5. Éthique et poésie

Placé à distance d’une société qu’il observe, le poète, dans Les Matinaux, assume la tâche de poser des contre-valeurs. L’ensemble du recueil manifeste jusque dans sa poétique du détachement la recherche d’une éthique. Celle-ci s’impose pour deux raisons, liées entre elles. La première s’explique par la persistance d’un climat d’oppression, auquel il faut s’opposer. La seconde tient à la remise en cause de l’histoire. Si le présent des hommes est toujours fait de souffrance, de mensonge et d’imposture, et s’il est exclu de penser l’avenir comme un but où s’accomplirait le bonheur d’une société, alors comment concevoir une conduite qui résiste au mal mais ne doive rien à l’espoir de changement ? Telle est la question qui se dessine à l’horizon des poèmes des Matinaux.

On a vu, dans le chapitre 4, que les textes critiques d’après-guerre témoignaient du rejet de l’histoire, et conjointement, du refus d’un espoir lointain. Un autre rapport au temps se met en place, qu’une formule de À une sérénité crispée explicite assez bien : « L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’Histoire sont les deux extrémités de mon arc ». Le rejet de l’histoire s’accompagne de cette autre relation à l’avenir présentée dans l’image de la « moisson ». À « l’appréhension des quêtes futures », il s’agit d’opposer « le souci des formes à naître » (« Georges Braque »). Cette redéfinition du temps se lie à une éthique fondée sur l’attention portée à la vie et à la terre, soutenue par l’affirmation d’une persévérance sans attente définie. « L’espoir de l’imprévisible » (« Impressions anciennes ») permet de tenir ensemble la conscience de la persistance du mal et la volonté de ne pas renoncer.

Une partie des Matinaux, notamment sa section aphoristique, Rougeur des Matinaux, est à lire comme l’affirmation de valeurs et l’élaboration de formes de vie. C’est en ce sens qu’on peut parler d’éthique. Sur ce point, on suivra la distinction rappelée par Michel Jarrety en introduction de son étude La Morale dans l’écriture : « L’analyse ne cessera pas ici de se conforter à la distinction nécessaire entre une morale reçue comme code de prescriptions collectives qui renvoie fatalement à des impératifs issus de valeurs absolues et parfois transcendantes, et une éthique au contraire définie comme ces règles de vie individuelles et immanentes, relatives au bonheur de qui les choisit pour soi-même. » 641 Ainsi, il s’agit d’envisager « comment des valeurs singulières se construisent pour gouverner, d’un même mouvement, et une existence et une œuvre. » S’il s’avère que Rougeur des Matinaux est effectivement travaillé par la redéfinition de valeurs et par l’élaboration d’une conduite dans l’existence, restera à savoir comment la responsabilité du sujet à l’égard de ses contemporains s’articule à la construction de ces règles de vie pour soi.

De tous les recueils d’aphorismes, c’est de Feuillets d’Hypnos que Rougeur des Matinaux se rapproche le plus. Rougeur des Matinaux se distingue en effet de l’énonciation polémique de Moulin premier et de la forme définitoire de Partage formel. En revanche, comme dans Feuillets d’Hypnos, on y observe un travail d’élucidation de la situation, accompagné d’un certain nombre d’énoncés prescriptifs. L’écriture se fait observation et analyse ; elle rend possible une conduite – à cette différence près que dans Feuillets d’Hypnos il s’agit de « conduire le réel jusqu’à l’action » (feuillet 3). Rougeur des Matinaux n’est pas orienté vers l’action collective. Le réel y est appréhendé de plus loin, du point de vue de la condition humaine que le recueil s’attache à redéfinir après l’abandon du temps historique. Significatif de ce point de vue l’énoncé XXV, par exemple :

‘Nous sommes des passants appliqués à passer, donc à jeter le trouble, à infliger notre chaleur, à dire notre exubérance. Voilà pourquoi nous intervenons ! Voilà pourquoi nous sommes intempestifs et insolites!  Notre aigrette n’y est pour rien. Notre utilité est tournée contre l’employeur.’

Dans ce texte, comme dans d’autres, l’aphorisme a d’abord une visée de « connaissance » selon le terme même du texte X : « Femelle redoutable, elle porte la rage dans sa morsure et un froid mortel dans ses flancs, cette connaissance qui, partie d’une noble ambition, finit par trouver sa mesure dans nos larmes et dans notre jugulation. […] » L’écriture vise l’élucidation, non plus de la situation historique mais, comme Feuillets d’Hypnos le faisait aussi en partie, de ce qu’on pourrait appeler la situation métaphysique de l’homme. En relation avec cette visée, tout un réseau lexical de la lumière, lumière du soleil ou d’une lampe, se retrouve d’un recueil à l’autre. Le feuillet 169 par exemple, associait la lucidité au soleil : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ». Et à peine plus loin, le feuillet 178 donnait à la chandelle du tableau de Georges de La Tour une valeur de vérité et de « preuve » : « depuis deux ans, pas un réfractaire qui n’ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. » L’aphorisme IX de Rougeur des Matinaux reprend d’assez près ce fil métaphorique quand il évoque l’image des « yeux brûlés » : « Il faut souffler sur quelques lueurs pour faire de la bonne lumière. Beaux yeux brûlés parachèvent le don. » En 1953, dans l’Arrière-histoire du Poème pulvérisé, c’est encore cette image qui caractérisera la poésie : « Vitre généreuse qui permet parfois, à qui regarde de l’extérieur, d’entrevoir l’habitant du lieu. Mais lui, l’habitant, que voit-il ? La vraie lumière, celle qui a raison par la particularité et la toute-puissance de ce qu’elle nomme, de la ténacité du soleil, du nuage brillant de la lampe, c’est-à-dire la lumière mentale. » Et de nouveau, l’œuvre de Georges de La Tour est mentionnée dans ce rapport de la lumière à la conscience lucide.

Rougeur des Matinaux s’inscrit dans cette exigence d’élucidation de la vérité, que rappelle le Bandeau des « Matinaux » quand il évoque « la vérité poétique constamment aux prises, elle, avec l’imposture ». On peut trouver dans un passage de la « Note sur le maquis » une explicitation de ce que recouvre le terme de « vérité » : « Miracle de la conscience, de cette sensation de l’évidence qui, selon Claude Bernard, a nom vérité. » Jean-Claude Mathieu a souligné ce qui, de Claude Bernard, a pu « éveiller des échos chez Char » : « c’est sans doute l’image de l’éclair de l’intuition, l’exaltation de la hardiesse dans l’hypothèse, qu’équilibre la prudence dans la vérification » 642 . Or Rougeur des Matinaux s’ouvre précisément, dans une de ses épigraphes, sur cette image de l’éclair : « Ô grande barre noire, en route vers ta mort, pourquoi serait-ce toujours à toi de montrer l’éclair ? » Ensuite, comme dans Fureur et mystère, la vérité sera obtenue dans le travail de l’écriture, qui consiste, selon les termes de l’analyse de Jean-Claude Mathieu, à « passer de la fulguration au sens », à « constituer en vérité transmissible, vérifier, ‘l’évidence’ » 643 . Cette dernière, « au-delà du simple enregistrement de la sensation, est échange entre un monde qui apparaît, regarde, miroite, et un être qui rencontre ce regard. » C’est une telle rencontre que désigne l’aphorisme VII de Rougeur des Matinaux, qui la fait suivre du décalage entre l’expérience de l’éclair et son dédoublement dans « son image » : « L’intensité est silencieuse. Son image ne l’est pas. (J’aime qui m’éblouit puis accentue l’obscur à l’intérieur de moi.) » Dans le travail d’élucidation de la vérité, le poète est un intermédiaire ; il ne se pense pas, ainsi qu’on en a souvent fait le reproche à Char, comme un être d’exception, mais comme un « premier medium » : « La poésie n’est pas formelle : elle est dogme mystérieux de la sensation, d’une évidence – vérité une fois pour toutes. […] La poésie est infuse, je crois, en tous. Mais elle réside bâillonnée chez la plupart. Le poète la découvre, la met en état de s’exprimer ; il est un premier medium, il l’objective par ses soins, sa pratique ; il devient alors magnétiseur. Ainsi ne doit-il pas se penser exceptionnel, s’excepter lui-même de la condition des autres. » 644

Ce travail d’écriture et d’élucidation est dirigé, comme dans Feuillet d’Hypnos, contre les « vérités formelles » et le déguisement de « vérités qui tuent en vérités qui autorisent à tuer » (feuillet 37). Dans le prolongement de la crise de la guerre, c’est l’imposture, dénoncée dans le Bandeau des « Matinaux », qui fait attendre de la poésie cet effort vers la « vérité ». Ainsi la poésie peut-elle se voir confier la « tâche » de lutter contre l’omniprésence du mensonge, comme l’indique l’un des aphorismes de À une sérénité crispée :

‘Toute association de mots encourage son démenti, court le soupçon d’imposture. La tâche de la poésie, à travers son œil et sur la langue de son palais, est de faire disparaître cette aliénation en la prouvant dérisoire.’

Contre l’abstraction des « vérités formelles », la poésie oppose la sensibilité de « son œil et de son palais ». Car, ainsi que le suggère le Bandeau des « Matinaux », c’est d’une « sensibilité exténuée » que naissent le formalisme et l’abstraction des dogmatismes, une « inquisition insensée » déguisée en « connaissance ». Grâce à la dimension sensible de la poésie pourra être préservé « le fil de fraîcheur et de fertilité » dont le poète se confiait le soin dans le quatrième Billet à Francis Curel. Dans cette promotion du sensible, ce qui est visé aussi, c’est la part mortifère des discours simplificateurs dont l’abstraction, la « sensibilité exténuée » justement, apportent la mort, « autorisent à tuer ». L’aphorisme XXII indique combien la mort est d’abord l’affaire des sens : « La mort n’est haïssable que parce qu’elle affecte séparément chacun de nos cinq sens, puis tous à la fois. À la rigueur, l’ouïe la négligerait. » Contre « tel modèle simplificateur », selon la formule même qu’utilise l’aphorisme XI, il faut donc veiller à une éthique de la parole. Contre le mensonge collectif, une épigraphe de Rougeur des Matinaux annonce que « La vérité est personnelle » : un sujet va assumer la responsabilité de ce qu’il dit. À un temps dominé par l’imposture de certitudes « formelles », le recueil oppose la modestie d’une empreinte effaçable, d’une « enclave délébile », premier sous-titre de Rougeur 645 .

Le travail d’élucidation de la vérité, confié à l’écriture poétique, rend possible en un second temps la définition d’une conduite ou d’une « tâche ». L’aphorisme VIII par exemple fait suivre un passage d’analyse et d’élucidation de la mention d’une responsabilité confiée aux figures des Matinaux :

‘Combien souffre ce monde, pour devenir celui de l’homme, d’être façonné entre les quatre murs d’un livre ! Qu’il soit ensuite remis aux mains de spéculateurs et d’extravagants qui le pressent d’avancer plus vite que son propre mouvement, comment ne pas voir là plus que de la malchance ? Combattre vaille que vaille cette fatalité à l’aide de sa magie, ouvrir dans l’aile de la route, de ce qui en tient lieu, d’insatiables randonnées, c’est la tâche des Matinaux. La mort n’est qu’un sommeil entier et pur avec le signe plus qui le pilote et l’aide à fendre le flot du devenir.’

Deux « connaissances » s’opposent ici, celle du livre, où s’entend allusivement la Bible, et celle que définit la fin du passage où les termes de « pilote » et de « devenir » font reconnaître Héraclite. La cible première des Matinaux, celle qui justifie l’élaboration de contre-valeurs, n’est plus la terreur d’un mal historique, comme le nazisme au moment de Feuillets d’Hypnos, mais l’ensemble des discours dominants de l’époque sur la condition de l’homme. C’est contre cette autre forme de terreur, qualifiée dans le Bandeau des « Matinaux » d’« inquisition insensée », que le recueil s’attache à élucider des éléments de « vérité poétique » et à formuler des attitudes à adopter.

Toutefois, si certains énoncés ont bien une forme prescriptive, ils ne sont pas assez nombreux pour faire de Rougeur des Matinaux un livre de sagesse. Certes, le terme même de « sagesse » apparaît dans l’aphorisme V :

‘La sagesse est de ne pas s’agglomérer, mais, dans la création et dans la nature communes, de trouver notre nombre, notre réciprocité, nos différences, notre passage, notre vérité, et ce peu de désespoir qui en est l’aiguillon et le mouvant brouillard.’

Et celui de « mission » survient dès l’aphorisme II :

‘Quand on a mission d’éveiller, on commence par faire sa toilette dans la rivière. Le premier enchantement comme le premier saisissement sont pour soi.’

L’emploi du pronom impersonnel « on » donne en outre à cet aphorisme une tournure injonctive, que l’on trouve aussi dans d’autres énoncés du recueil, sous la forme d’impératifs ou de verbes d’obligation :

‘Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. […]
Il faut souffler sur quelques lueurs pour faire de la bonne lumière. […]
[…] ce qui ne doit rien à l’homme, mais nous veut du bien, nous exhorte : « Insurgé, insurgé, insurgé… »
Ne te plains pas de vivre plus près de la mort que les mortels.
Imite le moins possible les hommes dans leur énigmatique maladie de faire des nœuds.
Enfin, si tu détruis, que ce soit avec des outils nuptiaux. ’

Mais, on le voit à ces passages, le sujet s’adresse à lui-même ces exhortations ; elles ne visent pas de destinataire collectif. Le « nous » apparaît essentiellement dans les énoncés qui décrivent un aspect de la condition des hommes : « Nous sommes des passants appliqués à passer […] », « Quand le navire s’engloutit, sa voilure se sauve à l’intérieur de nous. […] », « La mort n’est haïssable que parce qu’elle affecte chacun de nos cinq sens […] ». Une seule fois, un destinataire collectif est interpellé : « Allez à l’essentiel : n’avez-vous pas besoin de jeunes arbres pour reboiser votre forêt ? » Dans le reste du recueil, le groupe est désigné par la troisième personne du pluriel ; il est le tiers par rapport auquel le sujet se définit :

‘Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront.’

En soulignant le pronom « ils », le sujet montre l’écart qui s’est formé entre lui et une collectivité dont il ne partage plus le sort. Un autre énoncé souligne par le même jeu typographique cette opposition : « Entre ton plus grand bien et leur moindre mal rougeoie la poésie » (XVI). On mesure l’évolution qui s’est accomplie depuis Feuillets d’Hypnos.

On pourrait alors se demander si le sujet ne renonce pas à la responsabilité qu’il invoque par ailleurs pour le poète à l’égard de son époque. L’énonciation de Rougeur des Matinaux n’en fait pas un recueil adressé aux contemporains. Ces derniers deviennent même un contre-modèle, dans l’aphorisme XXI : « Imite le moins possible les hommes dans leur énigmatique maladie de faire des nœuds. » Toutefois le sujet ne se situe pas moins par rapport à ce groupe, désigné par le pronom de la troisième personne, et il le fait, non avec l’idée de s’opposer, mais de composer. Les aphorismes III et XVI évoquent ainsi une habitude progressive, ou bien encore la recherche d’un compromis entre un « plus grand bien » et un « moindre mal ». Une place nouvelle pour le poète s’élabore ici. Ni rejet agressif et marginalité voulue, comme c’était le cas à l’époque du Marteau sans maître, ni position de rassembleur et de chef de l’action comme dans Feuillets d’Hypnos. La poésie est très explicitement placée « entre ton plus grand bien et leur moindre mal. » (XVI) C’est là qu’elle « rougeoie » selon une image qui invite à identifier Les Matinaux avec la « poésie » que mentionne l’aphorisme : « Entre ton plus grand bien et leur moindre mal rougeoie la poésie. » Voilà une place intermédiaire, qui tient ensemble le soin et la « conservation » de soi (Billet IV), sans renoncer à chercher pour les hommes le plus petit dénominateur commun du mal inévitable qu’ils exercent et subissent aussi bien. Sans illusion sur ce qui peut être obtenu des hommes, le sujet ne renonce pas à se soucier d’eux. L’idée d’agir pour changer leur condition, dans l’espoir d’un « lendemain fertile » (feuillet 6), est abandonnée, mais la possibilité d’un don ou même d’une « mission » (II) demeurent : « Quand on a mission d’éveiller, on commence par faire sa toilette dans la rivière. Le premier enchantement comme le premier saisissement sont pour soi » (II). Comment ne pas lire ici une des « tâches » des Matinaux, et indirectement, du poète dont ils sont une figure ? Les circonstances de cette tâche (« on commence par faire sa toilette dans la rivière ») correspondent en outre au refus de donner au poète le rôle d’un intellectuel « infaillibl[e] » (Billet IV). Une modestie, une conscience du danger des certitudes sectaires conduisent le sujet à conseiller un retour sur soi, qui ferait penser à une auto-critique si Char n’avait eu la précaution, et peut-être aussi l’humour, de qualifier d’« enchantement » la première image de cet auto-examen. Et si ce n’est par la « mission d’éveiller » que le poète se rapporte aux hommes, alors c’est avec l’idée qu’un don reste possible : « L’aventure personnelle, l’aventure prodiguée, communauté de nos aurores » (XII). La vie du sujet reste définie par un horizon de « communauté » auquel la rapporte « l’excès » qui, autant que le « manque », définit le poète et « l’insolvabilité de son poème » (Bandeau de « Fureur et mystère »).

Les valeurs et les règles de vie qui s’élaborent ainsi dans Les Matinaux se laissent, dans l’ensemble, caractériser par l’épigraphe de À une sérénité crispée : « Nous sommes, ce jour, plus près du sinistre que le tocsin lui-même, c’est pourquoi il est temps de nous composer une santé du malheur ». Cet aphorisme montre bien le caractère second de l’élaboration éthique : elle est une réponse à la situation d’une époque. Dans Les Matinaux aussi il s’agit de définir une attitude, en réponse à une crise qui a vu l’échec de l’histoire, la persistance du mal, la nécessité de concevoir autrement le temps des hommes. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de la prédominance des questions du temps et du mal parmi ses thèmes principaux.

En un premier sens, cette « santé du malheur » peut se comprendre comme une persévérance et le maintien d’un espoir. La « Dédicace » de Pauvreté et privilège, bien qu’elle soit postérieure, est significative de cette attitude :

Pauvreté et privilège est dédié à tous les désenchantés silencieux, mais qui, à cause de quelque revers, ne sont pas devenus pour autant inactifs. Ils sont le pont. Fermes devant la meute rageuse des tricheurs, au-dessus du vide et proches de la terre commune, ils voient le dernier et signalent le premier rayon.’

Dans l’image du dernier et du premier rayon se lit la figure des Matinaux, ces êtres de l’aurore qui font « le pont » entre la nuit et le jour, entre le passé et le temps à venir. Tous les éléments de ce passage trouvent leur résonance à l’époque des Matinaux : le « désenchantement » est présent depuis les déceptions d’après-guerre et la persistance de l’oppression que dénonce La Sieste blanche ; les revers liés à l’échec d’une communauté issue de la Résistance, « aigrelette buissonnée » faite de « tant d’êtres probables », constituent la plainte de « L’Âge de roseau » ; « la meute rageuse des tricheurs » poursuit l’image de l’imposture mise en exergue des Matinaux dans le Bandeau. Enfin, l’affirmation du « vide » comme condition métaphysique de l’homme commence à cette époque de l’œuvre, avec le poème « Pyrénées » par exemple (« Rien que le vide et l’avalanche,/ La détresse et le regret »), à prendre le pas sur les dénonciations de la Création. Dans une telle situation, la « Dédicace » de Pauvreté et privilège en appelle, par la modalisation du verbe « devoir », au maintien d’une endurance dans l’action, et d’une confiance : « Quelque chose qui régna, fléchit, disparut, réapparaissant devrait servir la vie […] ». On remarquera ici le pronom indéfini « quelque chose » qui permet d’éviter ce que Char condamne dans les idéologies de son temps, l’attribution d’un contenu à cet espoir.

Mais en un second sens, « se composer une santé du malheur », dans le contexte des Matinaux, signifie davantage que le maintien d’une endurance. Poser « l’allégresse » du jour levant en dépit de la cruauté qu’il promet, selon l’image du premier aphorisme de Rougeur, c’est refuser de nier l’existence du mal pour ouvrir l’avenir à partir de lui :

‘L’état d’esprit du soleil levant est allégresse malgré le jour cruel et le souvenir de la nuit. La teinte du caillot devient la rougeur de l’aurore.’

La transmutation énoncée dans la seconde proposition conjoint, dans la couleur rouge, le sang et le point du jour. Elle n’annule pas la souffrance : le « jour cruel » et le « souvenir de la nuit » ne sont pas présentés comme devant disparaître. De même la « deuxième guitare » de Fête des arbres et du chasseur maintient l’image d’une blessure dans celle de l’aurore : « C’est sûr, la journée sera belle/ Malgré l’entame du matin. » Un aphorisme de À une sérénité crispée éclaire cet état de « dualisme vigoureux » où « ce qui est passé sous silence n’en existe pas moins ». La « rougeur » y est une trace de la « sincérité du masque ». Dans cette couleur, que le titre de la section aphoristique du recueil associe étroitement aux personnages des Matinaux, on peut discerner le maintien de la conscience de la douleur dans le visage de l’allégresse.

Une telle gaîté, exprimée en dépit d’un savoir que les textes de l’époque invitent à qualifier de tragique (« Il savait que la vérité est noble et que l’image qui la révèle c’est la tragédie », « Héraclite d’Éphèse »), le motif du masque, l’image de l’aurore, la santé, sont autant d’éléments par lesquels l’œuvre de Char en cette période appelle en écho celle de Nietzsche. Il se peut que la lecture du Sur Nietzsche de Bataille, paru en février 1945 646 , ait compté dans la résurgence d’une référence qui n’a jamais disparu de l’œuvre, mais se trouve particulièrement réactivée en cette période. Du moins peut-on signaler dans l’ouvrage de Bataille une longue citation de Volonté de puissance dont les termes et le ton sont très proches, si ce n’est de Rougeur des Matinaux, du moins de cette strophe du poème de La Sieste blanche « Cet amour à tous retiré » :

‘Ah ! crions au vent qui nous porte
Que c’est nous qui le soulevons.
Sur la terre de tant d’efforts,
L’avantage au vaillant mensonge
Est la franche consolation !’

L’examen des variantes montre que cette version du poème procède d’un renversement complet d’attitude. La nostalgie prédominait d’abord :

‘Les pleurs supportent notre force.
Béante est notre imperfection.
Nous crions au vent qui nous porte
Que c’est nous qui le soulevons. 647

Les transformations du poème pourraient être justifiées par ces lignes de Nietzsche que cite Bataille :

‘Si nous semblons gais, est-ce parce que nous sommes infiniment tristes ? Nous sommes graves, nous connaissons l’abîme – est-ce pour cela que nous nous défendons contre tout ce qui est grave ? […]’ ‘Reste vaillamment à nos côtés, insouciance railleuse ! Rafraîchis-nous, souffle qui as passé sur les glaciers ! Nous ne prendrons plus rien à cœur, nous choisissons le masque pour divinité suprême et pour rédempteur. 648

Et l’âne que la dernière strophe de cette version du poème invoquait (« Ô toi, âne qu’on voit à peine,/ Reflet du soleil, strict ami,/ Nous somme las de cette vie […] ») n’est pas sans faire songer à l’âne de Zarathoustra.

Soulignons, d’autre part, que Bataille met en avant chez Nietzsche « le philosophe du mal » : « C’est l’attrait, la valeur du mal qui, me semble-t-il, donnèrent à ses yeux leur sens à ce qu’il voulait parlant de puissance. » Bataille, qui dans ce texte sauve la pensée de Nietzsche des récupérations fascistes et de l’image simpliste qui s’est formée au lendemain de la guerre, donne au mal une place qui ne pouvait que séduire le poète attaché à dénoncer le mal réel exercé au nom d’un bien hypothétique. Bataille écrit en effet : « Sa haine du bien est justifiée par lui [Nietzsche] comme la condition même de la liberté. Personnellement, sans illusion sur la portée de mon attitude, je me sens opposé, je m’oppose à toute forme de contrainte : je n’en fais pas moins, pour autant, du mal l’objet d’une recherche morale extrême. C’est que le mal est l’opposé de la contrainte, qui s’exerce, elle, en principe, en vue d’un bien. Le mal n’est pas sans doute ce qu’une hypocrite série de malentendus en voulut faire […] ». On trouve souvent chez Char une valorisation du mal, si ce dernier est « vraie violence », et non pas excessif, « foisonnant et entouré de murs, tel le nazisme » ainsi que le formule le « Préliminaire » de À une sérénité crispée. Ainsi, dans cet aphorisme du même recueil : « La vraie violence (qui est révolte) n’a pas de venin. Quelquefois mortelle mais par pur accident. Échapper aux orthodoxies. Leur conduite est atroce. » Char dénonce à plusieurs reprises les « orthodoxies » idéologiques au nom desquelles le mal est commis pour un bien supposé.

La valorisation de l’instant, enfin, est un autre des points de rapprochement possible entre Char et Nietzsche commenté par Bataille. La « Mise en garde » de La Sieste blanche énonce explicitement une telle valorisation : « En un temps où la mort, docile aux faux sorciers, souille les chances les plus hautes, nous n’hésitons pas à mettre en liberté tous les instants dont nous disposons. » Bataille dans le même texte, Sur Nietzsche, propose une interprétation de l’éternel retour qui donne à l’instant une place décisive :

‘J’imagine nécessaire en ce sens d’inverser l’idée d’éternel retour. Ce n’est pas la promesse de répétitions infinies qui déchire mais ceci : que les instants saisis dans l’immanence du retour apparaissent soudainement comme des fins. Qu’on n’oublie pas que les instants sont par tous les systèmes envisagés et assignés comme des moyens : toute morale dit : « que chaque instant de votre vie soit motivé ». Le retour immotive l’instant, libère la vie de fin et par là d’abord il la ruine. […] 649

Bataille reprend ici la pensée de Nietzsche sous l’horizon de sa propre réflexion : l’absence de but dans une existence qui embrasse « la totalité ». Char lui aussi associe la pensée de Nietzsche à l’idée de « mettre en liberté tous les instants ». C’est cette expression qu’il utilise précisément dans son entretien avec Jacques Charpier en la faisant suivre immédiatement du nom de Nietzsche :

‘René Char : - Lorsque dans l’instant s’affirme le perpétuel, alors la beauté s’en élève, il faut mettre en liberté tous les instants dont nous disposons !’ ‘Jacques Charpier : - Et un recueil de ces instants formera un recueil de poèmes.’ ‘René Char : - Affranchis du poète… Enfantés sous la couronne du hasard, ils deviennent bientôt majeurs. Nietzsche avait atteint à de spécifiques états de poésie. Il était voyant, suprême voyant, mais malheureusement ne fut pas clairvoyant.’

Les termes dans lesquels l’instant est évoqué sont ici différents de ceux de Bataille. Char rejoint Nietzsche par le biais d’Héraclite en mentionnant le « perpétuel ». Pour Nietzsche, dans La Naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, seul Héraclite a été capable de percevoir qu’il n’y a pas de contradiction entre le hasard, « le jeu », et la nécessité ou justice. Peut-être l’affirmation, chez Char, du perpétuel dans l’instant est-elle l’affirmation de la nécessité dans le hasard du jeu de l’enfant auquel Héraclite compare le feu, principe de l’univers. On remarquera toutefois une différence avec Nietzsche dans l’importance de la dimension politique que Char donne au portrait d’Héraclite, dans sa préface à la traduction d’Yves Battistini : « Il [Héraclite] ne se contentait pas de définir la liberté, il la découvrait indéracinable, attisant la convoitise des tyrans, perdant son sang mais accroissant ses forces, au centre même du perpétuel » (« Héraclite d’Éphèse »). De même, la valorisation de l’instant est, dans l’œuvre, située contre l’oppression qui domine son temps. Sur ce point, Char rencontre de nouveau la pensée de Bataille quand ce dernier définit « l’homme entier » par sa soustraction à toute finalité, entraînant un renoncement « aux dominations irrationnelles (féodales, capitalistes) dans le domaine de l’activité. » 650 Et lorsque Char ajoute au sujet de Nietzsche qu’il « ne fut pas clairvoyant », il signale la distance qui le sépare de lui dans le diagnostic des maux de l’homme de son temps. Le dépassement du nihilisme annoncé par Nietzsche semble devoir être remis en cause. En témoigne cette strophe, de quelques années postérieure aux Matinaux, de « Baudelaire mécontente Nietzsche » dans Vers aphoristiques (La Nuit talismanique) : « C’est Baudelaire qui postdate et voit juste de sa barque de souffrance, lorsqu’il nous désigne tels que nous sommes. Nietzsche, perpétuellement séismal, cadastre tout notre territoire agonistique. Mes deux porteurs d’eau. » À Nietzsche la puissance de révolte, mais avec la conscience de l’inadéquation de ses remèdes. Sa philosophie ne peut pas faire une morale pour aujourd’hui. Là encore Char n’est pas éloigné de Bataille, qui souligne, dans le paragraphe précédent son analyse de l’instant et de l’éternel retour, combien la vie « de quiconque essayerait de mettre [l]a doctrine [de Nietzsche] en pratique » serait « une vie manquée » 651 . C’est que « les perspectives de l’action », qui nécessairement occupent une partie du monde dans lequel vit chaque être humain, même si celui-ci, comme « l’homme entier », réussit à « réduire l’action à des principes et à des fins qui lui appartiennent en propre » 652 , sont étrangères à « la volonté fondamentale de Nietzsche » qui « était de libérer l’avenir des chaînes du passé ». Or « cela suppose le jeu, l’échéance libre d’une réalité se créant sans que la limite une détermination préalable. L’action en vue d’un but défini, donc connu, ne répond nullement à cette exigence de création, mais seulement l’aléa d’un jeu. » 653 Aussi Bataille prend-il soin de préciser qu’une telle expérience « ne pourrait devenir le fait de l’humanité entière qu’en dernier lieu » et que « seul un individu très isolé la peut faire de nos jours à la faveur du désordre d’esprit, d’une indubitable vigueur en même temps » 654 . On ne peut attendre « de nos jours » un secours de la doctrine de Nietzsche dans l’élaboration de règles et de formes de vie.

Ainsi, à côté de nombreuses affinités entre l’écriture de Char et la pensée de Nietzsche dans les poèmes de ces années d’après-guerre, tels que le refus d’une conception linéaire du temps, la remise en cause du modèle historique, et la promotion de l’oubli (« Yeux qui, croyant inventer le jour, avez éveillé le vent, que puis-je pour vous ? Je suis l’oubli », « À la santé du serpent »), qui rappellent la seconde Considération intempestive, on peut dire que Char se tient à distance de la pensée de Nietzsche dans sa recherche d’une éthique après le désastre de l’histoire. Sans doute est-ce, comme le suggère Éric Marty, dans l’analyse d’un poème bien postérieur, « Fumeron » (La Flûte et le billot, I), parce que « le soc de la parole nietzschéenne est un soc sans oreilles pour l’entendre » 655 . Non seulement la parole de Nietzsche n’a pas été entendue, et ne peut l’être par les « hommes d’aujourd’hui » (« Argument » du Poème pulvérisé ), mais le « site dévasté » qui était le sien est « à nouveau là ». Éric Marty rappelle en effet ces lignes d’Aromates chasseurs I : « Le tendre empressement de réfuter Nietzsche parce que nous arrivons après lui et que son site dévasté est à nouveau dispos, conforme à lui. » Ces lignes en évoquent d’autres, écrites sur un ton plus grave, en 1951, et constatant elles aussi la permanence de la dévastation : « Ce qui suscita notre révolte, notre horreur, se trouve à nouveau là, réparti, intact et subordonné, prêt à l’attaque, à la mort » (« Heureuse la magie… »).

Emblématique de cette tension entre la référence à la pensée de Nietzsche et la conscience de son inadéquation, le recueil À une sérénité crispée, écrit en même temps que Les Matinaux. Le titre lui-même évoque un mot de Nietzsche, mais le qualificatif « crispée » l’éloigne du contexte dans lequel il se trouve au livre V du Gai savoir :

Notre Sérénité. – Le plus grand des événements récents – la « mort de Dieu », le fait autrement dit, que la foi dans le dieu chrétien a été dépouillée de sa plausibilité – commence déjà à jeter ses premières ombres sur l’Europe. Peu de gens, il est vrai, ont la vue assez bonne, la méfiance assez avertie pour percevoir un tel spectacle ; du moins semble-t-il à ceux-ci qu’un Soleil vient de se coucher, qu’une ancienne et profonde conscience est devenue doute : notre vieux monde leur paraît fatalement tous les jours plus vespéral, plus soupçonneux, plus étranger, plus périmé. […] 656

Comme dans ce passage, la conscience d’être situé « au début ou à la fin d’une ère » (« Arthur Rimbaud ») caractérise les poèmes des Matinaux. Quelques années plus tard, la « Dédicace » de Pauvreté et privilège développe une image semblable : « Ils sont le pont. Fermes devant la meute rageuse des tricheurs, au-dessus du vide et proche de la terre commune, ils voient le dernier et signalent le premier rayon. » Et sans doute en écrivant À une sérénité crispée Char avait-il le sentiment de travailler à une œuvre charnière 657 . Écrits de 1948 à 1951 selon les dates portées sur les manuscrits 658 , les aphorismes de À une sérénité crispée sont, selon les termes de Char dans son entretien avec Pierre Berger, une œuvre qui correspond à son temps : « De 1941 à 1944, j’ai écrit Feuillets d’Hypnos comme une ménagère consigne ses comptes sur un calepin. De 1948 à 1952, j’ai donné À une sérénité crispée. […] Les Feuillets d’Hypnos correspondaient à leur temps, À une sérénité crispée correspond au nôtre. » 659 Dans les lignes précédentes, Char a expliqué à son interlocuteur que « le contenu des livres varie suivant les époques ». On ne saurait trouver formule plus explicite sur l’historicité de l’écriture de Char. Comparant À une sérénité crispée à Feuillets d’Hypnos, il ajoute : « Aujourd’hui, ce n’est pas un combat que nous soutenons, c’est bien davantage : une sorte de patience armée nous introduit à cet état de refus incroyable. Mais demeurer ouvert, demeurer présent, retenir le frisson, limiter le méchant… » 660 . L’écriture aphoristique est appelée par l’époque : « Il faut concentrer, dire vite, éclairer juste… Tant pis pour la rhétorique ! » 661 . Comme dans d’autres recueils aphoristiques, tels Feuillets d’Hypnos et Rougeur des Matinaux, À une sérénité crispée vise dès lors un travail d’élucidation : il faut « éclairer juste ». On relèvera donc un certain nombre d’aphorismes analytiques ou définitoires cherchant à décrire la situation de l’époque. Par exemple : « Étrange exigence que celle d’un présent qui nous condamne à vivre entre la promesse et le passé, car il est le déluge, ce déluge avec lequel, hier, notre imagination convolait. » L’écriture y est également conçue très explicitement comme une force de riposte à la situation que le recueil cherche à caractériser par ailleurs : « Les jours de pluie nettoie ton fusil. (Entretenir l’arme, la chose, le mot ? Savoir distinguer la liberté du mensonge, le feu du feu criminel.) » La continuité avec Feuillets d’Hypnos est ici assez claire. Enfin, un certain nombre d’aphorismes essaient de proposer comme dans Rougeur des Matinaux une attitude à suivre : « Il faut intarissablement se passionner, en dépit d’équivoques découragements et si minimes que soient les réparations. »

La « sérénité » « crispée » de ce recueil pourrait alors se comprendre comme la sérénité d’un sujet conscient de la mutation en cours pour la situation de l’homme dans le temps. Tout aussi lucide sur l’époque métaphysique qui est la sienne que « le peu de gens » conscients de la mort de Dieu dans le paragraphe Notre sérénité du Gai savoir, le sujet perçoit la fin « d’une ancienne et profonde conscience » 662 . C’est ce qu’exprime le « Préliminaire » écrit en 1963 : « Mais dès 1948, l’affable, le hardi visage perd son miel et sa jeune rougeur. Quelque nom qu’on donne à la nuit, nous la traverserons désormais seuls, sans son conseil ardent. Qu’est-ce donc qui agonise, au plus secret de la vie et des choses […] ? » La « sérénité » correspondrait à la conscience d’être situé à la fin d’une époque, au sens fort du terme, une fois relégué le modèle historique dont l’illusion, puis la nocivité, ont été éprouvées dans les années d’après-guerre. Mais cette sérénité ne peut qu’être « crispée » pour un sujet conscient de la souffrance de ses contemporains, souffrance qui le tire du côté de Baudelaire cette fois, et non de Nietzsche.

La légèreté et l’insouciance affichées dans Les Matinaux, en particulier dans La Sieste blanche, ne sont donc pas exclusives du souci de l’époque et du maintien d’une responsabilité de la poésie envers les hommes de son temps. Elles manifestent le besoin de rappeler l’indépendance de la poésie et du poète à l’égard du principe d’utilité qui règle les échanges dans une société. Elles sont aussi un moyen d’affirmer une position à l’écart. En marge de la société, comme le sont les vagabonds, le poète refuse l’appartenance à un lieu ou à un groupe. De ce point de vue, un tournant a bien eu lieu par rapport à Fureur et mystère. Le destin du sujet ne se présente plus comme solidaire de celui de ses contemporains. Mais ce désengagement hors d’un temps collectif n’est pas un désintérêt. Nombreuses sont les dénonciations, directes ou indirectes, formulées à l’encontre de la société. L’originalité de Char en ce début des années cinquante est de dissocier le temps de l’histoire de la responsabilité du poème, responsabilité politique au sens large, dans la mesure où elle se pose en relation avec son époque.

Notes
641.

Michel Jarrety, La Morale dans l’écriture, Camus, Char, Cioran, Paris, PUF, 1999, p. 6.

642.

Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 254.

643.

Ibid.

644.

Jacques Charpier, art. cit.

645.

BLJD, Fonds René Char 722, Ae-IV-13.

646.

Rappelons qu’au moment de la parution des Matinaux en 1950, Char est depuis un an le voisin de Bataille qui occupe les fonctions de conservateur à la bibliothèque inguimbertine de Carpentras où il restera jusqu’en 1951. C’est aussi pendant cette période que Bataille adresse à Char une longue réponse à l’enquête lancée par ce dernier : « Y a-t-il des incompatibilités ? ». Voir supra, chapitre 4, dernière section (« L’action de la poésie »).

647.

Variantes citées dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 1208.

648.

Cité par Georges Bataille, Sur Nietzsche, Paris, Gallimard, 1945, repris dans Œuvres complètes, vol. VI, Paris, Gallimard, 1973, p. 35.

649.

Georges Bataille, op. cit., p. 23.

650.

Ibid., p. 24.

651.

Ibid., variante citée p. 380.

652.

Ibid., p. 23.

653.

Ibid., p. 380.

654.

Ibid., p. 21.

655.

Éric Marty, « Char : ‘le marteau parle’ », in Magazine littéraire, « Nietzsche », hors-série n°3, oct.-déc. 2001, pp. 104-107.

656.

F. Nietzsche, Le gai savoir, trad. par Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1950, p. 173.

657.

Plusieurs témoignages le confirment, par exemple la lettre à André Frénaud du 7 juillet 1951 (BLJD, Fonds André Frénaud, correspondance avec René Char, Ms Ms 49 114).

658.

Il existe plusieurs versions manuscrites de À une sérénité crispée à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet : voir dans le Fonds René Char les dossiers 724 à 728 (Ae-IV-14), et dans le Fonds Adrienne Monnier, le manuscrit répertorié sous la cote Ms 4912 alpha.

659.

Pierre Berger, art. cit, p. 11.

660.

Ibid.

661.

Ibid., p. 12.

662.

F. Nietzsche, Le gai savoir, op. cit., p. 173.