1.5. Pulvérisation : deuil, en-avant

La crise de la guerre dans Le Poème pulvérisé est donc désignée non seulement par le déluge, l’interruption du cours des choses, mais aussi par l’expérience de la mort (« qui devait nous engloutir »), et par l’ébranlement de la conscience (« démantèlement presque fatal de nous-mêmes »). Comme pour faire contrepoids à ces ruptures, une continuité pensée à partir de la « pulvérisation » elle-même organise la construction d’une temporalité individuelle étroitement liée au temps collectif, fondée sur la relance du mouvement en avant, la traversée de la mort, et la question de la mémoire.

Comme dans Seuls demeurent, le temps collectif construit par les poèmes s’élabore en relation avec l’expérience temporelle du sujet. Sans doute cette corrélation est-elle liée à la responsabilité endossée par le « je » dans l’élaboration de nouvelles formes de rapport au temps. On a vu que l’irruption de l’histoire dans Seuls demeurent était prise en charge par un sujet assumant la rupture de l’entrée en guerre et lui résistant par l’affirmation de la durée, associant ainsi étroitement temps de l’histoire et temps personnel : « Dure, afin de pouvoir mieux aimer un jour ce que tes mains d’autrefois n’avaient fait qu’effleurer sous l’olivier trop jeune. » (« Le Bouge de l’historien »). Dans Le Poème pulvérisé, de même, la conscience d’avoir à montrer l’issue du désastre (« J’ai couru jusqu’à l’issue de cette nuit diluvienne. […] Je vous attends, ô mes amis qui allez venir », « Seuil ») se double de la construction, dans les poèmes et dans l’organisation du recueil, d’un temps propre.

Avant les deux poèmes qui encadrent le temps de guerre, « Donnerbach Mühle » et « Hymne à voix basse », et après le triptyque d’ouverture des « Trois Sœurs », Char a placé au début du recueil le poème « Biens égaux ».

‘Je suis épris de ce morceau tendre de campagne, de son accoudoir de solitude au bord duquel les orages viennent se dénouer avec docilité, au mât duquel un visage perdu, par instant s’éclaire et me regagne. De si loin que je me souvienne, je me distingue penché sur les végétaux du jardin désordonné de mon père, attentif aux sèves, baisant des yeux formes et couleurs que le vent semi-nocturne irriguait mieux que la main infirme des hommes ? Prestige d’un retour qu’aucune fortune n’offusque. Tribunaux de midi, je veille. Moi qui jouis du privilège de sentir tout ensemble accablement et confiance, défection et courage, je n’ai retenu personne sinon l’angle fusant d’une Rencontre.
Sur une route de lavande et de vin, nous avons marché côte à côte dans un cadre enfantin de poussière à gosier de ronces, l’un se sachant aimé de l’autre. Ce n’est pas un homme à tête de fable que plus tard tu baisais derrière les brumes de ton lit constant. Te voici nue et entre toutes la meilleure seulement aujourd’hui où tu franchis la sortie d’un hymne raboteux. L’espace pour toujours est-il cet absolu et scintillant congé, chétive volte-face ? Mais prédisant cela j’affirme que tu vis ; le sillon s’éclaire entre ton bien et mon mal. La chaleur reviendra avec le silence comme je te soulèverai, Inanimée.’

Sans doute appelé à cet endroit par sa date d’écriture, antérieure à celle des autres textes, il n’en est pas moins significatif de l’importance donnée à l’histoire du sujet, dès l’ouverture du Poème pulvérisé. Le premier alinéa de « Biens égaux » en effet évoque le souvenir du jardin de l’enfance, associé au visage paternel : « De si loin que je me souvienne, je me distingue penché sur les végétaux du jardin désordonné de mon père […] ». La construction du poème, en deux parties, fait jouer l’une en face de l’autre deux formes du temps qui se soutiennent réciproquement. La première est celle de la rencontre dans l’instant (« l’angle fusant d’une Rencontre »), débarrassée du geste de rétention du passé (« je n’ai retenu personne »). Elle se caractérise par l’équilibre de la métaphore zénithale : « Tribunaux de midi, je veille », relayée par le titre « Biens égaux ». Cette temporalité est associée au monde de l’enfance dont le souvenir soutient le présent par son mode d’apparition intermittente : « un visage perdu, par instant s’éclaire et me regagne ». À l’inverse, le deuxième alinéa est construit selon une temporalité narrative où se succèdent les temps du passé (« nous avons marché »), du présent (« aujourd’hui où tu franchis ») et de l’avenir (« la chaleur reviendra »). L’image du passage s’inscrit dans la phrase centrale : « […] aujourd’hui où tu franchis la sortie d’un hymne raboteux. » De ce point de vue, « Biens égaux » redouble en les développant les deux derniers vers du poème précédent : « Terre sur quoi l’olivier brille,/ Tout s’évanouit en passage. » La contradiction qui les sous-tend, entre l’éternité de l’olivier et l’évanescence du passage, est semblable à celle qui fait jouer entre eux le premier et le second alinéa de « Biens égaux ». Or cette contradiction est principe du devenir, comme le suggère l’« arrière-histoire » du premier poème : « […] Je suis, elles étaient. Je suis devenu, elles, pas. J’ai changé. […] ». « Biens égaux », de son côté, affirme la « vi[e] » et le retour de la « chaleur » à partir d’une opposition, entre « ton bien » et « mon mal ». La puissance du devenir, fondée sur la force de refus du sujet « dressé contre la loi de soumission qu’il pressent autour de lui » dans l’« arrière-histoire » des « Trois Sœurs » (« Ô sœurs ! Ô mes refus ! »), est comparable à celle de « Biens égaux » qui s’appuie sur la force du « contraste » (Arrière-histoire) et sur le « congé » à partir duquel seulement s’obtient « l’espace pour toujours ». Et il n’est pas indifférent que ce geste du « congé », qui évoque chez Char le refus de la fixité et de l’appartenance à un lieu, soit venu s’inscrire sur une première formulation du mal, et peut-être contre elle : « L’espace pour toujours est souillé de sang, chétive volte-face. » 545

Structuré par la contradiction, le temps du « je » au début du Poème pulvérisé s’appuie sur le temps de l’enfance comme sur une force de refus grâce à laquelle il est possible de « devenir ». Or ce recours à l’enfance est lié, dans « Biens égaux », comme lors de son apparition dans Placard pour un chemin des écoliers, au caractère exceptionnel du présent collectif. L’ « arrière-histoire » du poème mentionne l’intrication du mal personnel et du mal dans l’histoire : « L’approche de la catastrophe me brûlait. Le mal et ses aides m’exaspéraient, m’indignaient. Cent colères, des brouilles, des pugilats même avec des gens fréquentés et des inconnus ont marqué les journées de ce temps d’angoisse. » L’évocation des lieux de l’enfance, du « jardin désordonné », semble alors répondre à la nécessité d’affirmer un partage, au moment où les frontières sont subverties entre le mal personnel et le mal collectif, tout comme l’enfance du sujet, dans la « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers, servait à rappeler l’existence de frontières face à la confusion et à l’excès du mal subi par les enfants d’Espagne.

Mais on remarquera qu’après-guerre le temps de l’enfance a acquis une nouvelle fonction. Alors que dans Placard l’enfance apparaissait comme un contre-modèle à opposer, par son caractère d’achèvement, à l’irruption de l’événement et à la linéarité du temps historique, dans Le Poème pulvérisé l’enfance sert d’appui à la nécessité de relancer le mouvement en avant, dans une époque où l’homme, « étranger pour l’aurore », a perdu la capacité d’ouvrir l’avenir. C’est ce que « Jacquemard et Julia » montre avec évidence. Le dernier alinéa annonce la spécificité d’un présent déploré : « L’inextinguible sécheresse s’écoule. L’homme est un étranger pour l’aurore. » Ces deux propositions viennent interrompre le tableau à l’imparfait des quatre alinéas précédents, structurés comme une chanson par le retour de la formule d’attaque « Jadis l’herbe ». De ce point de vue, l’enfance a bien le caractère circulaire qui lui était déjà propre dans la « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers. De nouveau, le monde de l’enfance se caractérise par le partage entre des forces contradictoires grâce auxquelles il « vit » : « Jadis, terre et ciel se haïssaient mais terre et ciel vivaient. » À ce monde s’oppose le temps présent, celui de « l’inextinguible sécheresse ». Or ce présent n’est pas le même que celui de la « Dédicace » de Placard ; il rappelle au contraire la faiblesse des « hommes d’aujourd’hui » de l’« Argument ». Le rôle de l’enfance répond alors à cette spécificité de l’époque : « Cependant à la poursuite de la vie qui ne peut être encore imaginée, il y a des volontés qui frémissent, des murmures qui vont s’affronter et des enfants sains et saufs qui découvrent ». Mettant en italique ce dernier verbe, Char souligne par contraste le ressassement qui définit la particularité du temps auquel l’enfance est appelée à résister. Il ne s’agit donc plus de lutter contre la terreur ; le présent du poème est bien situé après le déluge. Mais la capacité de se porter en avant, de ne pas « trébuch[er] dans la matinale lourdeur » comme l’écrit « Le Requin et la Mouette », est ce qui fait désormais défaut aux contemporains et que le sujet va chercher du côté de l’enfance.

L’intrication du temps personnel et du temps collectif est ainsi d’abord lisible dans cette évocation de l’enfance à des endroits stratégiques du recueil. « Les Trois Sœurs » et « Biens égaux » sont à l’ouverture ; « Jacquemard et Julia » se situe sur la ligne de partage entre la première section, faite de poèmes liés au souvenir de la guerre, et une deuxième partie qui, avec « Le Requin et la mouette », « Le Bulletin des Baux », « À la santé du serpent », « découvre » et invente des moyens de poursuivre après le désastre. « Jacquemard et Julia » était dans une première version manuscrite 546 significativement placé à l’ouverture du recueil, ce qui témoigne de son importance dans l’organisation de celui-ci et annonçait d’emblée son enjeu : combattre l’inertie des contemporains, être « à la poursuite de la vie qui ne peut être encore imaginée », « découvr[ir] », tout en cherchant à « vainc[re] la peur du temps et [à] allég[ir] la douleur », à l’amincir, à petits coups répétés comme le fait le personnage du Jacquemart frappant sur le timbre de l’horloge. C’est dire combien la conscience d’être situé après le désastre s’accompagne de la quête de nouveaux rapports au temps, d’une invention de l’avenir débarrassée de l’angoisse du temps compté.

Cette invention temporelle n’est pas cherchée pour soi, indépendamment de l’époque et des contemporains. L’enchaînement des trois poèmes « Donnerbach Mühle », « Hymne à voix basse », « J’habite une douleur », montre en effet de son côté que l’entrelacs du temps personnel et du temps collectif procède d’une responsabilité poétique. La succession de ces trois textes, soigneusement réfléchie, comme le signale le travail de réorganisation du recueil sur les épreuves, peut être interprétée du point de vue de l’enchaînement chronologique qu’ils suggèrent. « Donnerbach Mühle » est un poème du début de la guerre, dont la date est mise en évidence par l’épigraphe ; « Hymne à voix basse », en hommage à la Grèce « trois fois martyrs », est un poème qui tente de « rétablir », après le désastre, ce qui a été perverti par la guerre. Situés de part et d’autre du conflit, ces deux poèmes forment un diptyque dont la dualité se retrouve à l’échelle du poème suivant, construit en deux parties. « J’habite une douleur » est en effet fortement organisé autour de l’adverbe adversatif « pourtant », formant une phrase nominale isolée entre les deux principaux alinéas qu’elle sépare. Le temps de l’épreuve, elliptiquement suggéré par la succession des deux poèmes, retentit dans le partage qui divise « J’habite une douleur » entre un premier alinéa au futur et un second au passé. L’opposition des temps verbaux organise dans ce poème, autour du pivot central, une confrontation entre un futur attendu et sa déception. Un intervalle de temps se superpose ainsi à l’adverbe adversatif, entre les deux alinéas, à l’image de celui qui sépare les deux poèmes précédents. Dans ce poème tout entier à la première personne vient alors s’inscrire le temps de la lutte collective, des espoirs qu’elle a fait naître chez le sujet, de ses échecs.

« J’habite une douleur », succédant à « Donnerbach Mühle » et à « Hymne à voix basse », laisse ainsi résonner le temps de l’épreuve collective dans l’histoire du sujet et de son espoir. Or dans ce poème, l’histoire du sujet n’est pas dissociée de la poésie : le premier titre de « J’habite une douleur » était « Le Poème pulvérisé ». S’il y a une déception – et une attente – elle concerne le sujet en tant qu’il est poète, et en tant que, poète, il peut quelque chose dans le temps des hommes. « L’Âge de roseau » le dira sans détours : « Monde enfant des genoux d’homme, chapelet de cicatrices, aigrelette buissonnée, avec tant d’êtres probables, je n’ai pas été capable de faire ce monde impossible. Que puis-je réclamer ! » À l’enchantement d’une poésie du regret et d’une « affable » élégie, repoussée dès la première phrase de « J’habite une douleur », le premier alinéa oppose le « peu de mots » de la souffrance, et propose d’autres champs à l’investigation du poème : « La souffrance connaît peu de mots. Préfère te coucher sans fardeau : tu rêveras du lendemain et ton lit te sera léger. » Cet alinéa oppose la vertu de la « désagréga[tion] » à l’« agonie » d’une souffrance complaisante : « Plus tard on t’identifiera à quelque géant désagrégé, seigneur de l’impossible ». L’« arrière-histoire » de « J’habite une douleur » suggère une identique positivité de la pulvérisation :

‘[…] J’étais à cet instant lourd de mille ans de poésie et de détresse antérieure. Il fallait que je l’exprime. J’ai pris ma tête comme on saisit une motte de sel et je l’ai littéralement pulvérisée… De cette illusion atroce est né J’habite une douleur, plus quelque calme.’

Le « calme » obtenu par cette opération aux connotations alchimiques témoigne de la valeur accordée à une poétique qui obtient, de la destruction des agglomérations lyriques, le sel, c’est-à-dire en langage alchimique la volatilité, le mouvement. La pulvérisation est alors l’antonyme de « l’incorporation mélodieuse ». S’en prenant aux poésies « mélodieuses », parmi lesquelles « le lit », suggérant par métonymie le rêve, invite à placer le surréalisme, dénonçant leur proximité avec une conception chrétienne de l’incarnation du spirituel dans la chair des mots, dégradée en « incorporation », le sujet accuse la collusion de ces poétiques avec la marche destructrice du temps : elles ne « personnifient plus que la sorcellerie du sablier. » La pulvérisation est alors aussi une manière de s’opposer à la linéarité du temps. En appeler à une poétique laconique – qui n’est pas nécessairement aphoristique –, c’est ainsi choisir une écriture qui ne joue pas le jeu de la corruption temporelle, c’est-à-dire qui ne conçoit pas la mort comme le terme de l’existence. Cette autre conception du temps, opposée à la « sorcellerie du sablier », est lisible dans une autre image du premier alinéa : « Tu es impatient de t’unir au vent, au vent qui parcourt une année en une nuit. » Le « vent », « notre ami », comme le désigne un passage de Sur les hauteurs, écrit à la même époque, vient soutenir, dans la pièce et dans le poème, une représentation non calendaire du temps. Cette autre temporalité installe, contre la linéarité, la mort comme cible de chaque instant de l’existence : « des bouts d’existence incorruptibles que nous lançons à la gueule répugnante de la mort » (Le Rempart de brindilles). La mort et la finitude sont alors présentes dans chaque instant du temps, comme cibles toujours de nouveau visées.

Telle est donc, selon le premier alinéa de « J’habite une douleur », la poésie appelée de ses vœux par le sujet : rompant avec l’harmonie – « harmonie agglomérée » aurait écrit Char à l’époque de Poèmes militants – elle fonde le temps sur l’image d’un éparpillement spatial, signifiant la corrélation de la mort et du mouvement en avant. Parce qu’il est « pulvérisé », le poème doit permettre de surmonter la nostalgie que fait naître la souffrance du passé : « J’étais à cet instant lourd de mille ans de poésie et de détresse antérieure. » Char assume ici une tradition, mais redispose en même temps, par ce geste de pulvérisation, qui tient tout autant de la rupture que de l’assimilation, le rapport de la poésie à la souffrance et au temps. Un vers d’un poème de 1953, l’année de publication de L’Arrière-histoire du Poème pulvérisé, vient éclairer ce qui se joue dans « J’habite une douleur » : « Sur ma lyre mille ans pèsent moins qu’un mort. » (« Invitation », La Parole en archipel). On ne peut pas ne pas y entendre un écho au « mille ans de poésie » de l’« arrière-histoire ». S’il y a à reprendre, pour le modifier, l’héritage poétique de la formulation de la souffrance, c’est peut-être parce que, aux yeux de Char, l’épreuve du réel, dans sa forme la plus aiguë, celle de la mort, ne peut se faire dans les formes poétiques traditionnelles du deuil. La pulvérisation, qui n’est pas synonyme de forme fragmentaire, mais rapport différent au temps, est alors une réponse à ce poids de la mort vécue. Dans la mesure où cette mort risque de mettre en échec le mouvement en avant, de faire obstacle à la possibilité de continuer parce qu’elle a le poids de l’attachement au passé, il faut, contre la tentation des sirènes de la nostalgie, « décapit[er] les horloges » 547 , et rendre le « terme épars », de cet éparpillement créé par l’image de la pulvérisation.

Mais « J’habite une douleur » a une deuxième partie. « Il n’y a pas de siège pur », conclut le poème. L’arrêt de la quête, l’obtention d’une hauteur définitive, débarrassée de la « recherche de la base et du sommet », est illusoire. Comme le montagnard vêtu des « pans de la rude étoffe » du « velours à côtes », le poète, mû par l’alternance du « jour » et de la « nuit », ne peut se fixer. Toujours « hissé » « un peu plus haut », relancé dans son mouvement, le sujet de « J’habite une douleur » s’en remet simultanément au désir de s’élever « une fois encore » sur les hauteurs et à la conscience lucide de l’impossible terme de cette ascension. Car « J’habite une douleur » fait le récit d’une attente déçue :

‘Tu n’as fait qu’augmenter le poids de ta nuit. Tu es retourné à la pêche aux murailles, à la canicule sans été. Tu es furieux contre ton amour au centre d’une entente qui s’affole. Songe à la maison parfaite que tu ne verras jamais monter. À quand la récolte de l’abîme ? Mais tu as crevé les yeux du lion. Tu crois voir passé la beauté au-dessus des lavandes noires…’

À l’espérance du premier alinéa succède la description d’un échec. La « beauté » n’est pas où l’on « croi[t] la voir passer », la « maison parfaite » ne sera « jamais mont[ée] ». Ce poème est donc aussi la reconnaissance d’une illusion : tout ne peut être attendu de la poésie, telle que le premier alinéa la décrit. Mais ce qu’il y a de remarquable, c’est que le mouvement du poète vers cette poésie demeure : quelque chose continue de le « hisser », « une fois encore ». Il apparaît alors que la question centrale de ces années d’immédiat après-guerre concerne la possibilité de continuer, mais sans nier l’échec et la déception.

Le Poème pulvérisé se fonde ainsi sur l’expérience de la finitude. Tout le travail du recueil est d’intégrer l’échec, la déception et la mort, à la poursuite du mouvement en avant, à « la poursuite de la vie qui ne peut être encore imaginée », avec l’« inconnu devant soi ». L’image de la pulvérisation prend ici tout son sens. C’est grâce à elle que la double finitude, du poème et de l’existence, peut être muée « en bon mouvement » 548 , en « apport de l’être à la vie ». Le poème « Affres, détonation, silence » répond exemplairement aux exigences d’une poétique de la « pulvérisation », telle que « J’habite une douleur » l’appelle de ses vœux : refus du regret qui grève l’avenir et maintient douloureusement attaché au passé, refus de la linéarité destructrice du temps, spatialisation de la finitude dans l’image de la pulvérisation, inscription de la mort dans chaque instant du présent 549 . Alors, la mort de Roger Bernard peut cesser d’être l’objet d’un regret qui maintient le passé figé : tout le travail du poème est de tourner ce passé vers l’avenir, même si, comme le laissait attendre l’avertissement de « J’habite une douleur », le poème, qui à lui seul ne peut pas tout, s’ouvre sur un appel pressant à un destinataire qui vienne accomplir ce que lui-même ne peut que laisser inachevé : « […] mais si, à quelques kilomètres de là, dans les gorges d’Oppedette, vous rencontrez la foudre au visage d’écolier, allez à elle, oh, allez à elle et souriez-lui car elle doit avoir faim, faim d’amitié. » Le poème, « toujours marié à quelqu’un » (Partage formel), ne trouve sa pleine efficacité que dans sa rencontre avec autrui, rencontre peut-être éprouvée, au moment de l’écriture de ce poème-ci, comme incertaine et difficile : avec la description qu’en donne l’ « Avertissement », duquel des « hommes d’aujourd’hui » peut-on attendre qu’il réponde à l’appel du poème ?

‘Affres, détonation, silence
Le Moulin du Cavalon. Deux années durant, une ferme de cigales, un château de martinets. Ici tout parlait torrent, tantôt par le rire, tantôt par les poings de la jeunesse. Aujourd’hui, le vieux réfractaire faiblit au milieu de ses pierres, la plupart mortes de gel, de solitude et de chaleur. À leur tour les présages se sont assoupis dans le silence des fleurs.
Roger Bernard : l’horizon des monstres était trop proche de sa terre.
Ne cherchez pas dans la montagne ; mais si, à quelques kilomètres de là, dans les gorges d’Oppedette, vous rencontrez la foudre au visage d’écolier, allez à elle, oh, allez à elle et souriez-lui car elle doit avoir faim, faim d’amitié.’

Le partage entre les poèmes et les textes de prose, tels qu’ils ont été recueillis dans Recherche de la base et du sommet, est singulièrement visible ici. Là où le texte d’hommage à Roger Bernard s’achève sur la perte (« Tel est le poète que nous avons perdu »), « Affres, détonation, silence » au contraire appelle à la rencontre. La dimension commémorative de l’hommage accentue l’irréversibilité de la disparition ; le poème, au contraire, transforme la perte en possibilité de dialogue. Dans « Affres, détonation, silence », la mort de Roger Bernard n’est mentionnée à aucun moment, suggérée seulement par le parallélisme entre les trois mots du titre et les trois alinéas, faisant correspondre la « détonation » à la phrase nominale centrale : « Roger Bernard : l’horizon des monstres était trop proche de sa terre. » Significativement, le poème ne progresse pas de manière chronologique, et ne place pas la mort de Roger Bernard au terme d’un récit, ce qui serait consentir à une représentation linéaire du temps et à l’emprise qu’elle donne au poids du regret. L’ordre du temps y est au contraire bouleversé. Le premier alinéa oppose le passé récent (« deux années durant ») et le temps d’« aujourd’hui » : « Aujourd’hui le vieux réfractaire faiblit […] ». L’alinéa suivant, qui suggère la mort de Roger Bernard, n’est pas en contradiction, paradoxalement, avec le présent de cet « aujourd’hui ». De ce point de vue, la succession narrative des trois substantifs du titre ne se superpose pas à la succession des trois alinéas, qui eux n’enchaînent pas les trois étapes d’un récit. Entre le titre et le poème, ce sont plutôt deux logiques qui se rapprochent formellement (par le rythme ternaire) pour mieux souligner leurs différences. Le titre retrace l’enchaînement des trois phases de l’événement tel que le raconte le feuillet 138, lui aussi composé de trois alinéas. « Affres » du sujet prenant la décision de ne pas sauver Roger Bernard, assassiné sous ses yeux : « Aux yeux qui imploraient partout autour de moi le signal d’ouvrir le feu, j’ai répondu non de la tête… Le soleil de juin glissait un froid polaire dans mes os. » « Détonation » de l’assassinat : « Il est tombé comme s’il ne distinguait pas ses bourreaux […] » ; et « silence » de cette interrogation finale à laquelle aucune réponse n’est donnée : « Qu’est-ce qu’un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l’a-t-il su, lui, à cet ultime instant ? » Du feuillet 138 au poème de l’après-guerre, disparaît la logique sacrificielle qui établit une économie de la mort et de la souffrance en s’interrogeant sur leur « prix » (« Je n’ai pas donné le signal parce que ce village devait être épargné à tout prix »), entérinant par là une logique chronologique fondée sur la perte, cherchant après coup à justifier le sacrifice de ce qui a été perdu. Dans « Affres, détonation, silence », il n’y a pas de perte. La mort de Roger Bernard n’implique pas sa disparition. « Ne pas » et « ne plus » sont disjoints, comme l’affirme un autre poème très important de ce point de vue, « Suzerain ». Le « silence », troisième terme du titre, est d’ailleurs tout autant l’absence qui suit la mort de celui qui ne parlera plus (feuillet 138), qu’une invitation à ranimer « le silence des fleurs » en répondant à « la faim d’amitié » sur laquelle s’achève, de son côté, le poème : ce mot du titre n’implique pas nécessairement la disparition.

Or c’est en se fondant sur la « pulvérisation » que la logique du poème, qui n’est pas celle de la narration du feuillet, annule ce qu’il y a de destructeur dans le cours du temps. De la pulvérisation, « Affres, détonation, silence » retient surtout la puissance de spatialisation : la dissémination dans l’espace est une force d’opposition à la perte du passé. Car « aujourd’hui », le « vieux réfractaire » n’a pas disparu, mais « faiblit au milieu de ses pierres, la plupart mortes de gel, de solitude et de chaleur. » Sans annuler la durée, puisque Roger Bernard qui mourut jeune, est qualifié de « vieux réfractaire », l’espace maintient la présence du résistant « au milieu de ses pierres ». C’est par son « territoire », selon le mot du premier titre du poème, que l’existence du résistant-poète traverse la finitude, non pour nier celle-ci, mais pour la transformer en « apport de l’être à la vie », à l’image de la pulvérisation du « poème pulvérisé » conçue, dans la formule de « La bibliothèque est en feu… », en termes d’espace et de « voyage vers le Pays », de « traversée de la dureté terrestre ». C’est parce qu’il est étroitement lié à un espace, comme d’autres êtres exemplaires dans l’œuvre, tel Louis Curel de la Sorgue, que Roger Bernard, « compagnon des forêts extraordinaires » selon les mots de l’« arrière-histoire », ne peut être regretté. La lettre qui forme l’« arrière-histoire » de ce poème le souligne, par son orientation vers l’avenir : « Que de halliers nous restent à parcourir, incurables primitifs ! » Elle ajoute en outre, à la fonction de l’espace dans la lutte contre l’irréversibilité de la mort, le rôle de la poésie : « Cher Roger,/ On n’écrit pas aux morts… À peine aux disparus. Mais tu étais poète. C’est leur privilège à ces souffrants, à ces mal connus, aux poètes, d’être pliés dans des enveloppes à face heureuse, jetés au voyage et non brisés comme du bois de fagot. » Comme dans l’« arrière-histoire » de « J’habite une douleur », l’image de « l’enveloppe » désigne la puissance de la poésie face à la mort et à la souffrance : « C’est là, je crois, l’un de mes poèmes les plus « achevés » ; l’aliment qui le compose ne se détériora pas, ne toucha la moelle de l’air que complètement ‘enveloppé’. » Mais ce qui se joue aussi, dans ces deux poèmes, c’est la résistance de la poésie à l’épreuve de la réalité. Métaphoriquement désigné par la sortie du poème dans « la moelle de l’air » (« arrière-histoire » de « J’habite une douleur »), le réel à l’épreuve duquel le poème doit se confronter, est celui de la « détresse » et, dans « Affres, détonation, silence », celui du « sang supplicié ». Ces textes du Poème pulvérisé posent dans toute son intensité la question de ce que peut la poésie « dans ses rapports avec le monde » (Partage formel), quand ce monde s’est révélé être celui de la torture et de la souffrance.

C’est précisément ce rapport douloureux à la réalité que le premier titre du poème, « Territoire d’Ariel », suggérait. Invoquant Ariel, le libre génie de l’air, ce titre faisait écho au portrait du feuillet 228 : « Les êtres exemplaires sont de vapeur et de vent. » Il rappelait également le deuxième aphorisme de Partage formel : « Ce dont le poète souffre le plus dans ses rapports avec le monde, c’est du manque de justice interne. La vitre-cloaque de Caliban derrière laquelle les yeux tout-puissants et sensibles d’Ariel s’irritent. » Le titre « Territoire d’Ariel » associait ainsi un lieu et une liberté, et y donnait vie au « vieux réfractaire », mais signalait aussi à son « horizon », la présence de la politique, « cloaque de Caliban » 550 . Ce faisant, Char reprenait la question qui hante le feuillet 138, celle des moyens et des fins, question obsédante après-guerre encore, pour Char mais aussi pour ses contemporains 551 , sous le nom de machiavélisme. Dans les textes de Char, Ariel est en effet l’antonyme de noms qui sont par ailleurs associés à Machiavel. Ainsi dans un entretien pour Combat : « C’est alors que le poète trouve son devoir : celui de maintenir les ressources de l’homme, l’immense diversité… Égoïsme et générosité, Ariel et Arapède ! » 552 . Dans le quatrième Billet à Francis Curel, les « arapèdes », qui qualifient « la classe des gouverneurs », sont en note assimilés à « Sylla et Machiavel » : « Dans une autre version, on lit : ‘Sylla et Machiavel engrangent.’ » En donnant à Ariel tout un « territoire », le poème rétablit les limites de « sa terre » et recule « l’horizon des monstres », libérant un espace soustrait au machiavélisme de Caliban, et répare, dans l’ordre symbolique, ce qu’il y avait de trace machiavélique, de rapport de moyen à fin, dans la décision de ne pas sauver Roger Bernard : « Ce village devait être sauvé à tout prix ».

Enfin, si l’image de la poussière « dispersée » 553 dans Le Poème pulvérisé peut ainsi soustraire le défunt au regret comme à la disparition, c’est que la poussière est aussi en même temps le contraire de la survie : elle est une image de la mort dans ces années d’après-guerre. Mort « horrible », comme celle de l’« horrible journée » du feuillet 138, mort infligée par le bourreau : « Là-bas triomphe une horreur qui atteint d’emblée son âge d’or par la chute calculée en poussières vivantes du corps de l’homme vivant et de sa conscience vivante. » (« Dominique Corti »). Image de la mort subie dans le quatrième Billet à Francis Curel également : « Tu le sais, toi, qui demeuras deux ans derrière les barbelés de Linz, imaginant à longueur de journée la dissémination de ton corps en poussière […] ». En reprenant au champ sémantique de la mort cette image de la poussière, Le Poème pulvérisé inverse la valeur de celle-ci. Suivant un schéma fréquent dans l’œuvre, il transforme sa négativité en puissance d’affirmation. Ainsi peut-elle coexister, dans cette autre formule, avec la survie de l’existence passée : « Ce qui est étonnant ce n’est pas qu’un être exceptionnel meure, mais que derrière sa poussière se tienne debout indéfiniment, sa vie passée. » 554 . La poussière devient une image de lutte contre les formes d’oppression du temps, poids du passé ou irréversibilité de la mort. On trouve dès Feuillets d’Hypnos un tel emploi significatif du verbe « pulvériser » : « Du bonheur qui n’est que de l’anxiété différée. Du bonheur bleuté, d’une insubordination admirable, qui s’élance du plaisir, pulvérise le présent et toutes ses instances. » (feuillet 145). La pulvérisation, avec ce complément donné au verbe (« le présent et toutes ses instances »), vise ici aussi un ordre contraignant du temps : dans le contexte du feuillet, le présent est ce temps de la guerre dont le sujet subit le poids.

Le Poème pulvérisé est dès lors pour le sujet une manière singulière de faire son deuil. On a vu le rôle de la « pulvérisation » dans la lutte contre le retour nostalgique vers le passé, contre les questions lancinantes laissées par la mort de Roger Bernard également. On trouverait un dernier exemple de cette vertu temporelle de la pulvérisation dans une variante du poème « Donnerbach Mühle » 555  :

‘Tracée par le < Regret → canon >,
– vivre, limite immense –
la maison dans la forêt s’est allumée :
Tonnerre, ruisseau, moulin.’

En 1946, le « canon » a remplacé le « Regret » de la version de 1939. Toute la signification de cette strophe, et de la fin du poème, s’en trouve modifiée. Le « Regret » donne à lire les derniers vers comme une apparition évanescente. Il montre une dernière image de la « maison », avant qu’elle ne disparaisse, selon le verbe même du premier alinéa : « […] entends sous le bois la cloche du dernier sentier franchir le soir et disparaître ». Le « Regret » met en relief les sèmes de la « limite » dans le deuxième vers, plus que ceux de l’immensité. Et il fait attendre une fin déceptive : « Tonnerre, ruisseau, moulin », la maison s’anéantit dans l’illusion de son nom. Elle rejoint les « profondes cendres » de l’alinéa précédent, chargées dans ce contexte du charme crépusculaire du « doux feu végétal de l’été », charme souligné par la longueur rythmée d’une phrase aux pauses raccourcies par les enjambements de la syntaxe : les relatives déterminatives (« sur la plage où le doux feu végétal de l’été descend à la vague qui l’entraîne […] ») empêchent une forte séparation entre le relatif et son antécédent et conduisent à prononcer la phrase d’un seul souffle. Les « tendresses parentes de l’automne » (« J’habite une douleur ») et le « Glas d’un monde trop aimé » sont la tonalité dominante du poème.

La substitution du « canon » au « Regret » dans la dernière strophe inverse le mouvement de disparition et donne à lire l’image finale sous la lumière d’une déflagration. Comme ailleurs l’éclair ou la foudre, cette déflagration a la positivité de ce qui illumine au moment même de détruire. Or le premier vers de la strophe, « Tracée par le canon », relie cette image au champ sémantique et lexical de la pulvérisation : il suggère l’embrasement progressif de la poudre à canon, du « pulvérin ». Et la pulvérisation, dans cette strophe finale, au lieu de faire « disparaître », réalise le nom de la maison : « Tonnerre, ruisseau, moulin » reprend les éléments qui composent le nom du lieu dit « Donnerbach Mühle », non en les traduisant sous forme d’un nom propre, mais en les rendant à leur signification de noms communs. Par là, le poème confie à la pulvérisation le pouvoir de lutter contre la violence de l’histoire, qui fait perdre le nom, « ce nom qu’on me demande d’oublier », comme le dit précisément le troisième alinéa, ou encore, chez les contemporains du sujet après-guerre, leur fait perdre « jusqu’à la poussière de leur nom » (« Argument »).

Si la pulvérisation supprime le regret et le sentiment de perte dans la relation au passé, alors se libère la possibilité de la transmission et de la mémoire. La place donnée à l’enfance dans l’immédiat après-guerre comme force d’ouverture vers l’avenir est possible seulement parce que le temps de l’enfance est en solution de continuité avec le présent. La rupture est la condition nécessaire, en apparence paradoxale, de la transmission. C’est ce que montre exemplairement le poème « Suzerain ». Le deuxième paragraphe décrit longuement l’enfance heureuse du sujet. Le paragraphe suivant, loin de déplorer la perte de celle-ci, signale sa « mort » sans traces : « Ce monde net est mort sans laisser de charnier. » Le passé de l’enfance est ainsi soustrait à sa survie dégradée par une interruption qui le dégage de l’écoulement du temps : « Il n’est resté que souches calcinées, surfaces errantes, informe pugilat et l’eau bleue d’un puits minuscule veillée par cet Ami silencieux. » Cette séparation du passé dans le temps, l’absence d’une descendance qui ne pourrait qu’associer la corruption à la génération, ainsi que le suggère l’image du « charnier » comme héritage écarté, est la condition de la transmission. La première leçon de « l’Ami silencieux » est de distinguer pas et plus : « La connaissance eût tôt fait de grandir entre nous. Ceci n’est plus, avais-je coutume de dire. Ceci n’est pas, corrigeait-il. Pas et plus étaient disjoints. » Cette condition posée, il devient possible de tenir ensemble le refus de la dépendance à l’égard du passé et sa transmission à autrui, telle que l’appelle de ses vœux le sujet dans l’« arrière-histoire » du poème : « En hommage à mes bons maîtres de la Sorgue, les pêcheurs de mon âge tendre. […] Où sont-ils ces êtres libres et détirés ? Morts, morts, morts… Mais ils continuent de vivre en moi, oh combien ! Je vous les transmettrai, amis, ennemis. Qu’ils inspirent les uns et avisent les autres ! » Et l’on remarquera que l’appel aux « bons maîtres » ne vise pas à conserver leur mémoire mais se tourne vers le futur proche et l’action des contemporains.

Car le rapport à la mémoire est modifié, lui aussi, dans ce recueil qui « pulvérise » les attachements nostalgiques au passé. Dans « Marthe », l’angoisse que peut faire naître l’oubli est combattue par l’image d’un temps qui « s’accumule » au lieu de s’écouler : « […] comment pourrais-je jamais vous oublier puisque je n’ai pas à me souvenir de vous : vous êtes le présent qui s’accumule. » Or Marthe est, entre autres, le prénom d’une amie photographiée en 1915 avec Char enfant et sa sœur devant les ruines de Lacoste. La photographie, reproduite dans le livre de Pierre Guerre, René Char, est accompagnée d’une légende qui indique que Marthe, dont l’enfant René était amoureux, mourut peu après 556 . Si en choisissant ce titre, pour remplacer le titre précédent, « Élise », Char rappelle l’image lointaine de cette amie, qu’il la superpose ou non à l’image d’une compagne rencontrée plus récemment, il le fait en annonçant et en déjouant la tentation de la nostalgie : « […] comment pourrais-je jamais vous oublier puisque je n’ai pas à me souvenir de vous ». Le poème prend même l’exact contrepied de la distance temporelle qui s’accuse au contact d’une photographie ancienne. La première ligne suggère l’arrachement de l’être aimé aux signes du passé : « Marthe que ces vieux murs ne peuvent pas s’approprier. » L’union amoureuse (« Nous nous unirons sans avoir à nous aborder, à nous prévoir ») échappe aux lois du temps, à l’attente comme au regret. « Envoûtement à la Renardière » (Seuls demeurent) annonçait déjà une telle sortie hors du temps dans la rencontre amoureuse : « Nous étions exacts dans l’exceptionnel qui seul sait se soustraire au caractère alternatif du mystère de vivre. » L’image de la fontaine vient soutenir cette répétition jubilatoire de l’instant qui ne cesse de recommencer : Marthe est « fontaine » et « présent qui s’accumule », comme l’eau des fontaines du poème « Jeunesse » dans Seuls demeurent (« vous vous donnez naissance, otages des oiseaux, fontaines »). Or ce rapport du temps « exceptionnel » à l’amour se fait sur fond de référence à Sade : à l’arrière-plan de « Marthe », les « vieux murs » sont ceux des ruines de Lacoste. L’association de la « fontaine » et des « ruines » donnera lieu, dans un aphorisme de À une sérénité crispée, à une image de dislocation et de jouissance sadienne : « Belles filles de la terre, fontaines de félicité, qu’on baise, qu’on chavire, qu’on pénètre, qu’on disloque jusqu’au laconisme, pourquoi hélez-vous encore, ruines parfumées ? » 557 « Marthe » retentit aussi de sa proximité avec « Suzerain », placé à dessein à cet endroit du recueil 558 . « Suzerain », qui s’intitulait initialement « Sade notre souffre-douleur » 559 , forme avec « Marthe » et « À la santé du serpent » un ensemble de poèmes de référence sadienne. Certains lexèmes s’éclairent ainsi : « ma monarchie solitaire » de « Marthe » faisant écho au titre « Suzerain » et au seigneur Sade, de même que « la luxure de ton ascendant solaire » dans « À la santé du serpent », qui relayait l’image du premier titre « Paternité solaire » 560 , est à placer en regard de la figure de Sade. Si Sade intervient dans ce recueil, c’est en particulier parce que sa puissance de subversion, qui disloque l’étau du dogme religieux, de manière manifeste dans À la santé du serpent, rejoint la nécessité, dans Le Poème pulvérisé, de poser un contre-modèle à la conception chrétienne du temps de l’histoire. La figure de Sade vient à l’appui de la lutte du sujet contre les formes oppressantes de représentation du temps historique. Le temps de l’amour, par sa puissance sadienne de dislocation, se libère de « l’embuscade des tuiles et de l’aumône des calvaires » selon l’image de « Jeunesse », de l’oppression d’un temps linéaire dont l’économie fait payer aujourd’hui par la souffrance le bonheur repoussé à un avenir indéfini. Char voyait cette conception du temps identiquement dans les religions chrétiennes et chez les communistes qu’il qualifie à dessein d’« église ». 561 Face à ce poids de l’histoire, à la contrainte de son économie temporelle, l’énergie destructrice de Sade a la positivité d’une pulvérisation qui rend libre parce qu’elle exalte, dans la jouissance, la tension d’une répétition, la « résolution en jubilation du temps vécu dans l’être aimé » (« Arrière-histoire »). Le réseau sémantique de la résurrection qui parcourt le recueil prend ici un sens singulier : la résurrection n’est plus essentiellement ce qui vient après, elle suppose moins l’antériorité d’un désastre qu’une conception du temps comme jaillissement répété. Aussi n’a-t-elle plus à réparer la perte. La meilleure façon de lutter contre la nostalgie, c’est cette image qui implique, dans la jouissance répétée, l’anéantissement du temps qui passe. Cela aussi est, dans l’œuvre de Char, la liberté héritée de Sade 562 .

Ainsi le « passé » peut-il être « libre », comme la pierre du « Bulletin des Baux » : « Cette pierre qui t’appelle de son passé est libre. Cela se lit aux lignes de sa bouche. » C’est que, détaché du cours du temps, ce passé « n’a ni avènement ni fin ». Le lexique du premier alinéa de ce poème est significativement proche de celui du passé séparé de l’enfance dans « Suzerain ». Une phrase, « Souchetée seulement d’absences, de volets arrachés, de pures inactions », rappelle en effet celles-ci : « Ce monde net est mort sans laisser de charnier. Il n’est plus resté que souches calcinées, surfaces errantes, informe pugilat […] ». N’ayant « ni avènement ni fin », le temps est alors non seulement délivré de la « dictée » de Dieu et du modèle chrétien assignant un commencement et une fin à l’histoire des hommes, mais aussi du fatalisme : « Juxtapose à la fatalité la résistance à la fatalité. » Toutefois la dislocation, visible dans les « ruines » et faisant écho à l’image de la pulvérisation dans le recueil, n’est pas un but en elle même. Elle n’engage un autre rapport au temps qu’à la condition d’être relayée par « l’amour » du sujet. Sans la responsabilité du « je », ici encore, les ruines restent « incohérentes » : « Les ruines douées d’avenir, les ruines incohérentes avant que tu n’arrives, homme comblé, vont de leur parcelles à ton amour […] ». S’il faut bien une « énergie disloquante », elle est celle de la « poésie » : « La réalité sans l’énergie disloquante de la poésie, qu’est-ce ? » s’interroge le sujet dans un poème ultérieur, « Pour un Prométhée saxifrage » (« Au-dessus du vent », La Parole en archipel). Il importe que cette force de bouleversement soit à l’initiative des hommes, d’un « Prométhée saxifrage » précisément, par opposition à Dieu qui « avait trop puissamment vécu parmi nous ». Mais elle ne supprime pas pour autant la faiblesse de « l’irritable maladresse ».

Car Char est loin de confier aux hommes l’entreprise prométhéenne de réaliser sur terre le bonheur autrefois attendu du ciel. On l’a vu, cette promesse est terreur à ses yeux, quand elle n’est pas tout simplement insuffisante : « L’optimisme des philosophies ne nous est plus suffisant. » (« Le Météore du 13 août »). Peut-être est-ce cet optimisme que dénonce un autre alinéa du « Bulletin des Baux » : « Oui et non, heure après heure, se réconcilient dans la superstition de l’histoire. La nuit et la chaleur, le ciel et la verdure se rendent invisibles pour être mieux sentis. » Le temps des horloges, « sorcellerie du sablier » (« J’habite une douleur »), temps dans lequel on vit « heure après heure », ici associé à l’histoire, devient le contraire d’un temps mû par l’alternance des contraires, comme l’est le devenir héraclitéen. Les idéologies de l’histoire et leur dialectique, métonymiquement désignée par le début de l’alinéa (« Oui et non »), anéantissent la forme de lutte qui, aux yeux de Char, est la condition du mouvement en avant, lutte entre les « loyaux adversaires » qui « se fécondent », là où « les ennemis se détruisent » 563 . Il est possible que Char dénonce ici l’attachement « supertiti[eux] » de ses contemporains à l’histoire, leur croyance dans « l’âge d’or », dans un « grand idéal », qu’il condamne par ailleurs, comme on l’a vu, dans ses entretiens et textes critiques. La seconde partie de l’alinéa oppose la nécessité du secret (« se rendent invisibles ») à l’évanescence des oppositions dans un monde qui ne peut les recevoir. À l’instar de la fonction attribuée à l’alchimie – poursuivre par un cheminement secret un travail d’opposition que les contemporains pervertissent – l’« invisib[ilité] » des couples d’éléments (« la nuit et la chaleur, le ciel et la verdure ») leur permet d’« être mieux sentis ». La dénonciation des contemporains et de la politique française est en tout cas assez proche pour affleurer dans une version manuscrite du texte de l’Arrière-histoire : « Tout de même c’est un porte-pensées sans égal que cette ancienne place forte [pour seigneur de la jungle France,] <léchée → fouettée> par le mistral interminablement et baisée par le soleil non moins interminablement. » 564 . Et l’on voit de quelle manière dans cette arrière-histoire le vocabulaire sadien (« seigneur », « fouettée ») vient soutenir une représentation du perpétuel (« interminablement ») contre le passé historique (« cette ancienne place forte »).

Dans ce recueil, qui est bien un recueil de l’après, le mouvement en avant se soutient donc de la double reconnaissance de la faiblesse et de l’échec, dans le poème et dans l’histoire. La finitude du poème elle même s’est révélée à l’épreuve du « sang supplicié » (avant-propos de Feuillets d’Hypnos), de « l’événement » (« De l’événement à sa relation, quel pas ! » 565 ), et de l’action (« cette dignité si mal réalisable dans l’action, et dans cet état hybride qui lui succède. » 566 ). Mais Le Poème pulvérisé est moins un recueil de rupture que de deuil, d’acceptation d’un passé avec lequel il s’agit, non de rompre, mais de composer, pour en relancer la poussière dans le devenir et inventer les moyens d’ouvrir l’avenir. Car telle est la responsabilité dont il se charge, une fois établie la catastrophe de l’histoire et la fin des espoirs issus de « L’Âge de roseau », âge qui tenait de lui-même sa force de résistance : « Le danger nous ôtait toute mélancolie. Nous parlions sans nous regarder. Le temps nous tenait unis. La mort nous évitait » (« Météore du 13 août »). La crise de l’histoire conduit à la nécessaire élaboration non pas d’un contre-modèle, ce qui serait trop rigide, mais d’un « contre-imaginaire ». La pulvérisation joue ce rôle-là. Elle est non seulement une défense contre la « mort » et la « mélancolie », mais aussi une réplique à ce qui constitue aux yeux de Char la violence des idéologies de l’histoire. Interrogé dans un entretien un peu postérieur sur « l’antagonisme simulé par l’idéologue » de son temps et sur son « trafic d’arguments », Char répond par l’image de la pulvérisation qui s’associe dans contexte aux idées de liberté et de respect : « Vois-tu, reprit René Char, le scrupule est indispensable. Le poète pulvérise mais ne tranche pas. Être présent partout le fait choisir sereinement, et son pessimisme, c’est son respect d’autrui. » 567

Notes
545.

Variante de la première version de « Biens égaux » parue dans Dehors la nuit est gouvernée, G.L.M., 1938 : voir Œuvres complètes, op. cit., p. 1368.

546.

Voir le « premier jeu d’épreuves » (mars 1947), BLJD, Fonds René Char 691, AE-IV-8.

547.

Cette image se trouve dans une lettre manuscrite à Georges Mounin, du 20 mai 1954, BLJD, Fonds René Char 881, AE-IV-7bis.

548.

« Impressions anciennes », p. 742.

549.

Bien qu’il eût convenu à merveille, le premier titre de « Affres, détonation, silence » lors de sa prépublication en revue n’était pas « Le Poème pulvérisé » comme l’indique fautivement la bibliographie de l’édition des Œuvres complètes (op. cit., p. 1422), mais « Territoire d’Ariel », paru dans la revue Action de novembre 1945, et non dans Poésie 45 d’octobre 1945. En revanche, les notes de la même édition donnent les références justes (p. 1369).

550.

Voir Jean-Claude Mathieu : « L’insouci du génie de l’air bute contre la politique de Caliban – ce qui, dans la politique, relève du cloaque, du collecteur de bassesses. L’iris « s’irrite », le génie de l’air est clos – « cloaque » - dans l’irrespirable. », op. cit., vol. II, p. 182.

551.

En 1946, Jean-Paul Sartre parlait ainsi devant la première Conférence générale de l’Unesco : « […] Autrement dit ici, le problème que l’écrivain a à résoudre pour lui et à essayer de faire comprendre aux gens, c’est le problème du rapport des fins et des moyens. […] Si nous devons condamner le machiavélisme, ça ne peut être au nom, justement, d’une liberté que des milliers d’hommes ne possèdent pas, ça doit être au nom d’une fin, qu’exclut, justement, le machiavélisme et que nous devons définir. » in La Responsabilité de l’écrivain, Lagrasse, Verdier, 1998, pp. 57-58.

552.

« Une matinée avec René Char » par Jacques Charpier, Combat, 16 février 1950, p. 4.

553.

Cf. « La Faux relevée » : « Quand le bouvier des morts frappera du bâton,/ Dédiez à l’été ma couleur dispersée. […] » (« Au-dessus du vent », La Parole en archipel).

554.

« Fragment inédit dans la résonance de À une sérénité crispée », Œuvres complètes, op. cit., p. 1240.

555.

Variante donnée par l’édition des Œuvres complètes, op. cit., p. 1205.

556.

Pierre Guerre, René Char, Paris, Seghers, 1971, p. 32. Le lien entre cette photographie et le poème est indiqué par Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 152. Marthe est aussi le prénom d’une amie rencontrée en 1946, Marthe El Kayem, selon les informations de la biographie de Laurent Greilsamer, La vie de René Char, Paris, Fayard, 2004, p. 250.

557.

Jean-Claude Mathieu analyse en ces termes l’aphorisme : « violence de l’amour qui disloque et fait jaillir, symbolisée non seulement par la fontaine-femme […] mais par la fontaine au milieu de ses ruines (« Marthe »). », op. cit., vol. II, p. 153.

558.

On peut lire en effet sur un feuillet manuscrit du poème cette annotation : « poème à intercaler dans ‘Le Poème pulvérisé’ entre ‘À la santé du serpent’ et ‘Marthe’ », in BLJD, Fonds René Char 690, AE-IV-8. 

559.

Cf. la note de l’édition des Œuvres complètes, op. cit., p. 1369.

560.

Titre biffé sur un manuscrit, BLJD, Fonds René Char 961, AE-III-50.

561.

Lettre à Georges Mounin, 20 mai 1954, BLJD, Fonds René Char 881, AE-IV-7bis.

562.

On remarquera un geste identique d’inversion du mal et de la destruction en jouissance amoureuse dans cet aphorisme de « L’Âge cassant » (1963-1965) : « Tuer m’a décuirassé pour toujours. Tu es ma décuirassée pour toujours. Lequel entendre ? ». Ce recueil, dédié au souvenir d’une famille juive cachée pendant la guerre, témoigne encore une fois de la résurgence de la période de la guerre dans l’œuvre de Char dans les années 1963-1965. Mais dans cet aphorisme, l’interrogative finale (« Lequel entendre ? ») suggère l’inachèvement du deuil et de la transmutation de la souffrance par l’énergie dislocatrice de l’érotisme sadien.

563.

Fragments inédits donnés dans la section des « Variantes » des Œuvres complètes, op. cit., p. 1241.

564.

BLJD, Fonds René Char 755, AE-IV-21.

565.

« La Lettre hors commerce », Recherche de la base et du sommet, p. 661.

566.

Ibid.

567.

Entretien avec Jacques Charpier, op. cit.