1.4. « Étoile du destiné »

Si Le Poème pulvérisé fait de la guerre un désastre à l’échelle de la Création, il la désigne également comme une épreuve exceptionnelle à l’échelle du sujet. Insistant sur le miracle de se voir encore vivant, ce dernier suggère combien la mort a été frôlée de près. L’image de la destinée intervient alors par endroits pour figurer et interroger l’existence individuelle.

Le texte « supplétif » du poème « Le Muguet » invite à lire dans l’image du titre une référence à la certitude d’avoir été sauvé miraculeusement, d’avoir eu cette chance au nom de laquelle s’échange le brin de muguet : « Il me paraît encore aujourd’hui invraisemblable que je sois en vie. » Au début du poème, « la fortune du couple » qui a été « sauvegardée », fait entendre comme un écho à l’heureuse fortune qui a accordé au sujet la chance d’une vie sauve. Le poème, par cette image, s’intègre étroitement à l’isotopie du miracle qui parcourt le recueil. L’idée d’un sort heureux y est en effet désignée à plusieurs reprises, par L’Arrière-histoire : ces « poèmes de la totalité illuminée » sont ceux d’une « résurrection insensée » ; ils témoignent de la surprise de se voir « soustraits au naufrage ! » L’image de la fortune fait aussi le lien entre ces poèmes du souvenir de la guerre et le singulier triptyque d’ouverture, dont le titre, « Les Trois Sœurs », évoque les trois Parques, ou les trois fées du conte, penchées sur le berceau de l’enfant. Ce long poème introductif annonce la place ambivalente de la destinée dans les poèmes du recueil. Il en suggère la singulière puissance : non providentielle, car les « trois Parques » ne décident que « vainement », mais suffisamment forte pour que le sujet soit possédé comme par un démon. « Enfant démonique », ce dernier reconnaît la présence d’un dieu qui le pousse à agir, mais affirme aussi par cet adjectif tout ce que cette force a de non prévisible, d’irrationnel.

La présence de la chance dans le recueil est à la mesure des interrogations que suscite la certitude d’avoir échappé au pire pendant la guerre. Face au « miracle » de se voir sauvé, il arrive en effet que surgisse, à l’arrière-plan d’un poème, un questionnement sur le sens de ce salut. L’examen du manuscrit de « l’arrière-histoire » du poème « Le Muguet » est à ce titre intéressant : « […] [Être sans cesse, dans une continuité infatigable] frôlé, traversé, touché, dénoncé, interpellé par pire que la Mort, sans gain pour ce pire, c’est [incroyable et follement] déroutant ! » 537 . Aux adjectifs « incroyable et follement » s’est substitué l’adverbe « saturniennement » ; « continuité infatigable » a été biffé et remplacé par « régularité impie ». «  Pire que la mort » a pu appeler « impie », et cet écho, créé par la réécriture de la phrase, transforme l’horizon de compréhension de l’expérience désignée dans ce texte. Là où la locution « continuité infatigable » restait neutre, celle de « régularité impie » donne à ce « pire que la Mort » un contexte d’ordre transcendant. Dans le même temps elle montre combien cette expérience, étant « impie », est en excès sur une explication religieuse. L’« invraisemblable » salut provoque, en raison de son invraisemblance même, une tension vers le religieux, et simultanément signale l’insuffisance de ce recours. La situation vécue est au-delà d’une logique qui rendrait compte du mal en lui assignant une fin, qui trouverait un « gain » « pour ce pire ». Char aborde ici à nouveaux frais le problème traité par les anciennes théodicées. L’existence du mal, parce qu’elle est un scandale pour la raison, y appelle sa justification par des arguments qui montrent son bénéfice, son « gain » à l’échelle du monde créé par Dieu. Le texte de l’« arrière-histoire » du « Muguet » prend l’exact contre-pied d’une telle rationalisation du « pire ». En qualifiant d’« impie » la « régularité » du retour du mal pendant la guerre, il attribue la présence de celui-ci à une forme de transcendance, manifestée dans cette régularité même, et simultanément, il dénonce par avance toute possibilité de la justifier selon un plan divin – sauf à poser que cette puissance transcendante est elle-même contraire à la bonté divine, est « impie ». Or c’est précisément la tentation que Char affirme explicitement repousser dans la « Note sur le maquis », texte daté de 1944, mais dont le paragraphe ci-dessous n’a pas été ajouté, au vu du dossier manuscrit, avant 1946 :

‘Dans la rapide succession des espoirs et des déceptions, des soudains en-avant suivis de déprimantes tromperies qui ont jalonné ces quarante dernières années, on peut discerner à bon droit la marque d’une fatalité maligne, la même dont on entrevoit périodiquement l’intervention au cours des tranches excessives de l’Histoire, comme si elle avait pour mission d’interdire tout changement autre que superficiel dans la condition profonde des hommes. Mais je dois chasser cette appréhension. L’année qui accourt a devant elle le champ libre… 538

S’il faut imputer l’existence du mal dans l’histoire à une fatalité, alors c’est à une fatalité mauvaise, qui serait à rapprocher du dieu des Gnostiques, à l’exact opposé du dieu des théodicées, dont la justice reste sauve.

Dans l’« arrière-histoire » du « Muguet », cependant, Char traite le sujet avec moins de gravité que dans la « Note sur le maquis ». La fatalité, le problème du mal, de son imputation à une volonté divine, sont, dans la dernière phrase du texte, rassemblés avec humour dans un geste de « superstition » : « Comment ne pas conserver derrière son oreille, pour assurer la continuité du muguet, le brin de thym écarlate de la superstition ! » Le terme de superstition facilite la prise de distance. Devant la manifestation d’une « fatalité », il autorise une attitude inspirée du mot d’Héraclite repris par Nietzsche : « ne le prenez pas au tragique » 539 .

Le choix de l’adverbe « saturniennement » est un autre exemple du ton de distance amusée avec lequel le sujet choisit d’aborder sa situation de « rescapé ». Il vient remplacer, on l’a vu, «[ incroyable et follement] », et par là rejoint indirectement l’isotopie de l’« étoile du destiné » (« Violences »). Car « follement » appelle en écho « folles », qui est l’adjectif qualifiant « les étoiles », dans un poème de la même époque, « Un oiseau… », de la section Les loyaux adversaires :

‘Un oiseau chante sur un fil
Cette vie simple, à fleur de terre.
Notre enfer s’en réjouit.
Puis le vent commence à souffrir
Et les étoiles s’en avisent.
Ô folles, de parcourir
Tant de fatalité profonde !’

S’entend alors, en arrière-plan de l’adverbe « saturniennement », une référence à ces étoiles et à la « fatalité » à laquelle elles sont associées. Dans Seuls demeurent déjà, l’étoile est du côté d’un destin du sujet, orienté par l’anticipation de la mort, comme l’analyse Jean-Claude Mathieu à propos de « Violences » 540 . Le motif de l’étoile y est aussi lié à l’ouïe : « Étoile du destiné. J’entrouvre la porte du jardin des morts. Des fleurs serviles se recueillent. Compagnes de l’homme. Oreilles du Créateur. » (« Violences »). Dans l’« arrière-histoire » du « Muguet », une variante manuscrite montre le premier rapprochement établi entre ce salut étonnant, ce destin « saturniennement déroutant », et l’oreille émue au point de devenir « écarlate » : « Comment ne pas conserver derrière son oreille [écarlate], pour assurer la continuité du muguet, le brin de thym de la superstition » 541 . L’adjectif « écarlate » met en valeur l’oreille, dans un contexte qui l’associe aussi à un destin singulier, marqué cependant, non pas par la Mort comme dans « Violences », mais par « pire » qu’elle.

Toutefois ce symbole de la destinée lisible dans les étoiles, symbole que représente par ailleurs exemplairement Saturne, astre tutélaire des tempéraments froids et mélancoliques qui subissent la fatalité de leur sort, est allégé, dans le rapprochement avec « Un oiseau… », de son poids de tristesse et de regret. La mise en scène, produite par les personnifications et le rythme de chanson qui caractérise « Un oiseau… », colore la « fatalité profonde », que les étoiles ont la folie de parcourir, d’une teinte d’humour qui la désacralise. Dans cette petite fable étiologique, l’origine de l’angoisse métaphysique est racontée dans les termes simples et quotidiens qui définissent le savoir de l’enfance, savoir auquel Char se réfère continûment dans la période de la guerre et de l’après-guerre. Songeons à Mireille et au poème « Le Devoir ». Or la fleur du « muguet » n’est pas autre chose que cette fleur « simple », poussant « à fleur de terre » (« Un oiseau… »), d’une « beauté frêle » « perdue dans la chimère de l’herbe » (feuillet 174). La « fatalité profonde », en termes de « prairie » et d’enfance, c’est-à-dire en termes de « contre-terreur » (feuillet 141), cela donne le « muguet » et « le brin de thym ». En « arrière-histoire » d’un poème qui évoque « l’enfance du justicier », il n’est pas surprenant de rencontrer des images qui s’apparentent à la « chimère de l’herbe » ou au « boîtier du jour » : l’herbe et la prairie sont chez Char les lieux par excellence de l’enfance d’une part, de l’opposition à la « terreur » de la guerre d’autre part.

Ainsi l’image du muguet, reliée par de multiples fils à la période de la guerre, donne à voir celle-ci sous un angle spécifique, celui de l’après-coup et de la chance. Or ce point de vue rétrospectif engage un retour du sujet sur la totalité de son existence, figurée en filigrane, dans l’adverbe « saturniennement », par l’image de la ligne de la main, puisque la « ligne saturnienne » en chiromancie désigne la ligne de chance. Souvenons-nous aussi que Char lui-même insistait sur le fait d’être né « coiffé ». C’est ce qu’il rapporte notamment dans son entretien avec France Huser :

‘[…] Les nouveau-nés des familles sans aisance étaient menacés de méningite ; leur mère de fièvre puerpérale. Pour protéger l’enfant, il fallait trouver la limace perlière – une sur mille – qui porte dans sa tête une perle toute ronde […]. Peu avant ma venue au monde, ma grand-mère partit donc vers la petite colline proche et chercha pendant plusieurs jours le rare mollusque, faisant un massacre de limaces. Récit que j’ai entendu cent fois, mais on disait tant que cette « pierre de chance » ou « pierre des bergers », il suffisait de la coudre dans le béguin de l’enfant pour le préserver du mal ! Or je naquis le corps entouré de cette peau qu’on appelle crépine. Il paraît que les enfants prédestinés naissent ainsi, ceux qui ne craignent pas le danger et qu’une vie originale attend ! Suave superstition ! 542

On remarquera l’emploi, à nouveau, du mot « superstition » dans un contexte où il est associé à la chance, à la « pierre de chance ». Ici la chance est du côté, non plus de l’étoile, de la destinée lisible dans les astres, mais de la terre, selon la comparaison inattendue introduite par Char : la perle de la limace perlière est « une perle toute ronde, comme la planète Terre. En réalité, c’était bien de la terre solidifiée – purifiée. » Toutefois ce que la perle donne à voir de la terre, c’est sa forme de « planète ». Char reviendra souvent dans son œuvre sur cette manière de lier son destin à la terre. 543

« L’Extravagant » fait entendre avec « Le Muguet » des résonances frappantes.

‘Il ne déplaçait pas d’ombre en avançant, traduisant une audace tôt consumée, bien que son pas fût assez vulgaire. Ceux qui, aux premières heures de la nuit, ratent leur lit et le perdent ensuite de vue jusqu’au lendemain, peuvent être tentés par les similitudes. Ils cherchent à s’extraire de quelques pierres trop sages, trop chaudes, veulent se délivrer de l’emprise des cristaux à prétention fabuleuse, que la morne démarche du quotidien sécrète, aux lieux de son choix, avec des attouchements de suaire. Tel n’était pas ce marcheur que le voile du paysage lunaire, très bas, semblait ne pas gêner dans son mouvement. Le gel furieux effleurait la surface de son front sans paraître personnel. Une route qui s’allonge, un sentier qui dévie sont conformes à l’élan de la pensée qui fredonne. Par la nuit d’hiver fantastiquement propre parce qu’elle était commune à la généralité des habitants de l’univers qui ne la pénétraient pas, le dernier comédien n’allait plus exister. Il avait perdu tout lien avec le volume ancien des sources propices aux interrogations, avec les corps heureux qu’il s’était plu à animer auprès du sien lorsqu’il pouvait encore assigner une cime à son plaisir, une neige à son talent. Aujourd’hui il rompait avec la tristesse devenue un objet aguerri, avec la frayeur du convenu. La terre avait faussé sa persuasion, la terre, de sa vitesse un peu courte, avec son imagination safranée, son usure crevassée par les actes des monstres. Personne n’aurait à l’oublier car l’utile ne l’avait pas assisté, ne l’avait pas dessiné en entier au regard des autres. Sur le plafond de chaux blanche de sa chambre, quelques oiseaux étaient passés mais leur éclair avait fondu dans son sommeil.
Le voile du paysage lunaire maintenant très haut déploie ses couleurs aromatiques au-dessus du personnage que je dis. Il sort éclairé du froid et tourne à jamais le dos au printemps qui n’existe pas.’

L’opposition entre certains éléments de ce poème et « Le Muguet » est d’une symétrie si exacte qu’elle impose le rapprochement. La dernière phrase, dans laquelle le personnage « Tourne à jamais le dos au printemps qui n’existe pas », prend le contre-pied de la « continuité du muguet », de la permanence du renouveau suggérée par la fleur. De même, l’image du torrent, associée à celle du couple, est présente dans les deux textes, mais elle est accompagnée d’un lexique positif dans « Le Muguet » : « J’ai sauvegardé la fortune du couple. Je l’ai suivi dans son obscure loyauté. La vieillesse du torrent m’avait lu sa page de gratitude » ; négatif au contraire dans « L’Extravagant » : « Il avait perdu tout lien avec le volume ancien des sources propices aux interrogations, avec les corps heureux qu’il s’était plu à animer auprès du sien lorsqu’il pouvait encore assigner une cime à son plaisir, une neige à son talent. » Enfin, la lumière de la terre et la lumière de la lune dessinent dans les deux cas de singuliers jeux d’ombre. À l’attaque de « L’Extravagant », la phrase « Il ne déplaçait pas d’ombre en avançant » est d’autant plus remarquable qu’elle évoque l’image de l’« ascien », caractéristique de l’après-guerre. Ainsi, dans le quatrième Billet à Francis Curel :

‘Les mois qui ont suivi la Libération, j’ai essayé de mettre de l’ordre dans ma manière de voir et d’éprouver qu’un peu de sang avait tachée, à mon corps défendant, et je me suis efforcé de séparer les cendres du feu dans le foyer de mon cœur. Ascien, j’ai recherché l’ombre et rétabli la mémoire, celle qui m’était antérieure.’

« Ascien » est un terme rare, dont l’étymologie, « a – skios », signifie : qui ne projette pas d’ombre. Il désigne les « habitants de la zone torride, ainsi nommés parce que, quand le soleil est au zénith, leur ombre est sous leurs pieds ; ils semblent ainsi n’en point avoir » (Littré), comme le rappelle la note du poème « Les Asciens » de Poèmes militants dans l’édition des Œuvres complètes 544 . Le personnage de « L’Extravagant » est lui aussi un personnage sans ombre. Certes il se meut dans un « paysage lunaire », et non sous le soleil à son point zénithal. Mais il partage avec le sujet du quatrième Billet d’avoir à « séparer les cendres du feu dans le foyer de [son] cœur ». Car le partage salutaire, qui avait été établi par Hypnos et annoncé dans l’épigraphe des Feuillets (« L’hiver se fit sommeil et Hypnos devint feu. »), a été bouleversé dans « L’Extravagant » : l’Arrière-histoire reprend significativement la figure d’Hypnos, rappelle implicitement ce rôle qui fut d’abord le sien avant d’être subverti : « Hypnos rompit le rêve et découvrit le cauchemar ». Le sommeil d’Hypnos, allié du combat dans les Feuillets, sommeil qui hypnotise et désarme le froid de l’hiver pour libérer le feu, trouve dans le feuillet 171 une définition exemplaire de sa fonction pendant la guerre : « Les cendres du froid sont dans le feu qui chante le refus. » Or en « découvr[ant] le cauchemar », Hypnos rompt cette alchimie qui voit la consumation du froid par le feu. Le verbe « découvrir » suggère la dimension visuelle de cette rupture : les yeux fermés du sommeil s’ouvrent sur la violence du spectacle qui s’impose au regard. Dans ces conditions, refuser de « décrire » cette « affreuse circonstance », c’est refuser de céder à la fascination, au versant négatif de l’hypnose, celle qui immobilise, les « yeux grands ouverts », au lieu de libérer l’agilité du rêve. Comme le personnage ascien, l’ « Extravagant » est sans cône d’ombre au-dessus de lui parce qu’il a, sans recul possible, les yeux rivés sur le mal, sur le « sang » que mentionne le quatrième Billet. C’est dans ce contexte que doit se comprendre l’attaque implicite contre le rêve surréaliste au début du poème : « Ceux qui, aux premières heures de la nuit, ratent leur lit et le perdent ensuite de vue jusqu’au lendemain, peuvent être tentés par les similitudes. Ils cherchent à s’extraire de quelques pierres trop sages, trop chaudes, veulent se délivrer de l’emprise des cristaux à prétention fabuleuse […] ». Dans les Feuillets, Char donne au rêve toute son importance, mais placé entre les mains d’Hypnos, le rêve a une tout autre portée que le rêve surréaliste.

À l’opposé de « L’Extravagant », le personnage du « Muguet » est, pour sa part, éclairé d’une lumière rasante : « La lumière de la terre me frôlait ». Cette image, assez singulière, place la lumière de la terre dans une relation de symétrie avec « le voile du paysage lunaire, très bas » de « L’Extravagant ». Elle fait voir la terre dans sa dimension de planète, comme le fait aussi le récit de la limace perlière rapporté ci-dessus, comme le suggère également ce passage de « L’Extravagant » : « La terre avait faussé sa persuasion, la terre, de sa vitesse un peu courte, avec son imagination safranée, son usure crevassée par les actes des monstres ». Du « Muguet » à « L’Extravagant », le sujet se meut dans la lumière de la terre puis dans celle de la lune, d’une manière qui les place l’une en vis-à-vis de l’autre. Cette mise en perspective, qui tantôt donne sur la terre un point de vue infiniment éloigné, tantôt au contraire la rapproche comme en gros plan, est un regard emblématique du temps de guerre. Placé au contact étroit d’une terre « frôlée » au plus près de sa « beauté frêle » (feuillet 175) et, simultanément, rendue visible par des signaux lancés en direction du plus lointain, l’avion allié incertain dont la S.A.P. attend la cargaison, le regard du sujet combattant de maquis va et vient entre ces deux focales. Le départ en avion pour l’Afrique du Nord, raconté dans « La Lune d’Hypnos », réalise de manière exemplaire le passage d’une distance à l’autre : à l’intimité des feux « qui montent de terre », allumés par les compagnons du maquis, s’oppose « le regard moite de la lune », tandis que « les défilés de sol obscur » observés depuis le ciel mettent la terre à distance de planète.

Il se pourrait que ces rapprochements et ces oppositions trouvent leur fondement dans la double face du justicier, qui relie et disjoint à la fois les deux poèmes. « Le Muguet » suggère dans la dernière phrase les contours d’une telle figure : « Et pendant que se retraçait sur la vitre l’enfance du justicier […] ». Dans « L’Extravagant », c’est par l’« arrière-histoire » que le personnage peut lui être identifié : « En période de barbarie, l’exercice de la justice sommaire par l’action […] ». « Le Muguet » comme « L’Extravagant » se rapportent tous deux au rôle de justicier assumé par le sujet pendant la guerre. Mais d’un poème à l’autre, les traits du personnage s’inversent. « L’enfance du justicier » s’offre au regard en se « retraç[ant] sur la vitre » : un contour est ébauché, qui suggère la totalité d’une figure. À l’exact opposé, le « dernier comédien » est sur le point de disparaître. Selon un mouvement inverse à celui qui fait revenir, rappelle, ou encore « retrace », le personnage de « l’Extravagant », lui, « n’allait plus exister ». Significativement, l’idée de contour, de figure proposée au regard d’autrui, est reprise ici, mais pour en signaler l’inachèvement : « Personne n’aurait à l’oublier car l’utile ne l’avait pas assisté, ne l’avait pas dessiné en entier au regard des autres. » L’« arrière-histoire » prolonge par une image d’une plus grande violence cette disparition de l’intégrité personnelle : « En période de barbarie, l’exercice de la justice sommaire par l’action n’aboutit qu’à un démantèlement presque fatal de nous-mêmes ». Dans un cas, l’exercice de la justice conduit à une ressaisie de soi dans le miroir de l’enfance, dans l’autre, elle provoque l’évanouissement et la dislocation. Cette polarité de la figure du justicier explique sans doute les parentés si étroites et si divergentes en même temps qui unissent les deux poèmes.

Ces poèmes sont les deux seuls dont l’« arrière-histoire » rend explicite l’horizon de référence historique, qui ne serait pas saisissable d’emblée. Comme s’il y avait eu de la part de l’auteur un impérieux besoin de rendre à la circonstance toute sa place et sa puissance dans l’élaboration de leur écriture. Sans doute cela n’est-il pas sans rapport avec la nature extrême de l’expérience qu’ils ont en commun, la mort, évitée de justesse pour soi, infligée à autrui dans l’exécution d’une « justice sommaire ». On remarquera que ce qui est retenu de la guerre ici, ce n’est pas sa valeur d’épreuve historique, l’action collective des maquisards ayant combattu, avec succès, pour la justice et la liberté, comme pourrait le laisser penser la forme commémorative de la première phrase de l’« arrière-histoire » du « Muguet » : « Au souvenir de la grande épreuve de Céreste (1941-1944) ». Le souvenir de la guerre dont les poèmes portent la trace est celui, autrement radical, de l’« épreuve » de la mort.

Notes
537.

BLJD, Fonds René Char 738, AE-IV-18.

538.

Nous soulignons. Ce paragraphe a été ajouté au texte de la préoriginale daté, lui, de « 1943-1946 », au moment de la composition de Recherche de la base et du sommet. Voir BLJD, Fonds René Char 769, AE-IV-27.

539.

« Mais si l’on voulait poser à Héraclite la question suivante : Pourquoi le feu n’est-il pas toujours le feu, pourquoi est-il tantôt de l’eau et tantôt de la terre ?, il se contenterait de répondre précisément : ‘C’est un jeu, ne le prenez pas au tragique et surtout ne le considérez pas d’un point de vue moral !’ », in Nietzsche, La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, Œuvres I, Marc de Launay éd., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 361.

540.

Op. cit., vol. II, p. 147.

541.

BLJD, Fonds René Char 738, AE-IV-18.

542.

Entretien avec France Huser, Le Nouvel Observateur, lundi 3 mars 1980.

543.

Voir par exemple le Bandeau de « Retour amont » : « Nous nous sentons complètement détachés d’Icare qui se voulut oiseau […]. Nous resterons, pour vivre et mourir, avec les loups, filialement, sur cette terre formicante. »

544.

Op. cit., p. 1358.