Conclusion

Lorsque Char dans ses premiers recueils mentionne l’histoire, c’est pour mieux lui opposer, dans le contexte d’une dénonciation virulente de la société contemporaine et de ses valeurs, la force d’une contre-histoire. S’en prenant à l’idée chrétienne de l’histoire, perçue comme un instrument de domination politique et religieuse, le poète s’appuie sur un imaginaire de mutations géologiques et de bouleversements telluriques pour retracer une histoire de la terre qui, de déluges en cataclysmes, porte à son paroxysme un désir sadien de destruction universelle. La violence de l’écriture poétique vise plusieurs cibles, familiales, politiques et sociales, mais cherchant toujours à se tenir à distance des circonstances, elle efface la dimension référentielle des poèmes, en même temps qu’elle exclut d’inscrire leur action dans la perspective d’un changement historique. Leur puissance de révolte exige toutefois aux yeux de Char, que le poète, sous peine de se discréditer, de se « démonétiser », accorde ses actes avec son discours et assume, sur un autre plan, une révolte politique, corollaire d’une écriture de rupture. La séparation avec le surréalisme en 1935 met au premier plan la question d’une responsabilité de la personne du poète, mais elle pose aussi, progressivement, celle d’une responsabilité du poème lui-même.

L’histoire fait irruption dans l’œuvre dès lors que l’écrit prend lui-même en charge la dénonciation d’un événement contemporain. Avec la « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers, un recueil poétique est placé tout entier sous le signe d’un refus politique. Si les poèmes demeurent non référentiels, le texte de la « Dédicace » signale l’introduction dans l’espace du recueil d’une responsabilité de parole et d’action jusque là maintenue à l’extérieur. Les dénonciations politique émaillant Le Marteau sans maître étaient d’une portée secondaire par rapport à la visée de destruction dont témoignait l’énonciation des recueils. Dans la « Dédicace », un sujet se pose comme responsable devant les événements et entreprend de réagir. À l’affirmation de cette responsabilité est liée l’apparition d’une temporalité historique. La puissance de destruction de l’événement de la guerre d’Espagne, son caractère exorbitant, entraînent la réaction d’un sujet qui pose l’histoire comme espace de réparation et de justice.

Ce n’est toutefois que dans L’Avant-monde que l’histoire s’impose pleinement. Elle devient non seulement un thème des poèmes, mais elle sous-tend une manière d’organiser le recueil et d’en configurer la temporalité. La déclaration de guerre de septembre 1939, métaphorisée par le chant du « Loriot », vient mettre fin à une première section montrant le devenir du sujet arrivé au seuil d’une nouvelle période, après avoir traversé le temps des « monstres » intérieurs. La reconnaissance dans l’histoire elle-même de « la lèpre infaillible des monstres » (« Envoûtement à la Renardière ») lance le sujet dans l’épreuve d’un temps collectif, auquel il consent, et qu’il vient soutenir par l’affirmation d’une durée. L’Avant-monde donne à voir le passage d’un temps personnel à un temps collectif, pris en charge par un je qui énonce son engagement. Les poèmes montrent cet engagement, mais eux-mêmes ne sont pas « engagés », au sens où leur destinataire n’est pas l’ensemble d’une collectivité sur laquelle ils essaieraient d’agir. Une distance à l’égard des circonstances est même soigneusement préservée. Partage formel ainsi que Le Visage nuptial viennent rappeler, par leur place entre L’Avant-monde et Feuillets d’Hypnos, la nécessité de soustraire la poésie à l’emprise continue de l’histoire.

Avec Feuillets d’Hypnos, on peut parler d’une véritable crise de l’histoire. Tout le travail de configuration d’une temporalité historique, d’organisation, d’unification et de narration, visible dans L’Avant-monde, est bouleversé. Dans cette écriture de note, chaque énoncé s’entoure d’un silence qui, d’un côté, suggère, sans le faire disparaître sous la lumière trop éclairante d’une analyse, l’inconcevable de la situation et, de l’autre, laisse sa place à un innommé qui rende possible une issue inédite. L’inouï de ce temps sans comparaison est entrevu dans le détour d’un discours métaphorique devenant le nom de la crise « impossible à décrire ». Quant à la poésie, elle fait à la fois l’épreuve de sa fragilité et de sa nécessité. L’avertissement du recueil annonce l’emprise des circonstances sur l’écriture des feuillets, le caractère dérisoire de ces derniers face à la gravité de la situation. Mais ces notes trouvent en même temps leur légitimité dans une éthique fondée sur les relations qui gouvernent la communauté des maquisards, et leur nécessité, dans le rapport à l’action qu’elles instaurent. L’écriture de Feuillets d’Hypnos réintroduit, en effet, une temporalité de type historique là où s’est révélée une faillite du temps de l’histoire. Ce « présent historique », limité au temps de l’action, soutient une confiance en l’avenir que l’après-guerre viendra remettre en cause.

Après la guerre, le sujet abandonne progressivement l’espoir qui nourrissait son action au maquis. Les textes critiques recueillis dans Recherche de la base et du sommet ainsi que les articles de presse non retenus dans l’œuvre témoignent de cette perte de confiance dans la possibilité de changer le cours des choses par l’action dans l’histoire. Le constat d’un retour inévitable du mal, l’absence de modification profonde dans la situation des hommes entraînent une évolution de l’attitude du sujet à l’égard de l’histoire. Alors que dans L’Avant-monde, celui-ci consent à la durée et à l’action collective, que dans Feuillets d’Hypnos, il maintient, face à la faillite générale du temps, un « présent historique » rendant l’action possible, les textes d’après-guerre montrent un temps collectif conçu comme succession de « tranches excessives » (« Note sur le maquis »), d’où ont disparu l’ordre, la direction et l’unité qui font qu’un enchaînement d’événements peut être constitué en histoire. L’histoire elle-même est nommée dans ces textes comme un présupposé de l’action qui doit être repoussé : « Pourquoi me soucierais-je de l’histoire […] ? », demande, dans « Base et sommet… », le sujet qui oppose désormais au temps de l’histoire le temps renouvelé du jour et de la nuit et celui de l’alternance saisonnière. Dans ce rejet de l’histoire, il faut entendre le rejet d’un mode d’action politique déterminé par une idée de l’histoire, qui repousse à un avenir lointain la promesse d’un bonheur dont elle fait un instrument de domination. Mais si Char s’oppose à un usage de l’idée d’histoire, à son danger pour l’action politique, il n’annonce à aucun moment la fin de l’histoire. L’enjeu est bien plutôt de « sortir de l’Histoire » selon la formule de La Nuit talismanique. Sortir d’une conception du temps et de l’action qui serait dominée par l’histoire n’implique pas, pour Char, de se détourner de ses contemporains et de renoncer à être responsable devant son temps. S’il rejette l’histoire dans ses textes critiques et diminue le nombre de ses interventions dans la presse, il n’en continue pas moins d’assumer dans ses poèmes une forme de relation à l’époque. Le rejet de l’histoire n’entraîne pas un retrait du sujet. Un repositionnement s’accomplit dans les poèmes et s’accompagne d’une reformulation des rapports du poème à l’époque.

L’intérêt de Char pour le cinéma et le théâtre à partir de 1946 n’est pas sans lien avec la confiance dans l’histoire née de l’expérience du maquis. Le Soleil des eaux montre la nécessité du devenir historique des communautés, l’illusion qu’il y aurait à se croire en dehors de l’histoire. Le scénario, puis la pièce, donnent à voir le développement d’une action collective, depuis la prise de conscience de la nécessité de la révolte jusqu’à sa mise en œuvre. Les réflexions sur l’action qui traversent l’ensemble de l’intrigue rappellent plusieurs des Feuillets d’Hypnos et témoignent de la proximité des deux œuvres. Mais alors que Feuillets d’Hypnos n’a d’autre destinataire que le sujet lui-même durant le temps de l’action, puis un lecteur en situation de décalage avec les événements rapportés dans les énoncés, Le Soleil des eaux, dans sa version filmique aussi bien que théâtrale, rassemble le public dans une communauté contemporaine du discours de la pièce. Par son projet d’agir sur des destinataires perçus comme une entité collective, Le Soleil des eaux est l’œuvre de Char la plus visiblement politique. Elle est aussi celle où la dimension politique de l’écriture – et de la représentation – est inséparable d’une conception historique du temps dans lequel se situe la communauté des spectateurs.

Le deuxième scénario de Char, Sur les hauteurs, développe une intrigue apparemment éloignée de tout enjeu historique et social. Mais par ce détachement même, par l’éloignement que crée le déploiement d’un imaginaire enchanté, le film, puis la pièce, jouent le rôle d’un contre-pouvoir opposé au temps présent, dénoncé, lui, comme « hostile » et asservissant dans le prologue manuscrit. La relation originale que le scénario établit avec le passé propose, non une fuite hors du présent, mais une alternative aux conceptions traditionnelles du temps de l’histoire. Débarrassé de la séduction nostalgique, le passé délivre ses ferments d’avenir : il peut être « en avance sur nous ». C’est en référence à l’art, pictural en particulier, que Char propose dans ce film un nouveau rapport au temps. La reconnaissance de la mort au sein du présent, l’intégration de celle-ci au dynamisme du devenir permet de penser l’anéantissement comme l’autre versant de la renaissance, à partir d’une conception du temps comme renouvellement et alternance.

Avec Claire, Char semble revenir à un sujet social et politique. Les références à un passé récent, celui de la guerre et de la Libération, plongent les spectateurs du film dans leur propre histoire. Un destin commun les rassemble dans ce miroir que le scénario initial entend leur tendre. Les modifications apportées ensuite dans les versions pour le théâtre atténuent le caractère collectif de l’histoire racontée et mettent au premier plan la succession des scènes individuelles. Cette évolution fait écho à celle des textes critiques de la même époque : le « drame personnel » et la diversité humaine sont préférés à un temps collectif menaçant d’être aliénant. L’attention au monde concret, à l’univers de la sensation fondent une résistance à l’abstraction qui domine, selon Char, les conceptions politiques de son temps et les représentations de l’histoire qui leur sont attachées.

Dès 1947, Le Poème pulvérisé annonce, du côté de l’écriture poétique, la séparation du sujet avec les hommes de son temps. Les références directes ou indirectes à la période de la guerre placent le recueil à un moment charnière, entre la continuité de la mémoire et l’abandon de l’espoir collectif. La guerre elle-même est présentée comme une césure décisive, une catastrophe après laquelle il incombe au poète de reconstruire l’espoir, en dehors de toute référence au temps de l’histoire. Car l’histoire, à la différence de Feuillets d’Hypnos, disparaît complètement des représentations du temps dans Le Poème pulvérisé. La guerre est présentée comme un désastre à l’échelle de la Création, comme une expérience de la mort et de la renaissance à l’échelle du sujet. C’est par l’image de la pulvérisation que ce dernier trouve dans le recueil le moyen d’intégrer l’expérience de la finitude à la poursuite du mouvement en avant. Contre un temps linéaire, destructeur parce que s’appuyant sur la perte du passé et conduisant à la mort, la pulvérisation oppose l’image d’une dissémination dans l’espace qui inverse la négativité de la poussière en affirmation du renouveau et en possibilité de transmission. Par cette image, Char entend inventer la possibilité d’ouvrir l’avenir sans nier le désastre, tout en condamnant l’optimisme forcé des idéologues de son époque.

La publication de Fureur et mystère en 1948 vient mettre fin à la période de la guerre. Le rassemblement en un seul volume des recueils écrits de 1937 à 1948 fournit un terme et confère une unité à ces dix années. Une période se referme et cet effet de clôture donne raison à la réception de l’œuvre qui insiste sur la place circonscrite de la guerre. Un parcours se dessine, de l’engagement du sujet dans l’histoire, dans Seuls demeurent, à la division finale entre un destin personnel et un destin collectif, dans La Fontaine narrative. Ce qui s’achève en 1948, c’est l’accord d’un je et d’un nous en vue de l’action dans l’histoire. Mais on ne comprendrait pas Les Matinaux ni la persistance des références à la guerre dans le reste de l’œuvre si on interprétait ce tournant comme un désintérêt du sujet pour son époque. L’abandon d’une confiance dans l’histoire n’empêche pas le maintien d’une responsabilité du poème à l’égard de ses contemporains.

Avec Les Matinaux s’élabore une nouvelle position du sujet, tandis que la relation du poème à son époque se trouve redéfinie. Un discours d’opposition, explicite ou figuré, parcourt le recueil et lui donne un enjeu politique plus visible que dans l’œuvre antérieure. Le tour allusif des condamnations de la période surréaliste en limitait la réception et les prises de position dans Fureur et mystère s’adressait plus au sujet lui-même qu’à un destinataire collectif. On trouve dans certaines sections des Matinaux une visée sociale semblable à celles du Soleil des eaux et de Claire. L’insertion de L’Homme qui marchait dans un rayon de soleil, avec son adresse au public et le thème de son argument – l’opposition entre un individu et la collectivité –, est à cet égard significative. La dénonciation de l’époque dans Les Matinaux s’accompagne, cependant, d’une indépendance revendiquée à l’égard de la société. Le poète se soustrait aux échanges utiles qui règlent les rapports sociaux. L’oisiveté et l’« insouci » sont ses mots d’ordre aussi bien. Comme le personnage du maçon dans L’Homme qui marchait dans un rayon de soleil, il est « à l’écart ». Cette distance est toutefois ce qui lui permet de « construire » selon le mot de la pièce. En réponse à la persistance du mal et de l’oppression, par rapport auxquels il continue de prendre position, le poète ne s’éloigne que pour mieux travailler à « une santé du malheur », faite de vigilance et de lucidité sur l’époque.

Il y a donc bien un tournant dans l’œuvre de Char après-guerre. Ce tournant est lié à la relation qui s’est nouée entre le poème et l’histoire à partir de 1937. Cette relation ne se limite pas à l’incidence d’événements politiques majeurs – comme la guerre – sur l’écriture. Elle consiste dans le déploiement d’une temporalité historique au sein des recueils et dans l’affirmation par le sujet de son engagement dans une histoire conçue comme espace d’action collective et de transformation du sort des hommes. L’engagement du poète dans l’histoire et l’inscription de cet engagement dans l’écriture signifie bien plus que la participation de Char au maquis et l’évocation de cette période dans Feuillets d’Hypnos. Une conception historique du temps apparaît dans l’écriture poétique au moment où celle-ci se présente comme responsable devant ses contemporains. Le tournant d’après-guerre consiste dans l’abandon de l’idée d’agir dans l’histoire, dans la déception à l’égard des possibilités de changement du sort des hommes et dans la méfiance du sujet envers une idéologie de l’histoire faisant de celle-ci un instrument de domination. Ce tournant cependant est à dissocier d’un repli du sujet sur lui-même, la poésie et « quelques êtres qui [lui] sont chers » (entretien avec France Huser). L’idée d’histoire est rejetée mais la vigilance du poète envers son époque, les dénonciations et prises de position dans l’écriture persistent. La dimension politique de l’écriture, au sens large de responsabilité envers la cité, reste un trait caractéristique de la poésie de Char.

Aussi peut-on comprendre que la guerre apparaisse comme une période à la fois centrale et distincte du reste de l’œuvre. L’après-guerre met fin à l’accord d’un destin personnel et d’un destin collectif, mais elle ne met pas fin à la crise ouverte par la guerre, à la présence de ce que Char appelle le « cancer » ou « le poison » tapi chez les hommes. Du même coup, la lutte contre le mal se poursuit, avec d’autres moyens. C’est ce qui peut expliquer la persistance d’un discours sur l’époque et sur les contemporains jusque dans les derniers recueils. Il resterait en effet à étudier de près les formes et la nature de la relation des recueils à leur temps après 1950. La dimension politique des poèmes resurgit fortement autour des années 1963-1965, à un moment où Char prend position contre l’installation de fusées atomiques sur le plateau d’Albion. Cet engagement est loin d’être anecdotique. Il retentit dans le recueil Le Nu perdu qui l’inscrit « sur un même axe » que la lutte dans les ténèbres autour de la bougie du tableau de Georges de La Tour. Le poème « Sur un même axe » associe en effet le texte « Ruine d’Albion » à une évocation du peintre rappelant la lutte contre le mal pendant la guerre. C’est sur cet aspect que le poète insiste dans un entretien avec Raymond Jean qui l’interroge sur l’association de ces deux textes : « Permettez-moi d’affirmer que ce site […] devient l’obligé du Mal maître d’armes, et si paradoxal que cela paraisse il y a une parade à lui opposer, point éloignée de celle que Georges de La Tour utilise révolutionnairement lorsqu’il peint Le Tricheur, ensuite Madeleine à la veilleuse, ou inversement. » 663 Cette époque est également celle qui voit la parution de la seconde édition de Recherche de la base et du sommet (1965). Modifié par de nombreux ajouts et remaniements, le recueil s’ouvre toujours sur le premier Billet à Francis Curel dans lequel le poète annonce son engagement dans le combat de Résistance. Avant la parution de Retour amont, plusieurs poèmes de La Parole en archipel font référence à la période de la guerre : dans Poèmes des deux années, « La double tresse » place en vis-à-vis un poème de 1939, « Chaume des Vosges » et un poème de 1953, « Sur la paume de Dabo ». Le titre La Bibliothèque est en feu est la citation d’un message de la BBC adressé aux maquisards, et le recueil suivant, Au-dessus du vent, contient un poème intitulé « De 1943 ». Après Retour amont, relevons les dénonciations politiques de la section « Lombes » de Aromates chasseurs, ainsi que cet écho aux Matinaux dans la dernière section du recueil, « Éloquence d’Orion » : « Il te fut prêté de dire une fois à la belle, à la sourcilleuse distance les chants matinaux de la rébellion. Métal rallumé sans cesse de ton chagrin, ils me parvenaient humides d’inclémence et d’amour. » Mentionnons enfin « Les utopies sanglantes du XXe siècle » dans Fenêtres dormantes et porte sur le toit, et l’intérêt de Char pour les dissidents russes au début des années quatre-vingt. L’œuvre tout entière est traversée par un souci du politique, qui s’inscrit d’autant plus fortement dans l’écriture poétique que les interventions publiques deviennent moins nombreuses. Plus que d’un désengagement du poète après 1950, il faudrait parler du déplacement et de l’intégration au discours poétique de positions politiques. Le statut de ces dernières exigerait alors d’être analysé dans un travail qui poursuive la réflexion sur la nature et le sens de cet engagement poétique.

Notes
663.

Entretien cité dans la section des « Notes » de l’édition des Œuvres complètes, op. cit., p. 1381.