’ouvrir une issue à la catastrophe est d’aller jusqu’au bout de la logique de la catastrophe : « je n’entrevoyais pour la bombe atomique qu’un usage, celui de réduire à néant ceux, judicieusement rassemblés, qui avaient aidé à l’exercice de la terreur, à l’application du Nada. » Une remarquable cohérence relie sur ce point l’écriture poétique et les analyses politico-historiques de Char : le refus du compromis, des « alliances impures » (Billet IV), qui explique le désir « d’effacer les traces et de murer le labyrinthe », n’est pas comme on l’interprète parfois le signal d’un retrait déçu et du silence de Char. Il est au contraire le signe d’une exigence de la part du poète devant son temps : accomplir le cycle de la Création, achever le désastre puis, comme le dit la fin du quatrième Billet, « remettre sur la pente nécessaire les milliers de ruisseaux qui rafraîchissent et dissipent la fièvre des hommes ». N’est-ce pas là remettre sur la pente « les ruisseaux libres et fous de la création » (« Chérir Thouzon ») ? L’immense réseau hydrographique qui se déploie dans tous les textes d’après-guerre est aussi une manière de suggérer l’accomplissement du déluge en faisant de l’immersion la possibilité du renouveau. Le déluge est anéantissement et promesse du « limon », du retour des « saisons ». Pour accomplir cela, il faut, comme le dit le feuillet 54, redevenir « capable de mourir », transformer le « cyclone » destructeur en cycle de la création : « […] Une cendre de cactus préhistorique fait voler mon désert en éclats ! Je ne suis plus capable de mourir…/ Cyclone, cyclone, cyclone… ». C’est la tâche du poète de convertir le mauvais cycle, le « cycle de fatigues en fret de résurrection », comme le dit précisément la proposition XXXV de Partage formel.

« Pulvérin » désigne donc bien un renouveau, mais incomplet ou inaccompli, un petit renouveau, à l’image de la petite poudre qui se lit dans le diminutif du titre du poème. De même le premier titre, « Saccade », pouvait s’entendre comme un bref coup d’arrêt, une ruade (un coup de rein), selon la première acception du terme, par opposition à un bouleversement de grande ampleur. En raison de ces connotations en demi-teinte, la relation sémantique de « pulvérin » à l’adjectif du titre du recueil, « pulvérisé », n’est pas d’exacte similitude. La poudre de « pulvérin » serait une version diminuée de la poussière du « Poème pulvérisé ».

Il faut alors y voir l’opposition d’une finitude à une autre. Le pulvérin est dans son acception la plus courante la poudre des armes à feu. Par métonymie il renvoie à la « détonation » du poème qui le suit immédiatement, « Affres, détonation, silence ». Or dans ce cotexte, le coup de feu n’a pas les valeurs positives qui peuvent être les siennes ailleurs, dans le feuillet 50 par exemple : « Face à tout, À TOUT CELA, un colt, promesse de soleil levant ! ». Dans « Affres, détonation, silence », la détonation est elliptiquement corrélée à la mort de Roger Bernard et à « l’horizon des monstres ». La poudre de « Pulvérin » s’entend alors d’abord comme un écho à cette épreuve que fut pour le sujet le fait d’avoir tué et d’avoir vu tuer pendant la guerre. À l’opposé, la poussière du Poème pulvérisé est une finitude positive, comme le formule dans un recueil ultérieur cet aphorisme : « Pourquoi poème pulvérisé ? Parce qu’au terme de son voyage vers le Pays, après l’obscurité pré-natale et la dureté terrestre, la finitude du poème est lumière, apport de l’être à la vie. » (« La bibliothèque est en feu… »). La pulvérisation acquiert dans le poème une positivité qu’elle n’a pas dans le monde des « hommes d’aujourd’hui », celui des « monstres » trop proches. Ici encore le poème répare et accomplit ce que l’époque détruit et laisse inachevé. Il ne s’oppose pas à elle en s’en détournant, mais il la reprend, comme « pulvérisé » reprend la matière sonore de « pulvérin », et semble mener à son terme le processus qui fait passer de la destruction au renouveau. L’acception partiellement négative du mot « pulvérin », qui naît de son rapprochement avec la « détonation » du poème voisin, est elle-même transformée positivement par le chant final de la « bouche des amants ».

Ainsi, la désignation de la guerre comme catastrophe à l’échelle de Création, au-delà d’une représentation de l’événement, implique chez le sujet poétique la responsabilité d’une re-création. L’écriture poétique devient alors ce nouvel alambic, ce « puits de boue et d’étoiles » que décrit l’« Argument ». La métaphore alchimique donne une image de la fonction du poème et de son rapport au monde. Il ne s’agit pas de chercher une efficacité directe auprès d’un auditoire, comme dans les textes journalistiques ou de théâtre. Il s’agit plutôt de rejouer dans le laboratoire du poème le processus de la Création, pour en donner une image qui le fasse connaître et rende possible son accomplissement. Telle peut être la signification de la dernière phrase de l’« Argument » : « […] le poème, s’élevant de son puits de boue et d’étoiles, témoignera presque silencieusement, qu’il n’était rien en lui qui n’existât vraiment ailleurs, dans ce rebelle et solitaire monde des contradictions. » À la même époque, Char attribue une semblable fonction à l’œuvre du peintre Balthus : « En plaçant sous nos yeux, dans leur phase compréhensible, les ressources de la tragédie, Balthus indique l’avenir » (« Le Dard dans la fleur »). L’œuvre, par ce qu’elle montre, vient en aide aux hommes, pour peu qu’ils sachent se passionner : « À nous de nous passionner pour des faits et des caractères qui ne sont pas issus du chaos mais d’un mystérieux ordre humain. » Aussi l’hermétisme ne recherche pas l’obscur pour lui-même, mais seulement dans la mesure où il correspond au mystère de « l’ordre humain », c’est-à-dire d’un ordre dont il importe à Char de souligner qu’il ne vient pas de Dieu. De même, dans l’œuvre poétique, une continuité lie ce qui se fait dans le poème et ce qui existe « ailleurs » dans ce monde. L’image du Grand Œuvre alchimique, conçu comme un miroir de la Nature qu’il donne à comprendre par analogie, procurant à celui qui s’y est initié une Connaissance parfaite, fait comprendre la fertilité de l’emploi des images hermétiques dans le poème. Le langage de la Gnose alchimique en effet n’est pas à exclure de l’Arrière-histoire de l’« Argument » lorsqu’il y est question de « poèmes de la totalité illuminée ». L’« illumination » est l’un des noms de cette Connaissance. De nombreux autres indices dans le recueil témoignent du modèle alchimique donné à l’écriture poétique. Deux symboles graphiques, en particulier, se trouvaient, comme l’indique une note de l’édition des Œuvres complètes de Char, en tête des deux vers repris sous le titre « Lyre » 532 . Ces deux symboles « désignant la matière brute et la matière préparée, […] évoquent le travail de la gamme tempérée, et celui de la réalisation du poème » 533 . Figurée comme opération alchimique, la fonction du poème se conçoit à l’image de la pierre philosophale qui permet ce processus spirituel autant que matériel, par lequel ce qui est mort préalablement et a subi « la période de dissolution et de putréfaction de ses principes antérieurs », peut « renaître à un état meilleur » 534 .

Par la métaphore alchimique, le poème devient donc le lieu où peut s’élaborer l’image d’une transformation du désastre en renouveau. On la retrouve par exemple dans « Le Requin et la mouette ». Le dernier alinéa est tout entier un appel à une telle renaissance :

‘Ô Vous, arc-en-ciel de ce rivage polisseur, approchez le navire de son espérance. Faites que toute fin supposée soit une neuve innocence, un fiévreux en-avant pour ceux qui trébuchent dans la matinale lourdeur.’

Ces phrases vont plus loin qu’un message d’espoir ou qu’une ouverture vers l’avenir. Elles suggèrent une transmutation de « la fin » en « neuve innocence », elles font de la destruction (ou du sentiment de destruction) le matériau même d’une renaissance. Il n’est pas jusqu’à l’adjectif « polisseur » qui ne suggère le polissage de la pierre philosophale, tout comme les « parfaites noces » évoquées dans l’Arrière-histoire appellent en écho les Noces chymiques de l’alchimiste. Mais on notera en même temps que le discours ésotérique ne reste pas clos sur lui-même. Il s’ouvre dans la chute du poème sur « ceux qui trébuchent dans la matinale lourdeur », périphrase où se reconnaissent « les hommes d’aujourd’hui », ces contemporains à « l’instinct affaibli », que leur « richesse freine et enchaîne » (« Argument »). Comme « l’arc-en-ciel » invoqué dans le dernier alinéa, comme les Matinaux quelques années après, le poème est « le pont » : il se charge du passage « de cette goutte d’homme et de chose parmi le chaos et la nausée » 535 vers un « fiévreux en-avant ». Le poème en effet non seulement témoigne, comme l’écrit Char à Gilbert Lely au sujet du titre de Seuls demeurent en 1944, de « cette goutte rescapée chargée comme l’arche légendaire », mais il affirme aussi, avant tout, « son ascension » 536 . La dynamique qui mène le « navire » des hommes vers son « espérance » compte autant que la seule survie de ses rescapés.

Le rôle du poème peut donc être pensé à l’image du laboratoire de l’alchimiste. Mais si la responsabilité du sujet envers ses contemporains est aussi forte que le suggère « L’Âge de roseau », comment comprendre l’articulation de l’écriture poétique avec son temps, avec « les hommes d’aujourd’hui », pour que l’issue au désastre proposée par le poème ne soit pas une simple image ? L’« Argument » a indiqué une réponse en évoquant le « témoignage » du poème, faisant de ce dernier un miroir en petit de ce qui « existe ailleurs », dans le monde, comme chez certains alchimistes, l’alambic propose un microcosme créé à la ressemblance du macrocosme. On relèvera aussi, à côté de cette fonction de dévoilement, le nombre des adresses directes sur lesquelles s’achèvent les poèmes, et surtout cette forme d’énonciation singulière qu’est le « toast ». En intitulant un des ses poèmes « À la santé du serpent », en répétant avec insistance dans l’« arrière-histoire » cette allocution (« Je répète ‘À la santé du serpent !’ »), le sujet fait plus que représenter combien « les ruines » peuvent « être douées d’avenir » (« Le Bulletin des Baux ») : il pose des valeurs.

Rendant ainsi hommage au réprouvé de la Création, Char inverse, de manière toute nietzschéenne, la hiérarchie des valeurs chrétiennes. Le deuxième aphorisme énonce explicitement ce geste d’inversion, par l’échange des positions de sujet et d’objet entre l’homme et le symbole du pain : « Au tour du pain de rompre l’homme, d’être la beauté du point du jour. » Dans la continuité d’autres poèmes du recueil, de « Seuil » en particulier, « À la santé du serpent » propose une contre-création. Mais dans ce poème le sujet dénonce l’exil de l’homme et non l’exil de Dieu : « Combien durera ce manque de l’homme mourant au centre de la création parce que la création l’a congédié ? » S’il s’agit bien de participer à une nouvelle genèse – et l’Arrière-histoire le confirme : « Je suis parfois ce qui demain deviendra l’homme premier jeté dans la folle aventure[…] » – alors c’est pour placer l’homme vivant, et non pas « mourant », « au centre de la création ». Tel est le sens de l’aphorisme XXVI : « […] Poésie, la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié. » La conscience d’être situé, après le désastre de la guerre, sur le seuil d’une nouvelle « ère » s’accompagne de la nécessité de s’opposer aux grands modèles de la Création et à ce qui apparaît comme leur nihilisme. La « longue remontrance » de l’aphorisme XXII évoque l’attitude du prêtre chrétien dénoncée dans La Généalogie de la morale. Dans l’aphorisme XXIV, Char détourne habilement l’idée qui oppose la brièveté de la vie sur terre à l’éternité divine, et inscrit l’éternel au « cœur » de l’existence : « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel ». L’aphorisme XXII propose une semblable réévaluation de l’existence humaine : « Néglige ceux aux yeux de qui l’homme passe pour n’être qu’une étape de la couleur sur le dos tourmenté de la terre. Qu’ils dévident leur longue remontrance. L’encre du tisonnier et la rougeur du nuage ne font qu’un. » Enfin, l’aphorisme XI témoigne de la responsabilité qui incombe au sujet dans cette nouvelle création non chrétienne : « Tu feras de l’âme qui n’existe pas un homme meilleur qu’elle ». Ce qui fonde l’opposition au modèle chrétien de la Création, c’est le refus d’un espoir considéré comme trompeur. Écrit peu après, « Le serpent » des Quatre fascinants est explicite quant au refus de ce « fastueux espoir » : « Prince des contresens, exerce mon amour/ À tourner son Seigneur que je hais de n’avoir/ Que trouble répression ou fastueux espoir. »

Notes
521.

Op. cit., vol. II, p. 94.

522.

Op. cit., vol. I, pp. 86-92.

523.

Voir l’analyse de Jean-Claude Mathieu sur ce point, op. cit., vol. II, p. 93.

524.

Épigraphe donnée dans une note de l’édition des Œuvres complètes, op. cit., p. 1367.

525.

Éric Marty, René Char, op. cit., 1990, p. 211, dans un chapitre intitulé précisément « La Création comme désastre ».

526.

Ibid., p. 212.

527.

Ibid., p. 185.

528.

Op. cit., vol. II, p. 203.

529.

Cité par Jean-Claude Mathieu, ibid.

530.

On ne peut exclure aussi une ironique référence à la « transfiguration » aragonienne de la diane « revenue » au son des « clairons insupportables » (troisième Billet à Francis Curel), témoignage supplémentaire de la perversion des mots et des symboles au lendemain de la guerre.

531.

Éric Marty, op. cit., p. 187.

532.

Voir Œuvres complètes, op. cit., p. 1370.

533.

Ibid.

534.

Cette phrase, citée par M. Caron et S. Hutin, est d’un alchimiste contemporain, Auriger, commentant « le quatrième jour » des Noces chymiques de Christian Rosencreutz, in Les Alchimistes, Éditions du Seuil, 1967, p. 154.

535.

Lettre à Gilbert Lely du 15 mars 1944, citée par Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 89 : « À la réflexion et sous réserve d’un meilleur titre non trouvé encore je garde Seuls demeurent, titre-conjonction qui traduit je crois l’ascension de cette goutte d’homme et de chose parmi le chaos et la nausée, cette goutte rescapée chargée comme l’arche légendaire ».

536.

Ibid.