3. Légèreté et gratuité

En même temps que s’élaborent ces figures capables de se « combiner » avec l’époque, d’avoir souci d’elle jusque dans leur geste d’opposition, le recueil des Matinaux affirme d’un autre côté, dans sa poétique, ainsi que dans les figures du poète et de la poésie, la nécessité d’une indépendance totale.

C’est essentiellement dans le recueil de La Sieste blanche qu’apparaissent, d’une manière inédite dans l’œuvre, une insouciance et une légèreté revendiquées. Encore le sens de ces dernières n’est-il pas univoque. De la « Mise en garde » aux poèmes, l’indépendance de la poésie se décline en une série de nuances qui ne sont pas équivalentes entre elles. La « Mise en garde », d’abord, situe très précisément le recueil entre le « souffle reposé » du poète et ses « fièvres les plus fortes ». À côté de ce que les rhétoriques anciennes appelaient le « style sublime » semble s’annoncer chez Char une poétique de l’aurea mediocritas, du « style tempéré », comme est « tempéré » également le « versant » sur lequel s’ouvre ce texte liminaire de La Sieste blanche. Mais alors que les poèmes des Géorgiques, sur lesquels se fonde traditionnellement la définition du style tempéré, exaltent la figure du laboureur et le travail de la terre par lequel l’homme s’insère dans l’ordre de la nature, les poèmes de La Sieste blanche prennent exactement le contre-pied de cette valorisation des « Travaux et des Jours ». Le premier poème, « Divergence », dresse un portrait du poète absolument contraire à celui des « gens patients » des fermes. Le poète n’est pas celui qui récolte les fruits de son travail. Il est d’abord, au contraire, celui qui ne produit pas. L’oisiveté et la légèreté, qui définissent la voix du poète dans la première strophe, annoncent plutôt un registre proche de l’églogue, et même de l’églogue virgilienne des Bucoliques, à laquelle un lexique caractéristique (« zéphyrs ») et un thème (« oisifs ») rattachent ce début de poème. Mais ensuite la référence à des airs sans gravité « qui courent dans [la] voix » du poète cède la place à un incendie et à une « folie ». Ce n’est plus l’insouciance qui le caractérise, mais une « fièvre ». Le poète est celui qui consume les richesses accumulées, qui nie dans la dépense, comme dans une « part maudite » (Bataille), la logique économique d’accumulation des sociétés. L’insouciance du poète va bien au-delà de la quête d’une retraite heureuse et tranquille comme celle de Tityre. Dans ce premier poème du recueil, Char réinvestit le topos de la retraite poétique et en infléchit l’insouciance vers une forme d’excès, de dépense, dirigée contre les valeurs d’une société.

Reste que le désir simple d’une retraite sans signification, d’une retraite « blanche », fait l’essentiel de la « Mise en garde » du recueil. La consumation de la récolte est pour un autre temps, celui des « hauteurs de l’été ». La légèreté du chant, elle, est la poésie d’une certaine saison. Car que dit finalement le poète aux « gens patients » des fermes ? Il leur demande d’attendre : les chansons sans gravité qui « courent dans sa voix » deviendront, le moment venu, « torche » et « folie ». Il faut alors dissocier la légèreté, qui implique un détachement à l’égard des soucis du monde, de la gratuité qui est l’affirmation d’une valeur opposée à un ensemble de représentations sociales. En distinguant plusieurs saisons dans la voix du poète, Char revendique pour lui-même la possibilité de produire des œuvres de registres variés. Cette diversité restera la caractéristique de cette période de sa production. Son intérêt pour le cinéma, le théâtre, le ballet, son choix d’un mode mineur pour certains des poèmes des Matinaux, sont propres à cette période de l’après-guerre. Par la suite Char reviendra à une forme de restriction que cette formule de À une sérénité crispée résume assez bien : « Le poète se remarque à la quantité de pages insignifiantes qu’il n’écrit pas. Il a toutes les rues de la vie oublieuse pour distribuer ses moyennes aumônes et cracher le petit sang dont il ne meurt pas. »

Le choix, dans l’après-guerre, d’une diversité de registres est à mettre en relation avec une nouvelle conception de la temporalité dans laquelle se trouvent les êtres et les choses. Un aphorisme de À une sérénité crispée évoque « la trêve des saisons » et l’associe à « la sieste des heureux ». On se souvient aussi que Braque est qualifié de « saisonnier », que son œuvre est placée sous le signe du renouvellement par reprise et retraitement du matériau : comme pour le platane, comme pour le serpent, « l’écorce tombée est ici immédiatement ressaisie et traitée, la peau légère et vide se remplit du pommelé d’un ovipare nouveau. » (« En vue de Georges Braque »). De même, la « Mise en garde » de La Sieste blanche propose une alternance, elle aussi appuyée sur un élément naturel, l’ouverture et la fermeture de la fleur d’ipomée :

‘[…] Ou mieux, qu’on se tourne vers l’ipomée, ce liseron que l’heure ultime de la nuit raffine et entrouvre, mais que midi condamne à se fermer. Il serait extraordinaire que la quiétude au revers de laquelle précairement il nous accueille, ne fût pas celle que nous avions, pour une sieste, souhaitée.’

La légèreté revendiquée par le poète est donc non seulement inscrite sur un « versant » de l’œuvre et ne la concerne pas tout entière, mais elle aussi rapportée à une alternance entre différents « moments », mot clé de l’œuvre après-guerre (« De moment en moment »). La « quiétude » est désirée pour le temps « précair[e] » d’une « sieste ». Parlant indirectement de lui-même, Char énonce un semblable désir dans la dernière phrase du quatrième Billet à Francis Curel : « Sait-on qu’au-delà de sa crainte et de son souci cet être aspire pour son âme à d’indécentes vacances ? » S’il s’agit de « vacances », c’est que le repos souhaité n’est pas conçu pour durer toujours. En 1947, Char avait formulé de manière très explicite cette alternance dans sa préface au recueil d’Yves Battistini, À la droite de l’oiseau : « Le choix entre l’entente et la discorde ne sera jamais le fort du poète. Il y a sans cesse en lui substitution ; et si ses fleurs préférées sont capables d’actionner des locomotives, elles savent aussi bien auréoler l’objet de sa paresse. » 620 Comme pour matérialiser cette image, le manuscrit des Matinaux comporte des fleurs d’ipomée séchées qui s’étalent en auréoles sur les pages de garde 621 .

La poétique de La Sieste blanche donne à voir elle aussi l’insouciance et la légèreté que la « Mise en garde » annonce et que figure, avec des nuances, le poème « Divergence ». Le style « tempéré » du recueil est représenté par une « suite de chansons ». Ce n’est pas la première fois que Char a recours au registre de la chanson : Placard pour un chemin des écoliers inscrivait déjà la circularité de la chanson dans « la forme du ‘retour’ », selon l’expression de Jean-Claude Mathieu, qui montre aussi l’intertextualité des poèmes de Placard avec le Romancero Gitan et le Chant funèbre pour Ignacio Sanchez Mejias de Federico Garcia Lorca 622 . La « Mise en garde » de La Sieste blanche laisse attendre toutefois un recueil plus léger, dépourvu de la dimension tragique que les massacres de la guerre d’Espagne impriment à l’arrière-plan de Placard pour un chemin des écoliers. C’est ce que montre la place de la couleur rouge, inscrite en lettres capitales au fronton de la « Dédicace » de Placard, présentée au contraire comme une « plaie » à peine visible dans la « Mise en garde ». La permanence de cette couleur souligne combien les poèmes continuent de se situer par rapport à la violence de l’époque. Mais la couleur dominante du recueil, la blancheur, vient répondre, pour lui faire contraste, au rouge envahissant de Placard, la rougeur de la « minuscule plaie » étant elle-même qualifiée de « contestable ». On verra, dans la section suivante, quelle place il faut accorder à cette entaille formée par l’époque dans le tissu de La Sieste blanche.

Les chansons du recueil d’après-guerre se veulent, à la différence de celles de Placard, très explicitement « banales, d’un coloris clément, d’un contour arriéré ». Elles s’inscrivent plus que ce dernier dans la tradition du poème en mode mineur. Une esthétique de cet ordre était en effet convoquée dans une première version manuscrite qui soulignait les « nuances » des poèmes : « Pièces presque banales, d’un <bleu indolent → coloris clément>, <d’un contour nuancé → arriéré>, dont le tissu cependant porte une minuscule plaie » 623 . Peut-être le « contour nuancé » risquait-il de faire lire le recueil comme le signe d’un héritage esthétique, celui, par exemple, de la chanson verlainienne : « Car nous voulons la Nuance encore,/ Pas la Couleur, rien que la nuance ! » (« Art poétique », Jadis et naguère). En choisissant l’adjectif « arriéré » dont les connotations sont plus négatives, Char met en avant, non pas l’actualisation d’une tradition littéraire, mais le sentiment du caractère secondaire de celle-ci. Nommée à cette place, la référence au mode mineur peut alors être maintenue : dans l’autre variante de la même phrase, la couleur bleue est remplacée par le « coloris », lui, plus « nuancé ».

Avec ce contour « arriéré », les poèmes sont présentés comme étant d’un autre âge : en décalage avec leur temps, ils font revenir le souvenir de chansons d’autrefois. Ils suggèrent alors une transmission orale, comme celle des troubadours et des conteurs évoquée dans les « Documents » du Soleil des eaux. Or la transmission va de pair, dans l’œuvre d’après-guerre, avec le retour des figures de l’enfance, qu’il s’agisse des « bons maîtres de la Sorgue » auxquels l’Arrière-histoire du « Poème pulvérisé » rend hommage, ou des Transparents du poème des Matinaux. Arpenté par ces maîtres de l’enfance, un pays, en outre, caractérise la chanson annoncée dans la « Mise en garde ». Les poèmes de La Sieste blanche sont même à ce point liés à un territoire que le recueil portait d’abord comme sous-titre « Lieu dit » 624 . Les pièces seraient de l’ordre du déjà dit, du déjà nommé. On n’est pas ici du côté des « choses impossibles à décrire » (Recherche de la base et du sommet), comme c’est le cas dans Fureur et mystère. Voilà ce qui expliquerait le peu d’importance revendiqué pour ces poèmes. En conclusion de la « Mise en garde », le manuscrit portait en effet : « [L’importance des morceaux groupés ici atteint à peine à celle d’un lieu dit . D’où le titre.] » 625

Le recueil se déploie donc, non pas dans l’inconnu, mais dans un paysage familier et domestique. À telle enseigne que La Sieste blanche s’ouvrait d’abord, dans sa « Mise en garde », sur la vision de la marche d’une maison : « Ou mieux, qu’on se tourne vers l’ipomée, ce liseron que l’heure ultime de la nuit raffine et entrouvre mais que midi condamne à se fermer. Il serait extraordinaire que <la maison → quiétude> <sur la marche → au revers> de laquelle précairement il nous accueille ne fût pas celle que nous avions pour une sieste souhaitée » 626 . La chanson appelle ici la maison. D’où, peut-être, la présence des Névons dans le recueil. Les Névons figurant la maison par excellence de l’enfance, La Sieste blanche rejoint sur ce point Placard pour un chemin des écoliers : la chanson y est liée à la circularité du monde de l’enfance. Le lexique de « Jouvence des Névons » en témoigne clairement : « Dans l’enceinte du parc, le grillon ne se tait que pour s’établir davantage », « Dans le parc des Névons/ Ceinturé de prairies […] ». La régularité prosodique de ce poème, l’une des plus fortes du recueil, suggère elle aussi la clôture du monde enfantin, tout en ménageant, à la fin, une irrégularité, par laquelle se trouve rompu le charme délétère d’un univers auquel s’attacherait un désir nostalgique. Le rythme isolé du dernier vers, 1/3/2, après une série en 3/3/3, 2/4 ou 4/2, correspond, comme le souligne Jean-Claude Mathieu à propos des poèmes de Placard, à une « explosion » de la « plénitude close » des chansons 627 . Mais là où la rupture conduisait à un présent de violence et de honte dans Placard, le dernier vers de « Jouvence des Névons » lie le silence final à la possibilité, précisément, d’une « jouvence » : « Mortel serait l’été/ Sans la voix d’un grillon/ Qui, par instant, se tait. » L’ouverture créée par le rythme dans la chute du poème est du côté du remède, et non de la blessure comme dans Placard.

Notes
620.

Repris dans René Char, Œuvres complètes, op. cit., p. 1318.

621.

Voir le dossier des Matinaux, BLJD, Fonds René Char 722, Ae-IV-13.

622.

Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, pp. 41-43.

623.

BLJD, Fonds René Char 722, Ae-IV-13.

624.

BLJD, Fonds René Char 722, Ae-IV-13.

625.

Ibid.

626.

Ibid.

627.

Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 44.