4. Un désengagement ?

Les Matinaux, et tout particulièrement La Sieste blanche, défend donc le détachement, « l’insouci » de « charmants lézards » (feuillet 64), tout en ayant souci de l’époque dans son geste même d’opposition et de dénonciation. On pourrait être tenté d’en conclure à une contradiction entre la responsabilité de l’écriture à l’égard des contemporains et ce désir de distance qu’elle manifeste en même temps.

À l’époque de Feuillets d’Hypnos « l’insouci » des lézards est envisagé comme une facilité donnée à l’oppresseur qui continuera de guetter sa proie même après la guerre. Le feuillet 64 suggère le danger qui attend ainsi le jeune résistant Minot : « Je crains qu’après il ne retourne à ses charmants lézards dont l’insouci est guetté par les chats… » Dans ce contexte, l’insouciance et la légèreté ne peuvent être des valeurs revendiquées par la poésie, qui occupe au contraire ici une fonction de vigilance et d’avertissement. Que se passe-t-il avec les Matinaux pour qu’on observe une telle inversion de valeurs ?

Ce n’est pas l’époque qui a changé puisque La Sieste blanche continue de dénoncer l’oppression à laquelle la fin de la guerre n’a pas mis de terme. Si « Jouvence des Névons » peut être considéré comme un poème du remède, c’est qu’il montre aussi une douleur : « Un ruisseau sans talus,/ Un enfant sans ami/ Nuancent leur tristesse […] ». L’insouciance et la légèreté prônées par la chanson correspondent à un choix formel avant tout. La Sieste blanche se caractérise en effet par un décalage frappant entre le ton de la chanson et une souffrance évoquée dans presque tous les poèmes :

‘La terre ruinée se reprend/ Bien qu’un fer continue la blesse (« Divergence »)’ ‘L’homme fusille, cache-toi ; (« Complainte du lézard amoureux »)’ ‘Malgré vos oreilles qui tremblent/ Sur le tourment de votre chaîne. (« VIII. Odin le roc »)’ ‘Puis rugir et déferler,/ Fugitifs devant la torche/ Agonie demain buisson (« Hermétiques ouvriers »)’ ‘Ongle qui grattez la muraille/ Désertez ! Désertez ! (« Conseil de la sentinelle »)’ ‘Rien que le vide et l’avalanche,/ La détresse et le regret ! (« Pyrénées »)’ ‘Il n’y a pas d’ombre maligne sur la barque chavirée. (« Qu’il vive ! »)’ ‘L’avantage au vaillant mensonge/ Est la franche consolation ! (« Cet amour à tous retiré »)’ ‘Nuage, en ta vie aussi menacée que la mienne. (« Sur les hauteurs »)’ ‘Pioche ! enjoignait la virole./ Saigne ! répétait le couteau. (« Dédale »)’ ‘L’ogre qui est partout/ […] L’ogre qui sert chacun de nous (« Le permissionnaire »)’ ‘Cette planche pour ta fatigue/ Ce peu d’eau pour ta soif (« La vérité vous rendra libres »)’ ‘(Passagères serrées accourues sur mes lèvres/ Où réussissent si complètement les larmes), (« À la désespérade »)’ ‘Oh ! la toujours plus rase solitude/ Des larmes qui montent aux cimes. (« Montagne déchirée »)’ ‘La face que vous essuyez,/ De verre voué aux tourments, (« Le Carreau »)’

Le dernier poème de La Sieste blanche n’offre aucune mention de souffrance, sans doute parce qu’il fraie une ouverture en même temps qu’il souligne la fin d’une attente : « Ô terre devenue tendre !/ Ô branche où mûrit ma joie ! » Dans le reste du recueil, l’insouciance et la légèreté sont dans la manière, alors que les thèmes eux-mêmes sont graves. La situation du sujet et celle de l’époque ne se sont pas allégées, c’est l’attitude du sujet à l’égard de la souffrance qui a changé. Un choix éthique double le choix formel de la chanson.

Ce décalage entre le ton et le thème se prolonge dans la section portant comme titre Joue et dors. Le premier vers du premier poème pose d’emblée un double champ lexical, celui du jeu et celui de l’oppression : « Joue et dors, bonne soif, nos oppresseurs ici ne sont pas sévères. » La suite développe presque exclusivement le second champ lexical, évoquant la « barbare humeur » des « oppresseurs » qui « pourchass[ent] » et « contraign[ent] », se conduisent en « tyrans ». Le ton cependant reste léger d’un bout à l’autre. La personnification de la soif, associée à l’adjectif subjectif « bonne » et à la marque d’appartenance « ma », ainsi que l’oralité de la ponctuation et de la syntaxe donnent un tour familier à l’énoncé, qui forme un contraste avec la situation décrite : « Joue et dors, bonne soif, nos oppresseurs ici ne sont pas sévères. […]/ Qu’entreprendre pour fausser compagnie à ces tyrans, ô mon amie ? »

Parfois, comme dans le poème « Les Inventeurs », l’écart est produit par la mise à distance et la dédramatisation que crée une forme proche du conte ou de la fable. L’antéposition du verbe dans le premier vers, la substantivation des adjectifs, et l’emploi générique de l’article créent un effet de notoriété :

‘Ils sont venus, les forestiers de l’autre versant, les inconnus de nous, les rebelles à nos usages.
Ils sont venus nombreux.’

Plus que dans « Joue et dors », le récit tend à prendre une dimension exemplaire. Les derniers vers invitent ainsi à la réflexion : « Oui, l’ouragan allait bientôt venir ;/ Mais cela valait-il la peine que l’on en parlât et qu’on dérangeât l’avenir ?/ Là où nous sommes, il n’y a pas de crainte urgente ». La dernière phrase, avec son rythme isométrique (3/3/3), sonne comme une moralité conclusive et possède un prolongement éthique : le récit donne à voir, comme ne le ferait pas un aphorisme, une conduite adoptée dans une situation donnée. Le poème voisin « Les Seigneurs de Maussane » propose lui aussi un récit qui donne à penser. Les deux derniers vers, isolés du corps du poème par un blanc, sont un appel, par leur tour exclamatif, à une prise de position de la part d’un lecteur invité à partager le point de vue de l’énonciateur : « Ils disent à présent qu’au-delà de leur vue,/ La grêle les effraie plus que la neige des morts ! » Ces deux derniers poèmes ont en commun de montrer, dans des circonstances « périlleuses », le choix d’une conduite, témoignant, dans « Les Inventeurs », d’une indépendance à l’égard de l’avenir, dans « Les Seigneurs de Maussane », d’une exigence et d’une fidélité à soi : « Nous avons suivi l’empierrement que notre cœur s’était tracé ». L’ancrage référentiel des poèmes est lui-même complexe. Leur forme donne à l’histoire une généralité suffisante pour qu’elle ne soit pas limitée à une situation singulière, mais elle possède d’un autre côté assez d’éléments concrets pour pouvoir être rapportée à une situation réelle. Le contexte d’énonciation n’est pas complètement absent, en raison du lieu et de la date mentionnés à la suite des poèmes. Certes le sujet d’énonciation du discours poétique n’est pas identique au sujet qui signe l’écriture du poème, mais cette écriture est elle-même contextualisée par ces références. Telle est peut-être la manière dont les récits de Joue et dors sont, à l’instar des figures des Matinaux, « combinables ». Le registre simple de ces poèmes et le détachement que leur forme permet à l’égard de circonstances qui ne sont pas, pour autant, absentes de leur visée, sont la manière spécifique dont l’œuvre en cette période se rapporte à son temps. Elle en suggère la gravité, mais simultanément met du jeu entre elle et lui.

D’autre part, il faut peut-être prendre au pied de la lettre le désir de « quiétude » énoncé dans la « Mise en garde ». Ce désir montre a contrario combien l’inquiétude a pu guider l’écriture jusque-là : au regard de ce texte liminaire, qui situe la « sieste blanche » en réponse à son temps (« en un temps où la mort » est « docile aux faux sorciers »), l’attention et le souci de l’époque apparaissent bien comme des lignes de force majeures de l’ensemble de l’œuvre. L’image d’une « sieste blanche » revendique pour la poésie la possibilité de mettre en suspens sa responsabilité, signifiant aussi par là que cette responsabilité demeure. L’insouciance affichée par le ton de ces poèmes correspond à une pause, pour un sujet dont la « diligence, [la] méfiance se relâchent difficilement », selon le quatrième Billet à Francis Curel. Aussi les « vacances » appelées de ses vœux par le poète dans ce Billet prennent-elles d’abord sens au regard d’une « crainte » et d’un « souci » qui persistent : « Sait-on qu’au-delà de sa crainte et de son souci cet être aspire pour son âme à d’indécentes vacances ? » De ce point de vue, il n’y a pas de contradiction entre ce retrait provisoire et un sentiment de responsabilité continu.

De plus, l’insouciance affichée est aussi une position politique, dans la mesure où elle est réponse à l’oppression de l’époque. Le désir de retraite prend la signification d’une liberté préservée en dépit de la menace. Comme l’exprime la « Mise en garde », c’est à cause de l’époque, de la présence de la mort, qu’il faut « mettre en liberté tous les instants ». C’est bien sur fond de dénonciation, on l’a vu, qu’est mise en avant la légèreté de l’écriture. La distance prise à l’égard de préoccupations plus graves, des « fièvres les plus fortes », est corrélée à la persistance du climat d’oppression, à la domination de « quelques esprits sectaires [qui] proclament leur infaillibilité, subjuguent le grand nombre » (Billet IV). Cette position poétique est exemplairement incarnée par les Transparents opposant leur départ et leur insouciance aux injonctions des habitants. Aussi les poèmes des Matinaux ne sont-ils pas seulement une parenthèse comme l’image de la sieste pourrait le faire penser. Ils possèdent par eux-mêmes un pouvoir de contestation, contre « une inquisition insensée – qualifiée de connaissance – […], illustration de notre temps […] » (Bandeau des « Matinaux »). La fin de ce Bandeau désigne l’oppresseur de ce temps : la « vérité poétique » est « constamment aux prises, elle, avec l’imposture, et indéfiniment révolutionnaire ». La révolution est ici du côté de la poésie : par là se trouvent implicitement condamnés l’usage du mot par les idéologies d’après-guerre et « l’imposture » de leur dogmatisme. C’est ce dernier que, la même année, Char met en cause dans un entretien avec Jacques Charpier : « Et le plus pernicieux des servages est celui d’une certitude qui s’applique à gouverner. » 628 Dans le même paragraphe, il poursuit en opposant à la « magie noire » des idéologues « l’absolu fainéant » qu’est le poète. On comprend ici le sens de la paresse revendiquée par les poèmes des Matinaux. Contre les certitudes sectaires, l’indolence de « volontés passagères » est un moyen de préserver la liberté : « Le poète oscille, frissonne toujours, doit frissonner pour que sa jouissance soit justifiée. Car il est sans cesse en péril. Ce péril est le fruit de sa liberté, son risque et… sa chance. Il est sillonné de volontés passagères, le poète, ce vieux nourricier, si semblable par ailleurs au coucou, l’absolu fainéant ! » 629

À côté d’une insouciance paresseuse, le « silence » du poète est parfois mis en avant lui aussi. On pourrait y voir une tentation extrême de retraite. La Fontaine narrative ne fait-elle pas l’éloge du départ de Rimbaud : « Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi. » Une légitimité est reconnue au silence choisi au nom du « bonheur ». Mais quand il est évoqué dans les poèmes de La Sieste blanche, le silence est rapporté à une origine exactement inverse. « Hermétiques ouvriers » s’ouvre et se ferme sur deux distiques à la fin desquels une rime identique place en écho le « silence » et la « souffrance » :

‘Hermétiques ouvriers
En guerre avec mon silence,
[…]
Aux épines du torrent
Ma laine maintient ma souffrance.’

Aux troisième et quatrième strophes, la mention d’une foule enfiévrée, hypnotisée, comme ont pu l’être les populations dont Char avait vu l’embrigadement lors de la montée du nazisme en 1933 630 , renvoie l’écriture à la limite de ce qu’elle peut décrire. Une difficulté à lier les éléments de la vision est suggérée par la syntaxe désarticulée de la strophe centrale :

‘Partout j’entends implorer grâce
Puis rugir et déferler,
Fugitifs devant la torche
Agonie demain buisson.’

Cette violence est implicitement placée à l’origine du « silence » du poète, qui dans ce poème, s’en justifie et présente ses « doléances », selon un premier titre manuscrit, « Doléances du feutre » 631 .

Et si le silence est un risque provoqué par la souffrance, il est en même temps, dans « Jouvence des Névons », la condition même d’une « voix » :

‘Mortel serait l’été
Sans la voix d’un grillon
Qui, par instant, se tait.’

Le silence est une nécessité pour que la voix non seulement s’élève mais s’installe : « Dans l’enceinte du parc, le grillon ne se tait que pour s’établir davantage ». « L’espérance », « la liberté », les deux objets du chant du grillon selon une version antérieure 632 , ne peuvent être chantés continûment. Une alternance, là encore, est requise pour que respire le souffle d’une vie, pour que « le parc des Névons » soit « jouvence », pour que « l’été » ne soit pas « mortel ». C’est cette même lutte contre la mort qui dans d’autres textes substitue une temporalité de l’alternance à la vision linéaire d’un avenir meilleur indéfiniment repoussé. Peut-être la première version du poème risquait-elle de faire penser à l’avènement d’un espoir et d’une liberté pour toujours, qui contredirait la conception du temps se mettant en place dans ces années-là : « Dans le parc des Névons/ Un rebelle s’est joint/ À l’enfant, au ruisseau/ À l’espérance enfin,// Dans le parc des Névons/ Chante la liberté/ Par la voix d’un grillon/ Qui par instant se tait. » 633 Le silence interrompt et laisse du jeu, il permet au poète d’« oscill[er] », de « frissonn[er] » ; il préserve la liberté contre les chants envahissants des certitudes. Le silence est ainsi un moment dans le devenir où domine l’alternance désignée par le « tour à tour » d’une note manuscrite : « L’enfant, le ruisseau, le rebelle ne sont qu’un seul et même être qui se modifie suivant les années. Il brille et s’éteint tour à tour, au gré de l’événement, sur les marches de l’horizon. Dans l’enceinte du parc, le grillon ne se tait que pour s’établir davantage » 634 . Le complément « au gré de l’événement » a été rajouté en surcharge sur le manuscrit. Il montre que cette nouvelle conception du temps n’exclut pas l’existence de l’événement ni la présence du poète à celui-ci.

Enfin, l’insouciance du ton de La Sieste blanche, de Joue et dors, mais également des quatrains chantés par les guitaristes de Fête des arbres et du chasseur, est une position poétique, visant à préserver la poésie d’un engagement simplificateur. En cette période de guerre froide, de querelles idéologiques et de débat littéraire sur l’engagement, son indépendance est plus que jamais en cause. On a vu, à propos des textes rassemblés dans Recherche de la base et du sommet, comment Char se tient entre le refus de céder à « l’utile », selon le mot de Bataille, et le maintien d’un vigilance envers son époque. Dans Les Matinaux, la vigilance envers l’époque est lisible dans les traces de dénonciation qui parsèment La Sieste blanche et indirectement Joue et dors, dans les pièces de théâtre, également, que comportait l’édition originale. Ce versant-là est le plus proche de ce qu’on peut caractériser, dans les termes de l’époque, comme un « engagement ». Témoigner de sa lucidité sur ses contemporains, suggérer un « diagnostic » et un « traitement des maux de l’homme de son temps » (Bandeau de « Fureur et mystère »), dévoiler une situation et la nommer, selon les termes de Sartre 635 , tous ces éléments appartiennent au recueil des Matinaux de 1950. Mais en même temps, « le poète est la partie de l’homme réfractaire aux projets calculés » (Bandeau de « Fureur et mystère »). Son poème ne peut s’intégrer à l’économie des échanges sociaux : il est « insolvab[le] ». Il ne peut être qu’en « excès » sur le calcul et la rationalité du projet chez l’homme d’action. C’est ainsi que, s’il veut « tuer l’oiseau pour que l’arbre lui reste », « il met du même coup le feu à la forêt ». Fête des arbres et du chasseur apparaît en effet, au regard de cette question de l’action, de son intention et de ses développements, comme la manifestation, dans l’excès d’une « fête », du nécessaire abandon par le sujet agissant de sa maîtrise face à « la fatalité naturelle qui pèse sur son acte et qui ne peut être surmontée ni résolue. Telle est la Fête. » 636 Le poète est, on l’a vu dans « Divergence », celui qui, dans une relation de rupture avec la société, consume les récoltes accumulées pour l’utilité d’une communauté. De même, dans Fête, le chasseur qui est remercié par les guitares parce qu’il « tient en échec le glas » dans le dernier quatrain, « retard[e] le retour à la mort » (« Grège ») en retardant, par l’incendie de la forêt, le retour à la logique d’une action guidée par une fin. L’incendie qui anéantit la forêt entière met un terme à ce désir de conserver pour soi « l’arbre » et « sa morne patience », tout en en accomplissant la vérité : ce désir est désir de mort en réalité, délétère parce que « mélancolique » (« Abrégé »). Ici encore, la forme de la chanson, tout comme le ton de légèreté de La Sieste blanche, ne témoigne pas d’une insouciance ou d’un détachement complets du poème à l’égard des soucis du monde et de l’homme : le thème de ces strophes n’est pas en lui-même léger. Mais cette forme affirme la valeur, pour la poésie, de la gratuité et du détachement : le ton de légèreté lui permet de traiter de sujets graves en mettant à distance cette gravité.

Ainsi, il y a, comme le dit Bataille dans son article sur « L’œuvre théâtrale de René Char », « une apparente exigence de la poésie, qui sépare le poète du mouvement ordinaire de la vie », qui le soustrait aux enchaînements de l’utile et du nécessaire. Mais il y a aussi « une force contraire qui l’y mêle plus violemment que d’autres hommes » 637 . « C’est que », poursuit Bataille, « jamais la poésie n’est étrangère à la vie, comme la vie n’est jamais étrangère à la poésie. » Si le bonheur est bien « la fin ordinaire de la vie », alors il faut affirmer de l’œuvre de Char qu’elle « ne peut demeurer étrangère à la recherche du bonheur et [qu’] elle ne peut s’y limiter en ce que la poésie est le saut par-delà l’espoir : le bonheur du poète est comme l’élan […] » 638 . Dans cet article, Bataille qualifie les pièces de Char, Fête des arbres et du chasseur, Claire, Le Soleil des eaux, d’« écrits de circonstance », parce qu’elles ont été écrites à la demande d’amis. Mais on peut dire aussi que, à chaque fois que les bandeaux ou les avertissements relient un recueil à la situation de son temps et en justifient par là, au moins partiellement, l’écriture, alors ce recueil devient aussi, dans cette mesure, un « écrit de circonstance ». La poésie de Char se mêle ainsi aux affaires de son temps, mais seulement pour « un moment, si la circonstance le veut » (« Pourquoi la journée vole »), car en même temps elle s’en dégage, et réalise le « saut par-delà l’espoir » dont parle Bataille. Elle « court au dénouement », selon la formule du même poème, et fait l’économie des enchaînements de l’action. C’est que le geste même de dégagement est nécessaire au maintien de sa puissance de révolte. Par là, en même temps, la poésie garde tout son rôle, indirect, par rapport à la société. « À l’heure où l’on impose à notre comportement un a priori ahurissant, le plus artificiel des impératifs catégoriques », comme l’analyse Jacques Charpier, « c’est alors que », selon Char, « le poète trouve son devoir : celui de maintenir les ressources de l’homme, l’immense diversité » 639 . En 1948, le quatrième Billet à Francis Curel allait dans ce sens lorsqu’il affirmait : « Notre rôle à nous est d’influer pour que le fil de fraîcheur et de fertilité ne soit pas détourné de sa terre vers les abîmes définitifs ». Le dégagement prôné par le ton de La Sieste blanche et de quelques autres sections des Matinaux est destiné à mieux combattre l’époque, à préserver ce qu’elle s’emploie à détruire. Il n’est pas le symptôme d’un simple déplacement des intérêts du poète, comme pourrait le suggèrer la réponse de Char à France Huser, faisant de 1946 la date d’un repli : « Après 1946, ma vie ne concerne guère que moi, quelques êtres qui me sont chers et mon travail. » 640

Notes
628.

Jacques Charpier, « Une matinée avec René Char », art. cit.

629.

Ibid.

630.

Jean-Claude Mathieu rapporte la découverte faite par Char, en janvier 1933, de la misère berlinoise, juste avant la prise du pouvoir par Hitler : « La fanatisation de foules somnambules, le déplacement de masses fascinées par un grand magnétiseur, l’impressionnent assez fortement pour retentir dans le texte », op. cit., vol. I, p. 227.

631.

Fonds René Char 722, Ae-IV-13.

632.

Voir la section des variantes de l’édition des Œuvres complètes, op. cit., p. 1207-1208.

633.

Ibid.

634.

Fonds René Char 722, Ae-IV-13.

635.

Jean-Paul Sartre, La Responsabilité de l’écrivain, Lagrasse, Verdier, 1998, pp. 16 et 18. On l’a vu dans le chapitre 4, l’œuvre de Char accomplit parfois ce que Sartre réserve à la prose, le dévoilement et la nomination d’une situation.

636.

« Notes et documents » accompagnant la parution de deux quatrains en préoriginale dans la revue 84, 1950, n°13, reproduits dans la section des notes de l’édition des Œuvres complètes, op. cit., p. 1373. Comme souvent Char désigne le dialogue qu’il établit avec d’autres œuvres par la reprise de mots significatifs, ici le mot « fête » appelant en écho l’œuvre de Bataille (voir, par exemple, l’article de Bataille « La souveraineté de la fête et le roman américain », paru en août 1949 dans Critique, soit un mois avant son article consacré, dans la même revue, à « L’œuvre théâtrale de René Char ».) L’allusion n’est jamais chez Char un emprunt exact, mais un dialogue qui, le plus souvent, infléchit le sens du mot repris. La fête comme « temps sacré », opposé à « l’interminable vie attelée, prise dans des nécessités multiples », selon l’article d’août 1949 de Bataille (repris in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1988, vol. XI, p. 520) ne peut être superposée telle quelle à la longue série de prédicats que Char développe par exemple dans le poème « Grège ».

637.

Georges Bataille, « L’œuvre théâtrale de René Char », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1988, vol. XI, p. 529-530.

638.

Ibid.

639.

Jacques Charpier, art. cit.

640.

Entretien avec France Huser, Le Nouvel Observateur, lundi 3 mars 1980.