Université Lumière-Lyon 2
Institut de la Communication
Humanités et Sciences Humaines
institut des sciences de l’information et de la communication
Medias et Identites
thèse pour obtenir le grade de docteur de l’université lumière-lyon 2
nouveau régime
Le 09 décembre 2005
DÉVELOPPEMENT DE LA TÉLÉPHONIE MOBILE ET LIEN SOCIAL EN AFRIQUE :
LE CAS DU GABON
Sous la direction de Monsieur le Professeur Jean-François TETU
de l’Institut d’Études Politiques (I.E.P)
jury:
M. Le professeur Jean Pierre ESQUENAZI;
M. Le professeur Jean-François TETU;
Mme Le professeur Claudine CARLUER

Nous dédions ce travail à notre regretté père, André Komba Bodinga qui nous a quitté alors que nous n'avions que 10 ans ! Et qui avait pris le soin de nous inculquer avant de partir que «l'école c'est l'avenir».
À notre mère, Emilienne Komba Tèvèlet qui ne sait ni lire ni écrire, mais qui a su, avec les moyens qui étaient les siens, faire de nous ce que nous sommes.

remerciements

Nous tenons à exprimer notre plus sincère reconnaissance à monsieur le Professeur Jean-François TETU dont la rigueur intellectuelle et la disponibilité nous ont permis de concrétiser, par cette Thèse, le début d'une réflexion sur la Communication du Développement au Gabon et en Afrique.

Un grand merci au Professeur Bernard Lamizet pour ses lectures et ses remarques décisives.

Tous nos remerciements à l'endroit des trois opérateurs de la téléphonie mobile au Gabon (Libertis, Celtel et Telecel) ainsi qu'à Gabon Télécom S.A par la personne d'Henri Adirigno, le chef de Centre International du Câble Sous-marin SAT-3 pour les données fournies.

Sincères remerciements aux responsables de l'Agence de Régulation des Télécommunications du Gabon pour les fructueux échanges,

Nous restons redevable à nos personnes sources à Dakar, Douala, Lomé ainsi qu'à toutes celles et tous ceux qui ont voulu se prêter à nos questions.

Nos vifs remerciements à notre comité de lecture composé de messieurs André-Marie Mbadinga Mbadinga, Pr Lolke Van der Veen, Dr Daniel Dérivois, mademoiselle Maria Oliveira. Remerciements aussi à tous nos enseignants et amis, à la Famille Fricaud. Une pensée particulièrement reconnaissante à toute notre famille pour son inlassable soutien.

cadre général et objectifs de la thèse

Le continent africain est actuellement au seuil de la société de l’information. Les nouveaux outils qui sont aussi des moyens de communication, ainsi que leurs réseaux, ont fait leur entrée en Afrique. Grâce à ce maillage, de nombreuses régions du continent africain sont aujourd’hui connectées à Internet. Et de nouveaux opérateurs de la téléphonie mobile se sont installés sur le continent noir. Avec plus de 33% de croissance de son chiffre d’affaires en deux ans 3 , s’il reste à développer, le secteur des télécommunications en Afrique est fort de promesses. Sur la base de ce constat, il nous a paru important de nous intéresser à cette pénétration des NTIC en Afrique.

C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de lui consacrer notre travail de thèse. Avec l’espoir qu’à l’issue de cette étude, nous parvenions à cerner les problèmes sous-jacents au sous-développement technologique en Afrique parmi lesquels figurent : «la fracture numérique 4 », le déséquilibre Nord/Sud de l’accès à l’information ainsi que l’espèce de «bicéphalisme technologique» constaté au sein même des États.

Au cœur de cette nouveauté africaine, une question hante tout de même notre esprit : celle de savoir comment ces nouveaux moyens de communication, et principalement le téléphone mobile, sont parvenus à se faire une place en Afrique ?

Le continent africain est fondamentalement un continent de l’oralité 5 , c’est-à-dire un milieu dans lequel l’interaction verbale occupe une place importante, ce que Erving Goffman 6 appelle la communication en face-à-face. Nous en voulons pour preuve la place des contes et légendes dans la société traditionnelle africaine. Ces contes qui participent au processus de maturation et à l'éducation des enfants. Comment en est-on arrivé là quand on sait que le face-à-face est toujours demeuré le fondement traditionnel de l’échange communicationnel entre les peuples ? Comment alors expliquer cette évolution subite ? Cette question mérite qu’on s’y attarde car la communication par téléphone mobile interposé est le contraire du face à face.

En effet, en dehors des quelques moyens de communication d’antan que sont le tambourinage, les cris de guerre, la corne d’appel (méthodes qui du reste ne sont plus utilisées), la méthode de communication privilégiée des Africains a toujours été l’échange de parole. Nous en voulons pour preuve, la qualité des salutations, aussi appelées les "salamalek 7 ".

Assurément, le fait de se saluer occupe une place importante dans la société africaine. Au réveil le matin, le premier devoir d’un enfant vis-à-vis de ses parents, consiste à leur dire bonjour. «Il doit les réveiller chaque matin», dit-on en Afrique. Tout manquement à cette civilité apparaît aux yeux de l’adulte comme une impolitesse. Du coup, l’enfant qui faillit à ce devoir de politesse est taxé d’«enfant qui ne sait pas dire bonjour».

Or, dans la représentation de la société traditionnelle africaine, un tel comportement est très mal apprécié voire réprimandé. Car, l’une des valeurs de la société traditionnelle africaine repose sur le principe selon lequel respect et obéissance sont dus à tout aîné 8 . C’est sans nul doute pour cela qu’un adage africain 9 dit : «seul un enfant obéissant bénéficie de la générosité d’autrui». Pour les parents, avoir un enfant qui n’a pas assimilé cette leçon de civilité et de «savoir-vivre» apparaît comme une faille dans leur capacité à éduquer. Ainsi ne manquent-ils pas d’être jugés par leur entourage.

Comment alors, dans un tel contexte de forte sociabilité, expliquer cette soudaine propension à communiquer - d’abord à distance, - ensuite par le canal d’un moyen de communication d'importation qu'est le téléphone mobile ? Cette question sera au cœur de notre préoccupation.

Pour revenir sur l’importance des salutations en Afrique, disons que dans la considération africaine, se saluer rime avec se voir. Goffman disait d’ailleurs dans un contexte similaire que : «toute personne vit dans un monde social qui l’amène à avoir des contacts, face-à-face ou médiatisés, avec les autres 10 ». Dans le cas africain, il est important de relever que la proximité, (le face-à-face pour Goffman), requiert, malgré l’évolution des mœurs, encore son sens originel. Les «salamaleks» dont nous avons fait état plus haut, illustrent bien le phénomène. La persistance de ces relations de proximité est vraisemblablement due à la subsistance de l’organisation sociale en Afrique selon un mode communautariste. Les relations sociales y sont fortes, et demeurent soudées.

Au Gabon, et dans bien d’autres pays africains, les gens parcourent des kilomètres parfois à pied, pour se rendre visite. Or, si elle subsiste en Occident, cette manière de vivre la relation semble avoir fait son temps. Le lien social par médias interposés (courrier, minitel, téléphone, etc.) dans les pays industrialisés s’est depuis longtemps inscrit dans les mœurs. La primauté donnée au face-à-face par les Africains justifie sans nul doute la critique faite à la relation par médias interposés. Le jugement fait à ce genre de relation se manifeste par des exclamations du genre : «il a [seulement] téléphoné», ou «il n’a passé qu’[un simple] coup de fil» la préférence étant que la personne se présente physiquement. Assurément pour les peuples d’Afrique le fait de se voir garde encore toutes ses lettres de noblesse.

La préférence pour la présence physique d’un proche se justifie d’ailleurs par l’expression "s’essuyer les yeux " par laquelle les Africains désignent (aussi) le fait de se saluer. Au moment des salutations dans le bon usage africain, les actants, (ceux qui se saluent) sont nécessairement l’un en face de l’autre. C’est un moment privilégié. Le face-à-face offre en effet aux interlocuteurs une mine d’informations que l’on ne pourrait avoir dans un échange téléphonique. Le «langage silencieux»  des regards et expressions : postures et gestes en disent souvent plus long que la parole 11 . Or, au téléphone, et surtout au plus récent des téléphones (le mobile) qui ne permet même plus de localiser d’avance son interlocuteur, en dehors du message lui-même, de l’intonation et des inflexions de la voix, de la perception de la respiration, des soupirs, rires ou pleurs, aucune information ne parvient sur l’état du locuteur.

Revenant sur l’importance des salutations à face-à-face pour décrypter l’état d’âme de son interlocuteur, il faut dire que cet échange de regards dépend aussi de l’âge des interlocuteurs. Car dans certains cas, notamment en ce qui est de l’échange entre un adulte et un enfant en Afrique, le contact oculaire est évité. Regarder un adulte droit dans les yeux, surtout dans un contexte de relation conflictuelle y est considéré comme un affront.

C’est là, on le voit, tout l’intérêt de l’étude menée par Goffman sur la proxémique et le face-à-face. L’un des objectifs que recherchent deux individus (proches) dans un échange direct est aussi la nécessité de se regarder les yeux dans les yeux ! Avoir vu un proche est plus rassurant que se contenter de prendre des nouvelles par le téléphone par exemple. C’est d’ailleurs cet attrait pour la présence physique de son interlocuteur qui traduit la longueur des «salamaleks» en Afrique. Car, du fait du vis-à-vis lors des salutations, les intéressés en profitent pour tout se relater. Van der veen 1992 12 , affirme à ce propos que la salutation peut déboucher sur un échange plus ou moins long à propos de la santé et du bien-être des uns et des autres.

Toutefois, ce caractère long reconnu aux salutations à l’africaine a tout son sens aux yeux des Africains. Surtout les plus conservateurs d’entre eux à qui il ne faut surtout pas se «jeter le bonjour 13 ». Être taxé de «jeter le bonjour» en Afrique est synonyme de manquer de considération, de snober ses semblables. Cela d’autant plus que, aux salutations d’usage, s’ajoute en Afrique noire notamment, le fait de demander comment va chacun des membres de la famille. Cette question pouvant s’étendre aux oncles, aux cousins, aux voisins, voire jusqu’au bétail.

Les échanges, nous dit Van der veen, ont pour fonction de confirmer une relation sociale, c’est-à-dire de produire ou de reproduire des signes d’engagements mutuels, au niveau de la famille, des proches, des voisins ou de la communauté toute entière. Ils constituent donc une routine sociale à portée générale. Des marqueurs connotatifs d’appartenance et de connivence.

Dans les salutations intervient parfois le toucher : c’est ce qu’on appelle la communication tactile. Le contact joue donc un rôle primordial et permet d’exprimer la joie des retrouvailles qui se manifeste souvent au Gabon par l’expression «samba’aa 14 »! après une période relativement longue de séparation. Tous ces paramètres étudiés montrent s’il en était encore besoin, l’importance du face-à-face dans un échange communicationnel en Afrique.

Ainsi donc, si dans un tel milieu social, le téléphone mobile a pu se faire une place au soleil il n'y a point d’hésitation à affirmer qu’il naît en Afrique un modèle de communication qui serait proche de l’Occidental. Ce changement social qui s’observe, est sans doute consécutif au mouvement de mondialisation qui s’opère. C’est aussi, admettons-le, l’une des manifestations des incidences de l'introduction des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication dans la vie sociale.

Mais faudrait-il voir en cela un signe du délaissement des méthodes de communication traditionnelles ? Ou alors une preuve de l’adaptation des comportements africains à l’environnement qui est désormais (aussi) le sien ? Il est sans doute encore trop tôt pour le savoir.

En revanche, une chose est sûre, l’Afrique compte parmi les rares continents dans lesquels les liens entre les individus demeurent soudés.

Le maintien des cases d’habitation sur le schéma côte à côté, avec une cour commune, surtout en milieu rural, en est la preuve. Or ce mode d’organisation sociale est moins fréquent en Occident.

Dans les pays industrialisés en effet, avec l'évolution des mœurs, et la multiplication des moyens de communication, la tendance s’oriente plutôt vers «le chacun vit chez soi» avec pour essentiel trait d’union le téléphone. Les visites sont dans la plupart des cas planifiées, d’ailleurs comme la famille elle-même qui est organisée selon un modèle dit nucléaire.

Eu égard à ces différences Afrique / Occident dans le mode d'organisation sociale, ainsi que le contraste qui existe dans les rapports interindividuels. La logique aurait voulu que le téléphone portable ait du mal à s’implanter en Afrique. Or, il semble que non. Au contraire, l'Afrique s’approprie la téléphonie mobile. Comment alors expliquer cette facile adoption d’un moyen de communication nouveau par des populations qui pour la plupart n’ont pas connu le téléphone fixe ? Comment justifier un tel phénomène dans un environnement où, (nous l’avons vu par ailleurs), les liens sociaux demeurent directs et soudés et non par médias interposés comme c’est le cas en occident 15  ?

À quoi pourrait-on imputer cette affection pour le téléphone mobile si on admet un tant soit peu que ces mêmes individus ont (pour la plupart) maille à partir avec la satisfaction de leurs besoins premiers que sont le manger, se soigner, la scolarisation des enfants, etc. ?

Faut-il interpréter cette euphorie pour le téléphone mobile en Afrique, (plus de 100 millions d’abonnés en 2005 selon les prévisions 16 ), comme étant un signe annonciateur de la reconstitution de la grande famille africaine disloquée ?

L’affirmer ce serait trouver un élément de plus ; car le surpeuplement des métropoles africaines que nous verrons par ailleurs, qui est la conséquence directe de l'exode rural à l’origine de l’accumulation des constructions anarchiques dans les grandes villes est aussi la matérialisation de ce processus de désagrégation de la société et des liens sociaux en Afrique.

Toutefois, limiter l’engouement observé autour de l’usage du téléphone mobile en Afrique au seul aspect de la «coupure de liens sociaux» serait simpliste. Car, à cette tendance vers l'éclatement de la société africaine qui s’observe, pourrait s’ajouter (pour expliquer cette euphorie pour le téléphone mobile), l’avidité qu’ont de plus en plus les peuples du Sud à rentrer dans «le monde moderne 17 » doté de moyens de communication de plus en plus sophistiqués qui, nous dit-on, faciliteraient entre autres, l’activité humaine. Apporter autant que faire se peut, des éclairages sur cette nouveauté africaine, est sans conteste, l’un des objectifs de cette thèse.

Epigraphe

«Et tout élan est aveugle sauf où il y a savoir,
Et tout savoir est vain sauf où il y a travail,
Et tout travail est vide sauf où il y a amour… 1 »
«Aucun travail ne s’accomplit dans la solitude 2 »

Notes
3.

Marchés Tropicaux n° 2925 du 30 novembre 2001, p. 2466.

4.

Le discours sur la fracture numérique remonte aux débuts des années 1990 avec la distinction entre «inforiches» («information have») et les «infopauvres» («information have-not»). Dans le domaine des télécommunications l'expression «fracture numérique» est utilisée pour décrire des situations où il existe une forte disparité dans l'accès aux outils informatiques : on la mesure en se référant par exemple au nombre de lignes téléphoniques par habitant ou encore au nombre d'utilisateurs d'Internet ou de téléphones portables dans une population. On distingue généralement la fracture numérique régnant au sein d'un pays de celle séparant les pays. Par exemple, dans le premier cas, on désigne ainsi le clivage généralement observé entre les jeunes et les personnes âgées, les hommes et les femmes, les personnes très instruites et les autres, les nantis et ceux qui ne le sont pas, les citadins et les ruraux. N'étant plus limité aux seuls pays de l'OCDE, le discours sur la fracture numérique a aujourd'hui une dimension internationale. Ainsi on entend plus généralement par fracture numérique le fossé qui sépare les pays industrialisés des pays en développement. Cette nouvelle dimension touche d'ailleurs aussi les inégalités internationales en matière de développement économique.

5.

Peu de langues africaines sont écrites, et nombreux sont les Africains qui ne savent ni lire ni écrire.

6.

Goffman, 1972, p. 82.

7.

Expression issue de la culture arabe, de «salam» qui veut dire paix, et qui peut être intégré dans le champ lexical du français courant pour désigner les salutations à l'africaine. Les Arabes disent «salam walékum» (que la paix d'Allah soit sur vous) !

8.

Aîné ici est à voir au sens large du terme, c’est-à-dire au-delà du stricte cadre familial (toute personne plus âgée).

9.

Cité par Jean-Noël Nguimbi Mabiala, Pholia 1994, volume 9.

10.

Goffman, Perdre la face ou faire bonne figure ?, «analyse des éléments rituels inhérents aux interactions sociales».

11.

Voir par exemple Edward T. Hall, La dimension cachée, Paris, Le Seuil, 1971, et Le langage silencieux, Paris Le Seuil, 1984.

12.

Lolke Van der veen, Rencontres et salutations en Galoa (B 10), Pholia 7-1992, p. 3.

13.

Se dit de quelqu’un qui salue sans s’attarder sur les questions rituelles. Fait de saluer à la va vite.

14.

Cette expression qui en est fait est une exclamation, est un cri de joie de bienvenue traduisant la joie de voir ou de revoir un proche.

15.

En Occident, avant le téléphone mobile, les Occidentaux ont d’abord connu l’avènement du téléphone fixe. Ils s’y sont habitués, et ont pris l’habitude de compenser le manque de visite aux proches par le fait de «passer un coup de fil». Or, en Afrique, nombreux sont les usagers du téléphone mobile aujourd’hui qui n’ont jamais disposé d’une ligne fixe chez eux. Pourtant à les voir, c’est comme s’ils avaient toujours vécu avec le téléphone.

16.

La lettre de conjoncture des TIC : les perspectives du marché français, www.bipe.com.

17.

Il est ahurissant de constater le nombre de jeunes africains fascinés par le mode de vie occidental. Tous, ou presque aimeraient s’habiller à l’américaine. Ils connaissent toutes les grandes stars mondiales qu’ils soient acteurs, footballeurs ou chanteurs. Ce sont leurs idoles. Inutile de rappeler ici qu’ils caressent tous le rêve de partir. Partir en Occident par n’importe quel moyen et quelles que soient les conditions (même dans le train d’atterrissage d’un air bus) !

1.

Citation, Khalil Gibran, 1923.

2.

Michel Beaud, l’Art de la thèse page 5. (Comment préparer et rédiger une thèse de doctorat), Ed. La découverte, octobre 2001.