2. La publication de Fureur et mystère

La publication des recueils poétiques s’échelonne régulièrement dans l’après-guerre : Seuls demeurent en 1945, Feuillets d’Hypnos en 1946, Le Poème pulvérisé en 1947. En décidant de rassembler ces trois recueils dans un livre, Char donne à leur succession une cohérence qui n’existe pas dans la seule chronologie de leur parution. Il en oriente également la signification sous l’horizon d’un même titre. Du point de vue qui nous intéresse, cette publication a deux conséquences : la place de la guerre en est infléchie ; la situation du poème, redéfinie entre la « fureur » et le « mystère ».

Dans la mesure où elle implique un retour sur dix années d’écriture, la publication de Fureur et mystère représente une étape dans l’œuvre de Char. Elle invite à considérer cette période dans son unité, au-delà des disparités de chaque recueil. Ainsi réduit-elle la valeur de césure ou de charnière que pourraient représenter certains d’entre eux, Feuillets d’Hypnos ou Le Poème pulvérisé par exemple. Un trajet s’accomplit, de Seuls demeurent, dont le titre est suivi de la mention « 1938 – 1944 », à La Fontaine narrative recueil daté de « 1947 ». La page de garde de Fureur et mystère porte soigneusement la date de 1947 puis, après rature, celle de 1948, sur le manuscrit pour l’imprimeur 568 . Ces différentes dates correspondent, comme il est habituel dans un recueil poétique, aux périodes d’écriture des poèmes. Mais, en raison de la relation référentielle forte de certains d’entre eux (« Le Loriot », « 1939. Par la bouche de l’engoulevent », « Donnerbach Mühle »), de l’ensemble de Feuillets d’Hypnos et, surtout, des « Arguments » qui précèdent les recueils, ces dates impliquent aussi une périodisation de l’époque contemporaine de leur rédaction. Les années 1938-1947 acquièrent une unité, de l’avant à l’après-guerre. La guerre elle-même, de ce fait, s’intègre à cette période d’une manière qui en atténue la dimension de rupture. L’ensemble de la décennie pourrait, certes, être considérée comme la période de la guerre, rejetant avant et après elle deux époques incommensurables. Dans une certaine mesure, la publication de Fureur et mystère signifie cela. Mais en même temps, cette période est trop longue pour que la part de rupture ne soit pas compensée par le développement d’une durée. De même que la force disruptive de l’entrée en guerre symbolisée par « Le Loriot » est contenue par l’organisation narrative à l’échelle de Seuls demeurent, de même la césure de Feuillets d’Hypnos, recueil de la crise à son paroxysme, est contrebalancée par la continuité temporelle suggérée dans l’ensemble Fureur et mystère. La réunion des recueils dans Fureur et mystère semble alors correspondre aux exigences de responsabilité visibles dans certains d’entre eux : l’écriture poétique appelle à la persévérance face à la crise, assume la nécessité de durer face à la destruction causée par l’événement. Toutefois, alors que cette inscription de la crise au cœur du livre peut laisser penser que celle-ci a été surmontée, que « l’épreuve » a trouvé une issue, sa force d’attraction à l’échelle de l’œuvre montre la persistance de son retentissement.

L’expérience de la guerre n’est pas seulement au cœur de Fureur et mystère, elle devient en effet un axe central auquel l’ensemble de l’œuvre est rapporté. D’une part, nombreux sont les poèmes qui dans les recueils ultérieurs feront référence à cette période : « La double tresse », qui contient « Chaume des Vosges », dans Poèmes des deux années, le titre de La Bibliothèque est en feu, allusion à un message de la BBC, « De 1943 » dans Au-dessus du vent, « Sur un même axe » qui associe Georges de La Tour et « Ruine d’Albion » (Dans la pluie giboyeuse), la mention des Matinaux dans « Les utopies sanglantes du XXe siècle » (Faire du chemin avec…) : « Les Matinaux vivraient, même si le soir, si le matin, n’existaient plus », par exemple. D’autre part, dès 1945, Char situe les recueils du Marteau sans maître dans une relation de prémonition avec l’épreuve de la guerre :

‘Vers quelle mer enragée, ignorée même des poètes, pouvait bien s’en aller, aux environs de 1930, ce fleuve mal aperçu qui coulait dans des terres où les accords de la fertilité déjà se mouraient, où l’allégorie de l’horreur commençait à se concrétiser, ce fleuve radiant et énigmatique baptisé Marteau sans maître ? Vers l’hallucinante expérience de l’homme noué au Mal, de l’homme massacré et pourtant victorieux.
La clef du Marteau sans maître tourne dans la réalité pressentie des années 1937-1944. Le premier rayon qu’elle délivre hésite entre l’imprécation du supplice et le magnifique amour.’ ‘(Feuillet pour la 2e édition, 1945)’

Loin d’être une simple rupture ou une parenthèse, la guerre comme « hallucinante expérience de l’homme noué au Mal », retentit dans l’œuvre dès avant sa pleine manifestation. On remarquera que c’est dans le poème et non chez le poète que se réalise ce pressentiment. Cet avant-dire ne confère pas à ce dernier le statut de prophète : la direction que prend le poème, métaphorisé en fleuve ici, est « ignorée même des poètes ». Car cette « hallucinante expérience » garde pour le poète quelque chose d’exorbitant. Le « pressentiment » ne se rapporte pas à une trajectoire fixée d’avance.

Placée ainsi au centre de l’œuvre, la guerre est moins un événement dans le déroulement du temps scandé par la succession des recueils, qu’un « axe » (« Sur un même axe »), sur lequel s’inscrit l’avènement alterné du renouveau. « Le premier rayon qu’elle délivre hésite entre l’imprécation du supplice et le magnifique amour » : la dernière phrase de ce feuillet est reprise telle quelle, après la guerre, dans Le Météore du 13 août ([Novae]) : « Premier rayon qui hésite entre l’imprécation du supplice et le magnifique amour ». À l’opposé de la linéarité d’un processus historique, la reprise du « premier rayon » place la guerre comme « massacre » – mais aussi « victoire » sur lui – à l’horizon répété de chaque renouveau.

La publication de Fureur et mystère s’accompagne de l’ajout de sections et de modifications au sein des recueils qui, de leur côté également, donnent à la guerre une place et une signification qu’elle n’aurait pas eues sans ce rassemblement en un seul livre. Fureur et mystère accueille en effet deux sections inédites, « Les Loyaux adversaires » et « La Fontaine narrative », et intègre, dans l’édition de 1948, « La Conjuration », placée juste après « Feuillets d’Hypnos ». À l’intérieur des recueils, les modifications sont peu nombreuses, à l’exception notable de l’ajout du « Météore du 13 août ».

« Les Loyaux adversaires » regroupe des poèmes dont l’origine ancienne est analysée par Jean-Claude Mathieu, qui détaille l’itinéraire complexe de certains d’entre eux, écrits à l’automne 1939, lors de la mobilisation de Char dans la forêt vosgienne 569 . Non repris dans Seuls demeurent, ils figurent d’abord, avec des modifications, dans la section « Guerre » de Premières alluvions, puis de nouveau réécrits, dans « Les Loyaux adversaires ». Ces quelques poèmes, « Sur la nappe d’un étang glacé », « Sur le volet d’un fenêtre », « Chaume des Vosges », que leur style a écartés de Seuls demeurent, donnent le ton des « Loyaux adversaires ». La légèreté, parfois soulignée par la forme de la chanson (« Un oiseau… »), caractérise la voix qui les porte, à défaut des sujets qu’ils abordent. L’association du plus grave (« mes fils qu’on tue sans leur fermer les yeux ») et du plus gracieux (« Neige, caprice d’enfant ») semble être en effet le trait dominant du recueil. Aux poèmes de la forêt, du désir et de « l’auberge où il fait bon vivre » (« Sur le livre d’une auberge ») 570 , la section des « Loyaux adversaires » ajoute la « pénombre » d’« implacables hostilités », le supplice « sur les pentes d’Aulan » (« Cur secessisti ? ») et le souvenir de la lutte « avec un verrou aux mâchoires et une montagne dans le regard » (« Cette fumée… »). La légèreté est lestée des traces du combat contre le pire. Mais elle reste la tonalité dominante, et fait la spécificité de cette section par rapport aux autres. Les images aériennes l’emportent, de « l’aile » à la « fumée » : « L’air ouvrait aux hôtes de la matinée sa turbulente immensité. Ce n’étaient que filaments d’ailes, tentation de crier, voltige entre lumière et transparence. » (« Le Thor »), « J’étais l’égal de choses dont le secret tenait sous le rayon d’une aile. » (« Pénombre »), « Cette fumée qui nous portait était sœur du bâton qui dérange la pierre et du nuage qui ouvre le ciel. » La présence de l’enfance, corrélée à la forme versifiée des poèmes, contribue elle aussi à cette couleur singulière des « Loyaux adversaires ». Placée après Feuillets d’Hypnos, et avant Le Poème pulvérisé, cette section a valeur de pause entre deux grands recueils de crise. Mais elle donne aussi, comme le feront un peu plus tard les poèmes des Matinaux, une valeur spécifique de contre-terreur à « cette vie simple, à fleur de terre » (« Un oiseau… »), éprouvée dans sa fugacité lors du « cantonnement » dans la forêt enneigée, à nouveau dans le frôlement de l’herbe et sous le couvert des arbres du maquis, et formulée après-guerre dans l’échange dialogué des « vagabonds luni-solaires » et des « êtres qui vivent en intelligence patente avec les ébauches autant qu’avec les grands ouvrages vraiment accomplis de la Création » (Pourquoi du « Soleil des eaux »). Il y a là une forme continue d’opposition dont « Les Loyaux adversaires » rassemble les éléments, métaphoriques et rythmiques, dispersés dans les autres recueils. De « l’hiver » qui ouvre le recueil, avec ses « graines belliqueuses », promesses d’une « vie future » victorieuse, à l’image de l’herbe et son contrepoint d’enfance, les poèmes des « Loyaux adversaires » réunissent les divers points d’appui de la lutte contre « l’anti-vie nazie ». Le « peuple des prés », par exemple, dont le sujet se « récite » la beauté dans le feuillet 175, trouve son amplification dans le poème « Le Thor » : « les sombres enfants perdus dans la chimère de l’herbe » (feuillet 175) deviennent « hôtes de la matinée » dans un « sentier aux herbes engourdies » où se forme une même « chimère » souriante. Le terme de chimère dit bien la nature de cette contre-terreur. La chimère chez Char n’est pas le vide de l’imagination, comme on l’entend habituellement à la suite de la dévalorisation platonicienne de l’imaginaire. La chimère, c’est au contraire l’imagination prenant corps. Comme les chimères des cathédrales, comme l’animal « chat ou chimère » apparaissant à la fin de La Conjuration, elle est une plénitude de l’imagination au moment où celle-ci rencontre le réel. Les poèmes des « Loyaux adversaires » désignent cette puissance de résistance de l’imagination face à une réalité dont le caractère monstrueux fait obstacle, dans Feuillets d’Hypnos, à la possibilité même de l’imaginer. Selon un schéma habituel chez Char, le remède s’appuie sur le mal pour s’y opposer : la chimère reprend ses armes aux monstres chimériques. Le feuillet 6 signifie exactement cela quand il fonde la tâche de la poésie à l’endroit précis où s’engouffre « le vent des abîmes », où l’inimaginable affole le discours métaphorique : l’effort de « transformer vieux ennemis en loyaux adversaires » procède de ce geste d’inversion du mal en son contraire, à partir d’un travail de l’imagination donnant forme (de chimère) à l’informe monstrueux :

‘L’effort du poète vise à transformer vieux ennemis en loyaux adversaires, tout lendemain fertile étant fonction de la réussite de ce projet, surtout là où s’élance, s’enlace, décline, est décimée toute la gamme des voiles où le vent des continents rend son cœur au vent des abîmes.’

La lutte des « loyaux adversaires » étant non seulement un « projet » du poète au moment où, au début de Feuillets d’Hypnos, il s’engage et « fait face » (feuillet 4), mais aussi une lutte continue, depuis les poèmes de l’hiver de « Premières alluvions » jusqu’aux chansons de l’après-guerre, il n’est pas surprenant que cette section des « Loyaux adversaires » soit à la fois placée, dans Fureur et mystère, après Feuillets d’Hypnos, signifiant la réalisation du « projet », et précédée, dans l’édition de 1948, de la mention « s.d. ». Seule cette section du livre se soustrait ainsi, ostensiblement, à la datation. Par là se trouve signifiée, certes, la multiplicité des époques de rédaction des poèmes recueillis, mais aussi bien la permanence non historique, non datée, de cette forme singulière de résistance poétique. Les « loyaux adversaires », premier titre choisi pour les poèmes de Seuls demeurent, dépasse la référence immédiate à l’actualité d’un combat dont Char tenait particulièrement à les détacher : « Je vais tout de même essayer de faire paraître mon recueil de poèmes dont le titre définitif est Seuls demeurent. J’ai craint que Loyaux adversaires fasse faussement actualité. » 571

Entre Feuillets d’Hypnos et Les Loyaux adversaires, Char a intercalé, pour l’édition de 1948 de Fureur et Mystère, le texte du ballet La Conjuration. Écrit en 1946, comme Le Soleil des eaux, paru en préoriginale en décembre de la même année dans le numéro 22 de la revue L’Arche, ce ballet se caractérise par la densité poétique du texte de son argument. Son insertion dans Fureur et mystère met en relief sa dimension écrite, mais il garde cette spécificité, par rapport aux recueils poétiques, de faire place à la charge symbolique, bien que non immédiatement allégorique, du scénario. Sa valeur dramatique l’inscrit dans l’ensemble des réflexions et des interrogations de l’après-guerre concernant l’action, « ses préliminaires et ses conséquences » (quatrième Billet à Francis Curel). L’avertissement de l’édition originale, qui comporte quelques variantes par rapport à la version retenue dans Trois coups sous les arbres, s’ouvre précisément sur cette question : « Il est des jours où <le poète rêve> de donner un sens moins furtif à <ses> actes […]. En dépit d’un santé entière et de chances certaines, <le poète> reste inférieur ou étranger à <son> vœu. » C’est alors à la « danse » qu’il est fait appel « comme remède, ou simplement comme diseuse de l’inconscient et de la tragédie ». Cet avertissement donne au ballet un enjeu de signification, annoncé dans la première phrase et développé par les images du texte : les « dunes » sont « allusives », il n’y a pas d’« alphabet », la danse est requise comme « diseuse ». De ce point de vue, La Conjuration est dans la continuité du rôle donné à la poésie dans Feuillets d’Hypnos : on a vu la tension de l’écriture pour donner sens à une situation qui se dérobe même à la nomination. Les mots de « remède », « inconscient » et « tragédie » par lesquels se conclut l’avertissement, appartiennent au lexique de l’après-guerre pour désigner la crise et ses prolongements. Mais La Conjuration vise moins le sens d’une situation historique que la signification des actes du poète. C’est en effet du poète dont il s’agit comme l’énonçait explicitement l’avertissement de l’édition de 1948, comme certains indices invitent aussi à le déduire. Le « cyprès », auquel ressemble la silhouette de l’Homme à la peau de miroir, est dans Partage formel (XLVI) l’arbre du poète ; le « martinet » qui « s’abat » au pieds de l’Homme à la peau de miroir dans le Prologue, est lui aussi un motif poétique, dans « La Fontaine narrative ». Or cette figure de poète est ici rapportée à une collectivité : « surgissent de toutes parts des êtres (hommes et femmes) qui se dirigent vers lui en dansant. » (strophe 1). La Conjuration met en question la place du poète au regard du partage entre le singulier et le collectif. Révélateur des êtres à eux-mêmes, dans la première strophe, l’Homme à la peau de miroir, perd son pouvoir et meurt de sa confrontation avec la danse « chiffrée », du « secret gardé et de la source furieuse », de la jeune femme. Le danseur, entouré de prénoms, qui rappellent tantôt des personnages du Soleil des eaux, tantôt des proches de Char, dont la danse est accompagnée de mots caractéristiques des poèmes de l’époque, a d’abord, par rapport au groupe, le rôle central qu’a pu avoir le sujet de Feuillets d’Hypnos. Sa rencontre avec la femme, associée à la source et au secret, vient briser ce premier équilibre par l’irruption de la singularité. Le danseur, « pur de compromis » selon la note de la quatrième strophe, meurt de « l’antinomie » irréconciliable entre « la fleur » et « le fruit », entre le jour, dont il représente la luminosité, et la nuit, incarnée par la jeune femme. Ce partage fait écho à la division du sujet dans les poèmes d’après-guerre, de « Chanson du velours à côtes » du Poème pulvérisé, au « Carreau » de La Sieste blanche. La Conjuration condense les interrogations d’après-guerre quant à la place du poète, écartelé entre le miroir du collectif et l’absolue singularité du mystère nocturne. Char, répondant à des questions sur son œuvre 572 , rapprochait le danseur de La Conjuration du personnage principal de L’Homme qui marchait dans un rayon de soleil, voyant en eux « l’universalité » solaire, révélatrice, comme l’est le poète à l’égard des hommes, par opposition à la jeune fille, folle, incarnation de la nuit, représentant la singularité qui vient à lui. La fin du ballet représente la victoire du mystère de celle-ci. Si La Conjuration peut ainsi être comprise comme figuration de la confrontation du poète avec la poésie, son insertion dans Fureur et mystère, juste après Feuillets d’Hypnos, souligne le déchirement du poète, au sortir du combat collectif, entre sa responsabilité envers les hommes, et les exigences de la poésie, qui supposent l’exception, le non-cohérent, la contradiction. La Conjuration rééquilibre alors la part de la « fureur » du combat au profit du « mystère » poétique.

La troisième section ajoutée lors de la publication de Fureur et mystère intervient, elle aussi, dans l’équilibre général du livre, dans le poids donné à la guerre et dans le rôle de l’écriture poétique pour répondre à la crise qui s’est ouverte. « Le Météore du 13 août » en effet modifie la représentation du temps d’une manière qui abandonne la linéarité historique. Cette succession de propositions fait retour sur l’expérience de la guerre tout en définissant, en proposant, une nouvelle orientation du sujet dans le temps. D’où la parenté de cette section avec Le Poème pulvérisé, et sa place finale dans ce recueil, après une hésitation visible dans le sommaire du manuscrit pour l’imprimeur. « Le Météore du 13 août » en effet figure d’abord comme section indépendante, placée avant Le Poème pulvérisé 573 . Il lui est finalement intégré mais garde une relative autonomie par sa disposition en trois branches qui lui donne l’apparence d’un recueil en trois sections. Sa forme, une succession d’aphorismes, le distingue également des poèmes en prose du Poème pulvérisé, même si elle offre un écho à la succession recueillie dans « À la santé du serpent ». Aussi « Le Météore du 13 août » peut-il être considéré comme une unité et son projet envisagé indépendamment du Poème pulvérisé. Son originalité réside dans son organisation ternaire, soulignée par l’avant-dire de l’édition de 1948 :

‘Les trois phases du météore correspondent aux trois fatalités ou si l’on préfère aux trois directions contrariées, en vertu desquelles s’élance, s’ajourne et brûle notre vie, à peu près complètement dépourvue de libre arbitre. Elles traduisent trois états souverains, mais il est impossible d’écrire lequel a plus particulièrement barre sur l’autre, chacun offrant l’illusion d’être le plus profondément, le plus désespérément, le plus allègrement ressenti par nous, à l’instar de ses pareils et presque à la fois. Dans cette succession de brefs paragraphes nous avons tenté une domification qui ne peut être, hélas, qu’approximative.’

S’élançant dans « trois directions », le temps de la vie est ici complètement disjoint de la tension vers l’avenir, ou du moins vers un « après », qui sous-tendait l’engagement du sujet dans la guerre. « Dure, afin de pouvoir encore mieux aimer un jour ce que tes mains d’autrefois n’avaient fait qu’effleurer sous l’olivier trop jeune » : de cette exhortation du « Bouge de l’historien » ont disparu l’« autrefois » ainsi que la perspective indéfinie suggérée par la locution temporelle « un jour ». « Le Météore du 13 août » fait éclater cette représentation du temps et lui substitue l’action « presque » simultanée de trois forces « contrariées ». Cette image superpose à la succession des « trois phases », qu’elle ne fait pas complètement disparaître toutefois, la représentation non linéaire de « trois états » qui ne se succèdent pas mais s’éprouvent « presque » au même moment. Cette conception est relativement nouvelle dans l’œuvre de Char. Elle ne recouvre pas l’affirmation du devenir et l’ouverture vers l’avenir à laquelle travaille Le Poème pulvérisé. Elle annonce en revanche une autre image, à la fois héraclitéenne et heideggerienne, celle de l’enfant aux trois mains, « qui se nomme le présent », que Char intègre à la première édition de Recherche de la base et du sommet en 1955 : « Nous ne serons jamais assez attentifs aux attitudes, à la cruauté, aux convulsions, aux inventions, aux blessures, à la beauté, aux jeux de cet enfant vivant près de nous avec ses trois mains, et qui se nomme le présent. » 574 Chez Héraclite, le mouvement perpétuel qui anime le monde est comparé à un jeu : « Le temps fatal est un enfant qui joue, qui pousse des pions. C’est la royauté d’un enfant. » 575 Quant aux « trois mains », elles suggèrent les trois extases temporelles selon Heidegger dont Char a pu, en 1955, avoir connaissance par Jean Beaufret. On voit que la rencontre ultérieure avec la pensée de Heidegger est, du côté de Char, préparée par la proximité d’Héraclite. Mais dans « Le Météore du 13 août », les trois branches du poème, si elles désignent une quasi coexistence de trois états, n’en demeurent pas moins trois « phases » de « notre vie ».

Dans la coexistence des « trois états » du « Météore du 13 août », remarquons en effet que Char maintient la part dynamique du devenir : le mouvement du météore, à l’image duquel « s’élance, s’ajourne et brûle notre vie », demeure actif, de manière apparemment paradoxale, au sein de la quasi coexistence des trois directions. L’équilibre est dynamique, à l’instar des astres en mouvement, au moyen desquels ce court recueil tente de figurer la construction par le sujet de sa maison : « domification » où s’entend la fabrication de la domus en même temps que l’acception astrologique de ce terme, qui signifie la « division du ciel en douze parties, qui s’appellent maisons, pour dresser un horoscope » (Littré). Cet avant-dire associe ainsi l’éclair du météore à l’équilibre en mouvement de trois directions, et fait de cet équilibre le lieu où « habiter ». Le lien avec « À la santé du serpent » est ici frappant : « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel. » Or dans le contexte de ce dernier poème, cet aphorisme se comprend comme une opposition à l’éternité promise, au-delà de l’existence par le christianisme, et pour un lointain indéfini par cette autre « église » aux yeux de Char, le communisme. La métaphore du météore est alors aussi, en opposition à ces deux représentations, une contre-figuration du temps collectif.

À cette image du temps, non linéaire mais éclaté en trois directions, « Le Météore du 13 août » ajoute la fatalité, où se reconnaît également la lecture d’Héraclite. La fatalité, souvent associée à l’étoile, est, on l’a vu, un motif récurrent dans les textes d’après-guerre. Ici, elle apparaît, dès le début de l’avant-dire, comme un équivalent des « trois phases du météore » : « Les trois phases du météore correspondent aux trois fatalités ou si l’on préfère aux trois directions contrariées […] ». Chez Héraclite, le fatal gouverne le monde au même titre que le devenir, le jeu et la justice perpétuelle. Le fragment 56, dans lequel le temps est comparé à un enfant, qualifie précisément ce temps de « fatal ». La lecture qu’en propose Nietzsche dans La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, livre de référence pour Char encore après-guerre 576 , éclaire le sens de cette fatalité. Héraclite, selon Nietzsche, offre la « représentation d’un devenir unique et éternel », qui naît de « la lutte des contraires » se poursuivant « perpétuellement » 577  : « C’est en fonction de ce combat que tout ce qui se produit advient, et c’est précisément ce combat qui révèle la justice éternelle », si bien que « la lutte est le règne perpétuel d’une justice cohérente et sévère, liée à des lois éternelles ». Mais la lutte de « ces qualités entre elles d’après des règles et des lois indestructibles immanentes au combat » ne renvoie à aucune « existence propre des choses », que seule « l’intelligence bornée de l’homme et de l’animal » fait prendre pour des qualités fixes et constantes. Car celles-ci ne sont « que les éclairs et les étincelles qui jaillissent d’épées brandies, elles sont les lueurs de la victoire dans la lutte des qualités antagonistes. » 578 On verra que l’image de l’alternance dont Nietzsche fait suivre immédiatement ce passage (« cette lutte propre à tout devenir, cette alternance éternelle de la victoire, Schopenhauer à son tour les a décrites » 579 ), devient avec Les Matinaux une figuration majeure du temps dans la poésie de Char. Les « trois fatalités » des trois phases du météore dans cet « avant-dire » signalent l’importance que prend après-guerre la représentation d’un temps non-historique. Nietzsche et Héraclite accompagnent bien sûr depuis longtemps l’écriture poétique de Char. Jean-Claude Mathieu souligne dès Artine la référence à la fatalité selon Nietzsche (« Pourquoi je suis une fatalité », Ecce Homo) 580 . Mais celle-ci redevient, après une moindre présence de L’Avant-monde à Feuillets d’Hypnos, un contrepoids essentiel à la crise du temps historique qui apparaît dans ces années d’après-guerre.

Car plusieurs éléments mettent en relation l’épreuve de la guerre avec ce renouveau d’une conception pessimiste du temps des hommes, dans laquelle l’image de la fatalité émerge du réseau métaphorique des étoiles et du météore. Le pessimisme devient en effet aux yeux de Char une garantie et un secours. C’est un secours contre « l’hostilité contemporaine » nommée dans le « Bandeau » de Claire : le rôle de la rivière Claire est en effet désigné par la même image (« se rafraîchir ») que celui du pessimisme dans le texte sur Héraclite : « Sa vue d’aigle solaire, sa sensibilité particulière l’avaient persuadé […] que la seule certitude que nous possédions de la réalité du lendemain, c’est le pessimisme, forme accomplie du secret où nous venons nous rafraîchir, prendre garde et dormir. » Le pessimisme est aussi pour Char une garantie politique. On se souvient de l’entretien avec Jacques Charpier : « Le poète pulvérise mais ne tranche pas. Être présent partout le fait choisir sereinement, et son pessimisme, c’est son respect d’autrui. » 581 Et si la métaphore du météore s’installe durablement dans l’œuvre, puisqu’on la retrouve, par exemple, en 1951 dans l’un des aphorismes de À une sérénité crispée (« Nous sommes des météores à gueule de planète. […] »), c’est en effet qu’elle est une réponse à la faillite, aux yeux de Char, des philosophies de l’histoire, à leur optimisme, dénoncé plusieurs fois dans les texte critiques. Cette dénonciation resurgit ici discrètement dans le deuxième aphorisme de « [Novae] » : « L’optimisme des philosophies ne nous est plus suffisant. » Or ce combat contre l’optimisme effréné des idéologies de son temps est situé par rapport à la guerre, des désastres de laquelle il n’est plus, pour Char, le remède. La troisième section, « [La Lune change de jardin] », la plus sombre des trois, rappelle par son lexique les images du début de la guerre : « Où vais-je égarer cette fortune d’excréments qui m’escorte comme une lampe ? » fait écho à l’avant-dernier alinéa du « Bouge de l’historien » : « Miroir de la murène ! Miroir du vomito ! Purin d’un feu plat tendu par l’ennemi ! ». De même, les « plaies » et la « torture » de cet autre alinéa appartiennent au réseau métaphorique de la guerre : « Ne t’étourdis pas de lendemains. Tu regardes l’hiver qui enjambe les plaies et ronge les fenêtres, et, sur le porche de la mort, l’inscrutable torture. » Et il n’est pas jusqu’à la succession lexicale et rythmique de l’avant-propos du poème qui n’évoque l’un des premiers Feuillets d’Hypnos : « […] les trois directions contrariées, en vertu desquelles s’élance, s’ajourne et brûle notre vie » rappellent l’enchaînement verbal du feuillet 6 : « […] tout lendemain fertile étant fonction de la réussite de ce projet, surtout là où s’élance, s’enlace, décline, est décimée toute la gamme des voiles […] ».

Enfin, un ajout manuscrit de Feuillets d’Hypnos témoigne du lien établi entre les derniers feuillets de ce recueil et les aphorismes du « Météore du 13 août ». Le feuillet 230 n’apparaît dans le recueil qu’en 1948, pour la publication de Fureur et mystère : « Toute la vertu du ciel d’août, de notre angoisse confidente, dans la voix d’or du météore. » Il semble s’inspirer d’une dédicace figurant sur un exemplaire manuscrit du « Météore du 13 août », dans laquelle se trouvent deux locutions du feuillet : « toute la vertu du ciel d’août » et « la voix d’or du météore » 582 . La présence du météore à la fin de Feuillets d’Hypnos en modifie la perception. Dans ce contexte, le météore est associé à l’issue de la guerre, à la vision entraperçue de la liberté, et du bonheur, « un bonheur fluide comme la chair d’un coquillage » (feuillet 134). Cet écho donne au « Météore du 13 août » un ancrage circonstanciel, que son titre vient relayer, par la seule mention d’une date, mais aussi par la proximité de cette date avec celle du débarquement en Provence, que Char est allé préparer à Alger. C’est sur fond d’événement historique, et en décalage avec lui, que « Le météore du 13 août » propose alors dans sa première section une description de l’instant extatique : « À la seconde où tu m’apparus, mon cœur eut tout le ciel pour l’éclairer. Il fut midi à mon poème. Je sus que l’angoisse dormait. » Ce temps d’exception n’est pas une figure neuve dans l’œuvre. « Fenaison » associe déjà « l’Apparition » à une constellation d’astres : « Ô nuit, je n’ai pu traduire en galaxie son Apparition que j’épousai étroitement dans les temps purs de la fugue. » ; « Léonides », dont le titre désigne un essaim d’étoiles filantes, s’achève sur la « rencontre du présent » : « Ma femme faite pour atteindre la rencontre du présent. » ; le visage de la femme aimée est, dans « Envoûtement à la Renardière », exaltation d’un temps exceptionnel : « Nous étions exacts dans l’exceptionnel qui seul sait se soustraire au caractère alternatif du mystère de vivre. » « Le Météore du 13 août » reprend cette association entre l’apparition, la rencontre amoureuse (désignée métonymiquement par « le cœur »), et la sortie extatique hors de la durée, que figure ici l’image de midi et de son équilibre zénithal. De nouveau cette figuration du temps comme exception est en relation d’opposition avec un autre temps, temps de la mémoire et de la « lèpre infaillible des monstres » dans « Envoûtement à la Renardière », temps des « périls » (« Sur cette terre des périls, je m’émerveille de l’idolâtrie de la vie ») dans « Le Météore du 13 août ». Certains aphorismes montrent bien le lien entre ce recueil et d’autres figures de la résistance au mal, qu’il s’agisse de la montée de « l’horreur » dénoncée dans la présentation de 1945 pour Le Marteau sans maître, à laquelle fait allusion la reprise exacte de la dernière phrase (« Premier rayon qui hésite entre l’imprécation du supplice et le magnifique amour »), ou qu’il s’agisse de la menace que fait peser « le mouvement de l’argent » (Billet III) sur la communauté de pêcheurs du Soleil des eaux désignés par la même périphrase, « ceux qui dormaient dans la laine », que dans l’un des aphorismes du « Météore du 13 août » :

‘Ceux qui dorment dans la laine, ceux qui courent dans le froid, ceux qui offrent leur médiation, ceux qui ne sont pas ravisseurs faute de mieux, s’accordent avec le météore, ennemi du coq.’

Toutefois, « Le Météore du 13 août » va au-delà d’une juxtaposition de l’extase temporelle au temps de l’histoire, celui du mal et des périls. La nouveauté du poème réside dans ses trois branches : l’apparition extatique du météore est suivie de deux autres « directions » qui, même si elles sont « éprouvées presque à la fois », n’en sont pas moins « trois phases » de notre vie. Par l’image du météore, une durée est rétablie au sein même de l’éphémère. Tel est le sens de cet autre aphorisme : « Étincelle nomade qui meurt dans son incendie ». Dans cette image le mouvement du devenir (« nomade ») et la durée qu’il implique, se concilient avec la consumation d’un feu bref, celui de « l’étincelle ».

Ainsi « Le Météore du 13 août » concentre-t-il plusieurs éléments qui dans les textes d’après-guerre contribuent à opposer au temps de l’histoire un autre rapport au temps : la non-linéarité, la perception du fatal, le temps de l’exception amoureuse. Mais il leur ajoute une conciliation inédite, celle d’une nécessaire conscience de l’éphémère avec la capacité de durer, laquelle est maintenue comme mot d’ordre de l’avant à l’après-guerre.

En insérant « Le Météore du 13 août » dans Le Poème pulvérisé, Char, toutefois, ne donne pas à cette image du temps une importance égale à celle qu’elle aurait eu si le poème avait constitué une section distincte de Fureur et mystère. Les trois fatalités dirigeant la consumation de l’existence humaine dans sa brièveté ne sont qu’une figuration du temps parmi d’autres dans les poèmes d’après-guerre. L’hostilité de Char à toute pensée systématique, en particulier dans ces années-là, lui interdit d’opposer un modèle temporel unique à la crise du temps historique. Ainsi « la perception du fatal » que Char mentionne dans sa préface pour la traduction des fragments d’Héraclite par Yves Battistini est-elle suivie de « la présence continue du risque » et de « cette part de l’obscur comme une grande rame plongeant dans les eaux » ; l’évocation du devenir est soigneusement distinguée du déterminisme mécaniste : le devenir « n’est pas subordonné aux preuves de la nature ; il s’ajoute à elles et agit sur elles » ; ainsi est préservé l’essentiel aux yeux de Char : « Sauve est l’occurrence des événements magiques susceptibles de se produire devant nos yeux » (« Héraclite d’Éphèse »).

Face à ce refus de figer les représentations, on ne s’étonnera pas de trouver dans la dernière section du livre, « La Fontaine narrative », une relation au temps et à l’histoire sensiblement différente de celle du « Météore du 13 août ». La perspective de cette partie de Fureur et mystère semble même contraire à la représentation d’une existence se consumant comme le météore, même si, dans cette dernière, la durée se trouve maintenue, contradictoirement, au sein de la brièveté.

Annoncée dès le titre du recueil, l’image de la narration (plus que la forme narrative elle-même) est liée, dans « La Fontaine narrative », à une série d’interrogations sur la question de la fin. En ce sens, le recueil est à placer sous le signe du poème initialement éponyme, dont le titre est devenu « Les premiers instants ». On y lit en effet, en un écho déjouant la symétrie attendue avec le nouveau titre, cette phrase qui clôt le poème : « […] nous étions une victoire qui ne prendrait jamais fin. » À l’opposé du poème calligramme « Toute vie… », fermant la dernière section des Matinaux avec l’image d’un sablier et l’affirmation d’une corrélation de la mort et de chaque naissance (« Toute vie qui doit poindre/ achève un blessé »), « Les premiers instants » offre l’image d’une naissance indéfiniment renouvelée, annulant par ce renouvellement même la possibilité de sa fin. Cette image rejoint celle du poème « Marthe » dans lequel la fontaine est « le présent qui s’accumule ». « La Fontaine narrative », premier titre de « Premiers instants », est cette fontaine dont l’eau, ne tarissant jamais, figure le contraire d’une vie s’écoulant vers sa fin, le contraire d’un « destin » selon le mot précisément employé dans le poème : « Ce n’était pas un torrent qui s’offrait à son destin […] ». Mais « Les premiers instants » ajoute à l’image du présent du poème « Marthe » celle de la naissance. Un « présent qui s’accumule » n’a en effet ni commencement ni fin. En revanche dans « Les premiers instants », comme le titre l’indique, le commencement est un élément déterminant. Le poème suggère la dissociation de la naissance et de la mort, de la naissance et du terme qu’elle implique dès l’origine. Une telle figuration n’est pas absolument neuve dans l’œuvre de Char. À plusieurs reprises, Jean-Claude Mathieu signale cet « instant où l’être naissant repousse du pied la pierre tombale […] », où dès lors « naissance et mort cessent d’être soudées » 583 . La Fontaine narrative, avec en son centre « Les premiers instants », est un recueil dominé lui aussi par la nécessité d’opposer à la mort l’affirmation d’une naissance ouvrant sur un temps indéfini. Mais on remarquera que cette affirmation se fait dans un poème tout entier au passé, à l’imparfait. Ce temps est l’indice de sa valeur de contrepoids, de « contre-sépulcre », face à la hantise d’une fin parcourant le recueil dans son entier.

« Les premiers instants » déploie la puissance d’une évocation que la singularité de son énonciation détache de tout ancrage spécifique. Libéré du présent d’énonciation sans être pour autant rejeté dans un passé révolu, le poème peut jouer son rôle d’opposition à la division du temps présent. En effet, comme l’a précisément montré Michel Collot, à propos de ce poème, « c’est son énonciation qui donne son pouvoir de conviction à cette scène » 584 . La valeur temporelle de l’imparfait disparaît, en l’absence de repère dans le passé, pour donner toute sa place à sa valeur aspectuelle d’inaccompli. Du coup, « le poème évoque bien une scène originaire, mais cette origine, loin d’être rejetée dans un passé révolu, est présentée comme étant perpétuellement en train d’advenir. » 585 Grâce à l’imparfait, il devient donc possible d’énoncer la naissance et d’en rendre l’avènement jamais achevé. C’est ainsi que « en rendant présent le passé, l’imparfait crée l’émotion tout en écartant la nostalgie. Il permet de concilier le retour en arrière avec l’orientation fondamentalement prospective de la temporalité charienne, en introduisant au sein même de la rétrospective une prospective. » 586 Cette écriture déjoue alors la linéarité d’un temps qui mène d’une naissance à une fin.

En effet, la plupart des poèmes de La Fontaine narrative désignent la hantise d’un temps qui finit, et son opposition à un temps qui ne finit pas. Dès l’ouverture, « Fastes » fait le récit d’une période présentée comme passée. La forme narrative permet là encore de jouer sur le caractère révolu ou non révolu de ce passé. Le premier alinéa fait le récit d’une apparition que l’arrière-plan à l’imparfait met en relief à la manière d’un événement : « L’été chantait sur son roc préféré quand tu m’es apparue […] ». L’emploi du passé composé, temps du discours selon la distinction de Benveniste, fait de cet événement un accompli dans le présent de la situation d’énonciation. Le dernier alinéa en revanche rompt l’unité temporelle du poème et, par une succession de verbes au passé simple, en rejette le procès dans un passé révolu et sans lien avec le présent : « Les ans passèrent. Les orages moururent. Le monde s’en alla. » Significativement, la phrase suivante comporte la négation propre à un passé révolu : « J’avais mal de sentir que ton cœur justement ne m’apercevait plus. » Mais la rupture du présent avec ce passé est contredite lexicalement par le dernier adjectif du poème, « fidèle », contradiction renforcée par l’oxymore qu’il forme avec le participe « changeant » : « Je t’aimais, changeant en tout, fidèle à toi. » On voit bien dans ce poème la double relation, de rupture et de continuité, que le sujet établit avec le passé. Il n’est pas jusqu’au titre lui-même qui ne porte cette ambiguïté : « Fastes » peut aussi bien désigner la période de temps elle-même, avec les connotations positives que possède le mot indépendamment de son acception religieuse primitive, que le registre sur lequel sont consignés les jours mémorables. Le poème oscille entre une évocation redonnant vie à ce temps, et son souvenir, qui le met à distance.

Symétrique de ce premier poème, le dernier du recueil, « Allégeance », met en scène un semblable partage entre une fidèle continuité avec le passé et le constat de sa disparition. Comme dans « Fastes », l’une et l’autre y sont affirmées simultanément, de manière plus accentuée, par la juxtaposition de deux propositions quasiment contradictoires : « Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour […] ». La chute de ce poème à refrain ouvre une brèche dans la répétition : « Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima et l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas ? » Cette dernière phrase affirme à la fois la rupture avec le passé et le maintien d’une fidélité « de loin ».

Les autres poèmes du recueil se partagent entre un groupe qui décline le thème de la fin dans l’image du départ, et un autre groupe qui le radicalise par l’évocation de la mort. Le premier groupe est composé des poèmes placés avant « Les premiers instants » : « La Sorgue. Chanson pour Yvonne » et « Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! ». Ces deux poèmes ont en commun de décrire un départ, annoncé dans le titre ou dans le premier vers (« Rivière trop tôt partie […] »), et de maintenir une pérennité au sein de ce départ. La rivière fuit mais demeure. Elle est même un point d’appui contre « ce monde » : « Rivière au cœur jamais détruit dans ce monde fou de prison ». Dans le poème voisin, « Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! », c’est une autre image, celle du volcan et de sa lave, qui, comme la rivière précédemment, figure la permanence au sein du mouvement de départ : « Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies. » De l’autre côté du recueil, le départ se radicalise en figuration de la mort, que ce soit celle du martinet qu’un « mince fusil va abattre », ou « la forme dure, sans crépi de la mort » que tient sous sa main « Madeleine à la veilleuse », ou le monde qui « n’est plus qu’un pot d’os, qu’un vœu de cruauté » (« À une ferveur belliqueuse »), ou enfin le souhait tragi-comique de la dernière phrase de « Assez creusé » : « […] et fracassez-nous, je vous prie, que je meure une bonne fois. »

Cette hantise de la fin dans La Fontaine narrative se rapporte essentiellement au sujet et à son devenir. Seuls deux poèmes impliquent un « nous » : « À une ferveur belliqueuse » rappelle le souvenir du temps de la guerre ; « Les premiers instants » oppose le « nous » d’un temps originaire au temps divisé du présent. La Fontaine narrative marquerait alors le retour d’une dissociation entre le temps personnel et le temps collectif. Après une période d’implication réciproque, dont L’Avant-monde retrace le commencement, La Fontaine narrative ne salue pas au hasard le départ d’Arthur Rimbaud : « Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! » sonne, au-delà du désir de prendre le contrepied du discours surréaliste, comme un congé autorisé pour le poète. Congé, dont on verra qu’il n’est pas revendiqué sans contradictions dans Les Matinaux, et qui signifie ici pour le sujet la fin du temps uni (« Le temps nous tenait unis. La mort nous évitait.», « [Novae] »), le retour de la mort et du « temps divisé », la séparation entre un destin personnel et le destin collectif. Tel est ce qu’on a pu interpréter comme le retrait de Char après-guerre. S’il est certain qu’un tournant a lieu ici, c’est plutôt d’une dissociation qu’il s’agit, entre deux temporalités, qui ont été, pendant un temps, étroitement impliquées. La Fontaine narrative s’efforce de concilier la fin d’une période de temps, et simultanément le refus de compter le temps en périodes. L’image d’une « fontaine narrative » tient ensemble cette affirmation d’un temps qui passe, impliqué par la nature même du récit, et son refus, soutenu par le renouvellement des eaux de la fontaine.

Cependant, malgré la spécificité de cette image, la position de clôture du recueil semble aussi lui confier, si ce n’est le rôle d’une unification, du moins celui d’une mise en perspective de l’ensemble de Fureur et mystère. Portant comme titre initial, sur le manuscrit pour l’imprimeur, « La Deuxième Explication » 587 , « La Fontaine narrative » rejoue le partage du livre entre la « fureur » et le « mystère ». C’est d’abord, en effet, un sujet partagé, et séparé, qui ouvre et clôt cette section. Séparation amoureuse dans le premier poème, « Fastes » : « J’avais mal de sentir que ton cœur justement ne m’apercevait plus. Je t’aimais. En mon absence de visage et mon vide de bonheur ». Division également dans le dernier poème, « Allégeance » : « Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler ». Or ce dernier poème porte comme premier titre, biffé, « Chanson du saxifrage » 588 . La dernière section de Fureur et mystère reprend ainsi l’écartèlement annoncé dans Partage formel : « Fureur et mystère tour à tour le séduisirent et le consumèrent. Puis vint l’année qui acheva son agonie de saxifrage » (XIII). Comme dans cet aphorisme, dans lequel le sujet est traversé par un « couple de forces », ainsi que le remarque Jean-Claude Mathieu, qui souligne également la « différence des genres grammaticaux et l’initiale du ‘masculin’ et du ‘féminin’ » présentes dans le titre Fureur et mystère, les poèmes « Allégeance » et « Fastes » ne séparent pas la division éprouvée par le sujet du couple amoureux par rapport auquel elle prend sens. Les strophes d’« Allégeance » font même manifestement écho au « couple formel » de l’aphorisme XLV : « Le poète est la genèse d’un être qui projette et d’un être qui retient. À l’amant il emprunte le vide, à la bien-aimée, la lumière. Ce couple formel, cette double sentinelle lui donnent pathétiquement sa voix » (Partage formel). En effet la troisième strophe d’« Allégeance » désigne un semblable « vide » par le « creux » au « fond » duquel s’inscrit le sujet : « Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. À son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s’inscrit son essor, ma liberté le creuse. » La dernière phrase du poème quant à elle complète le « vide » par la « lumière » : « Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima et l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas ? » Le sujet est bien ici à l’image du poète de l’aphorisme XLV : sa « genèse » est inscrite métaphoriquement dans l’image d’une mer gravide « au fond » de laquelle il vit « comme une épave heureuse ». La division du sujet est sa naissance ; le « partage » qui l’écartèle est « formel », c’est-à-dire qu’il donne forme. Aussi peut-on, dans un premier temps, voir dans ce dernier poème de Fureur et mystère l’affirmation répétée d’une naissance du poète, l’élan annoncé d’une voix qui (re)naîtra.

Le titre « Allégeance » renchérit sur cette isotopie de la « fureur » et du « mystère » puisque dessinant un arrière-plan chevaleresque, il rend de nouveau présent, à la clôture du livre, la « sœur furieuse » et la « sœur vermeille » de ces alinéas de « Donnerbach Mühle » faisant discrètement référence à l’univers de La Quête du Graal, que Char a emportée avec lui au maquis :

‘Glas d’un monde trop aimé, j’entends les monstres qui piétinent sur une terre sans sourire. Ma sœur vermeille est en sueur. Ma sœur furieuse appelle aux armes.
La lune du lac prend pied sur la plage où le doux feu végétal de l’été descend à la vague qui l’entraîne vers un lit de profondes cendres.’

De la couleur « vermeille » à la « lune du lac » où s’entend la dame du lac, en passant par la descente dans le « lit » « profond », les images de ces alinéas consonnent avec l’isotopie médiévale du titre « Allégeance » et avec les aphorismes de Partage formel auxquels le poème fait écho (la fureur explicitement nommée et le mystère suggéré par la couleur vermeille). Elles forment même un écho au second degré appelé par le couple « Fureur » et « Mystère » : comme le fait remarquer Jean-Claude Mathieu, les initiales du Féminin et du Masculin portées par le titre recoupent l’expansion d’« Homme et Femme » dans le titre du poème de L’Avant-monde « Hommage et Famine », dans lequel « l’hommage » appelle un vocabulaire médiéval du combat et de « l’amour de loin » 589 . Enfin, on rattachera à ce réseau lexical et métaphorique le poème « Madeleine à la veilleuse » et son développement narratif « Madeleine qui veillait », placé dans Recherche de la base et du sommet, mais dont une phrase figure, biffée, sur le manuscrit du poème 590 . À la fin du texte de prose, un même lexique chevaleresque rapproche le récit des aventres du Graal, « l’amour », la « pureté », la « réalité noble » dessinant la figure de Galaad derrière ces phrases :

‘Je jure que tout ceci est vrai et m’est arrivé, n’étant pas sans amour, comme j’en fais le récit, cette nuit de janvier.
La réalité noble ne se dérobe pas à qui la rencontre pour l’estimer et non pour l’insulter ou la faire prisonnière. Là est l’unique condition que nous ne sommes pas toujours assez purs pour remplir.’

Un sujet divisé, naissant de cette division même, se reconnaît dans l’alternance de la fureur et du mystère qui parcourt l’ensemble du livre. Par là, il suggère la double situation du poème, à la fois engagé dans la fureur de la guerre, mais avec suffisamment de distance pour ne rien céder du mystère qui lui est propre.

Avec la publication de Fureur et mystère, Char met fin à ce qui apparaît alors comme une période délimitée, et fait de 1948 un tournant. Les Matinaux montreront combien se poursuit, même après 1948, l’incidence de la guerre sur l’écriture. Mais ce qui est signifié par cette date, c’est la fin d’une relation déterminée du sujet à son époque. Après 1948, la virulence de la dénonciation restera grande, mais l’exemplaire accord d’un « je » et d’un « nous » dans l’action ne se produira plus. Dès l’« Argument » du Poème pulvérisé, la position du sujet envers les hommes de son temps est placée sous le signe de la disjonction, et la référence à une destinée collective dans l’Arrière-histoire, écrite en 1948, commence à paraître forcée. Le sujet désormais « éclaire de loin », selon les mots de la dernière phrase du livre, et avance dans un « temps divisé ». Avec cette périodisation par l’unité du livre, l’engagement du sujet dans la guerre devient un événement central dans l’œuvre, avant que les recueils ultérieurs n’y contribuent aussi par les mentions qu’ils feront de cette période. La crise de l’histoire, après-guerre, c’est alors, après 1948, l’impossibilité de maintenir ensemble le temps individuel et le temps collectif.

Notes
568.

BLJD, Fonds René Char 693, AE-IV-9.

569.

Voir Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 99.

570.

Premières alluvions, Paris, Fontaine, coll. « L’Âge d’or », 1945 [1946], p. 31.

571.

Lettre à Gilbert Lely du 25 avril 1941, citée par Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 111. Voir aussi le dossier manuscrit du Fonds René Char, BLJD, Don Greta Knutson, 989, AE-IV-42 : « Les loyaux adversaires » est le titre porté sur un cahier qui contient les poèmes de Seuls demeurent, ainsi que le titre donné au texte préface qui deviendra « L’Argument » de L’Avant-monde.

572.

Voir Jean-Jacques Jully, « Lecture de Fureur et mystère », document manuscrit conservé à la BLJD, Ms Ms 42341.

573.

BLJD, Fonds René Char 693, AE-IV-9.

574.

Repris sous le titre « Trois respirations », dans « Pauvreté et privilège », première section de l’édition de 1965 de Recherche de la base et du sommet.

575.

Fragment 56 dans l’édition d’Yves Battistini, Trois présocratiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel », [1968] 1988, p. 36.

576.

Comme il le dit dans ses entretiens avec Jean-Jacques Jully, loc. cit.

577.

Nietzsche, La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, in Œuvres complètes, op. cit., p. 355

578.

Ibid.

579.

Ibid, p. 356.

580.

Op. cit., vol. I, p. 149.

581.

Art cit., p. 4.

582.

BLJD, Fonds René Char 694, AE-IV-10.

583.

Op. cit., vol. II, p. 145.

584.

Michel Collot, « La présence de l’imparfait », in Paysage et poésie du romantisme à nos jours, Paris, José Corti, 2005, p. 261.

585.

Ibid.

586.

Ibid., p. 262.

587.

BLJD, Fonds René Char 693, AE-IV-9.

588.

BLJD, Fonds René Char 692, AE-IV-9.

589.

Voir respectivement la note 154, p. 142, et la note 119, p. 125, op. cit., vol. II.

590.

BLJD, Fonds René Char 692, AE-IV-9. La phrase est la suivante : « Je jure que tout ceci est vrai et m’est arrivé tel que je le relate cette nuit de Janvier ».