INTRODUCTION GENERALE

La télécommunication peut être appréhendée comme l'accès du plus grand nombre au service universel; c'est-à-dire, la possibilité qu’aurait tout le monde à accéder au moins au téléphone. Mais les télécommunications englobent aussi la radio et la télévision et surtout la télématique. Par ailleurs, les télécommunications entendues au sens large constituent la trame composée par les NTIC (Nouvelles technologies de l'information et de la communication), elles-mêmes au cœur de la "nouvelle économie". La nouvelle économie qu’on oppose à l’«économie traditionnelle» qui, elle, est constituée d’activités industrielles de production. Pour en dire un mot, l’une des caractéristiques de la nouvelle économie, est qu’elle comprend l’informatisation de la production ainsi que celle de la gestion des produits 18 (Modandi 19 2001). Avec pour point d’orgue, des transactions commerciales à distance dématérialisées. La nouvelle économie peut donc se définir comme une économie de service à valeur ajoutée en ce sens qu’elle fait recours aux NTIC. Mais là n’est pas l’objet de notre propos.

Revenant aux télécommunications, si l'on se reporte à l'évolution sans cesse accélérée des télécommunications depuis le télégraphe Chappe, il y a 200 ans, il est clair que c'est un secteur dont l'emprise domine de nos jours la vie économique, sociale, culturelle et familiale. Et ses progrès constants font appel à des avancées scientifiques sans cesse renouvelées. Les télécommunications, plus que jamais, apparaissent comme un puissant moteur de l'évolution de notre civilisation.

En ce sens que les nouveaux réseaux (Internet, téléphone portable, etc.) re-alimentent «le mythe de la technologie inventeur du développement social 20 ».

À cause de cette apogée des NTIC, nous assistons à la fusion progressive des domaines initialement séparés du téléphone, de la télévision et de l'informatique. C’est le cas par exemple du téléphone fax, de l’Internet par le mobile (UMTS 21 ), du web-cam, etc. Tous ces progrès, reconnaissons-le, sont aussi venus d'une combinaison entre les différentes branches de la recherche qui ont su collaborer : la physique et la chimie, l’électronique, l’informatique et le traitement du signal. Ce développement technologique qui peut être qualifié de spectaculaire, est ainsi un bel exemple de ce que peut être « une recherche intelligente » quand elle a pour elle le long terme.

Par ailleurs, les pays africains, pour la plupart qualifiés de « pays en développement», sont dans leur grande majorité en retard dans ce domaine, si on les compare aux pays capitalistes industrialisés. L’affirmer, c’est peu dire. Une seule image suffit à planter le décor : il y a, en tout et pour tout, sur le continent africain autant de lignes téléphoniques que dans la seule ville de Tokyo, au Japon. La télédensité en Afrique est la plus faible au monde avec 3,15 téléphones pour 100 habitants 22 . À cause de cela, le chiffre d’affaires généré par les services de télécommunications n’étant, en 1996 que de l’ordre de 40 milliards de francs, soit 1,3 % de la dépense 23 de télécommunications. Ce chiffre est de toute évidence dérisoire, comparé à l’investissement technologique dans un pays comme la France.

On le voit, rattraper son retard en matière d'infrastructures de télécommunications est l’un des défis auquel est confronté le continent africain. Cela d’autant plus que, malgré quelques avancées, la fameuse « fracture numérique » subsiste. Si l’on admet un tant soit peu que l’investissement technologique est un défi pour le continent noir, il en est donc un de plus.

Lorsque l'on réfléchit au rôle des nouvelles technologies dans le développement, on ne doit pas perdre de vue les besoins prioritaires d'une grande partie du monde en développement. Il faut se garder de croire que, indépendamment de son intérêt économique, l'informatique pourrait en quelque sorte se substituer au développement.

En effet, plusieurs chantiers qui sont autant de défis, attendent leur réalisation en Afrique : la dette qui est à l’origine d’une situation économique exsangue fait partie des freins à l'investissement technologique, les pandémies au centre desquelles se trouve le sida avec ses millions de victimes : le continent comptait fin 2003, 11 millions d’orphelins 24 du sida et atteignait dans les pays les plus touchés 25 40 % de la population, dont 7,2 % en fin 2003 au Gabon sont autant d'écueils au déploiement des réseaux de télécommunications.

Parlant justement de la pauvreté, il est important de faire remarquer que de nombreuses personnes en Afrique ne parviennent même pas encore à satisfaire leurs besoins de première nécessité à cause du fait qu’ils vivent en deçà du seuil de pauvreté.

Pour illustrer l’état de pauvreté dans lequel se trouve le continent africain, attardons-nous un instant sur quelques indications : au Burkina Faso par exemple, 61 % de la population vit en dessous du seuil de un dollar par jour 26 . En outre, 1/4 des personnes qui vit avec moins de un dollar par jour se trouve sur le continent africain 27 .

Et quand on sait, grâce aux études réalisées que l’avenir ne s’annonce pas sous de bons auspices (le nombre de pauvres ne cesse de croître), il y a de quoi s’inquiéter. Les indices du développement humain ne sont pas reluisants : en 2002, l'année la plus récente pour laquelle on dispose des données d'ensemble, le taux moyen de décès (mortalité infantile) était de 158 décès pour 1000 habitants en Afrique, environs 16 % 28 .

Selon le même rapport du FMI cité plus haut, tous ces éléments concourent à démontrer, si l’en était encore besoin, l’ampleur de la situation. Et prouvent combien le continent africain est face à de nombreuses urgences.

Par son ampleur et sa relative progression, mais aussi par la menace sérieuse qu’elle fait peser sur la stabilité socio-politique, la pauvreté 29 apparaît comme la plus grosse épine au pied des décideurs africains.

Dans son rapport 2003 30 sur l’état de l’insécurité alimentaire dans le monde, l’organisation des nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) estime à 798 millions le nombre de personnes sous-alimentées dans les pays en développement.

La Banque mondiale pour sa part admet qu’il faut une croissance annuelle de 5 % en Afrique Australe et du Nord et une croissance de 8 % pour le reste du continent, si l’on veut voir les pays africains « se développer».

Mais de fait, le problème peut être élargi au-delà du simplement cadre continental ; car un récent rapport du FMI note que « l’Afrique est bien un défi majeur pour la réalisation des objectifs internationaux du développement». Ainsi donc, si rattraper le retard en matière technologique est un défi pour l’Afrique, nous le verrons plus en détail par la suite, lutter contre la pauvreté constitue vraisemblablement l’un des tous premiers défis du continent. L’Afrique au sud du Sahara compte selon les récentes estimations du PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement) environ 250 millions de pauvres. Ce qui fait un pourcentage d'environ 45 % de la population.

Maslow, un psychologue proche de l’école des ressources humaines, décrivant les besoins humains dans sa célèbre pyramide de besoins 31 en dénombre six qui sont : besoins économiques, besoins de sécurité, besoins d’existence sociale, besoins d’estime de soi, et besoins personnels d’accomplissement. En les recensant, Maslow estime que ces besoins répertoriés sont vitaux et donc indispensables à la survie de l’homme.

Toutefois, l'existence d'une hiérarchie des besoins prioritaires n'oblige pas nécessairement à échanger une priorité pour une autre. Étant donné que les TIC pourraient être un outil précieux pour accélérer le développement.

Malgré les reproches qui sont susceptibles d’être faits à la théorie de Maslow, notamment le fait de hiérarchiser les besoins humains tels des marches d’escalier, cette théorie a néanmoins le mérite de servir de canevas d’orientation pour les décideurs dans le cadre des politiques à engager.

La nécessité de satisfaire les besoins humains est d’autant plus impérieuse que la satisfaction des besoins dits primaires rentre dans le cadre des éléments indicateurs du développement humain (IDH 32 ). Le développement humain tient compte au moins de trois éléments qui vont de l’ordre de l’espérance de vie à la mortalité infantile en passant par l’alphabétisation. Sur la base de ces critères, on se rend bien compte que des insuffisances existent bel et bien en Afrique subsaharienne. Ne serait-ce qu’en terme d’espérance de vie. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est curieusement dans les parties du globe (Asie et Afrique) qui sont les plus peuplées, que ces besoins font le plus défaut.

Au regard de ce qui précède, nous sommes tentés d’affirmer que le continent africain est condamné à se battre sur plusieurs fronts. Déjà un grand nombre de ces États ne vit que de l’aide des bailleurs de fonds (FMI, BAD, etc.). Les revenus de ces différents États n’étant pas toujours à la hauteur des défis 33 à relever.

Admettant un tant soit peu que les nouvelles technologies de l’information sont devenues des moyens de communication incontournables pour toute activité de l'homme moderne, ce ne serait pas prophétiser d’affirmer que leur importance est deux fois plus grande dans les pays du Sud.

Ceux-ci ont, si on en croit les dires des experts, tout intérêt à les développer 34 . Particulièrement dans les secteurs de production qui irriguent les économies des différents pays. Surtout si on s’en tient au fait que de nombreux pays africains utilisent encore de moyens de production rudimentaires pour leurs activités quotidiennes. L’intérêt d'investir dans les NTIC pourrait s’avérer plus grand si l'on s'accorde avec le postulat qui veut que les NTIC sont devenues des leviers pour le développement économique 35 . L’implication du continent à développer ce secteur ne serait donc pas anachronique avec sa quête du développement.

Or le sous-équipement en moyens de communication de certains de ces pays, pour ne pas dire dans certains cas, le manque d'équipements constitue l’un des objectifs du continent. Fort de ce constat d’un sous-équipement technologique en Afrique, même si des progrès s’observent ici et là, ce ne serait pas pécher par excès de pessimisme de considérer que sans efforts supplémentaires, le continent africain naviguera à contre-courant de la mouvance socio-économique actuelle. Le reconnaître c’est admettre que dans cette société mondialisée, l’absence de connexion équivaut à être déconnecté du reste de la planète.

De toutes les technologies de communication, l'étude du téléphone mobile, encore appelé téléphone cellulaire ou téléphone portable, occupera dans le cadre de notre travail une place centrale. Comment en serait-il autrement quand on sait que connecter l'Afrique au téléphone devient l'un des enjeux qui aiguise l'appétit des principaux opérateurs dans un continent où seulement 3,15 % des habitants disposent d'une ligne fixe ?

La diffusion croissante du téléphone mobile d’une part, et la généralisation de son usage d’autre part, nous amènent à nous lancer dans une étude socio-technique 36 du développement de la téléphonie mobile. Tant, en quelques années, (nous le verrons dans ce travail), la diffusion du téléphone mobile en Afrique a brûlé toutes les étapes de la pénétration d’une technologie. Faisant en sorte que l’intérêt que portent les populations africaines à l'usage du mobile a intégré dans le tissu social africain des pratiques de communication nouvelles.

Deux faits essentiels nous emmènent à nous intéresser à l’étude du « phénomène portable » : premièrement, ces nouveaux modes de communication sont d’abord inattendus. Personne ne pouvait il y a quatre ans, prévoir une aussi facile pénétration du portable ; ainsi que la forte généralisation de l’usage qui en découle. Deuxièmement, et ce n’est pas le moins important des aspects, cette « mobile-mania » qui s’opère est susceptible, si ce n’est pas déjà le cas, de modifier les rapports sociaux.

Cela étant, si avant l’avènement du téléphone mobile, le vécu des liens sociaux en Afrique se faisait de manière groupale, c’est-à-dire de famille en famille dans le cadre des "visites de courtoisies" que les proches doivent se rendre. Aujourd’hui, à cause de l'arrivée du téléphone mobile, cette façon de vivre la relation est en train de se réorganiser. Le vécu relationnel en Afrique s’oriente désormais sur un modèle interindividuel : du détenteur d'un téléphone portable vers un autre détenteur du téléphone portable. Il y a donc une révolution culturelle.

C’est à cela que repose tout l’intérêt de s’appesantir dans ce travail sur la question des usages ou « cadre d’usage 37 ». Question qu’il conviendra d’aborder à partir de trois caractéristiques transversales : l’objet et sa valeur d’usage, le rapport concret de l’individu à l’objet, et enfin, l’inscription sociale de cet objet. En somme, il conviendra de reconnaître que :

Ces trois caractéristiques qui se recoupent font du téléphone mobile « un couteau suisse de l’information et de la communication». Il convient donc dans ce travail, d’analyser la manière dont le téléphone mobile s’insère dans les modes d’organisation sociale, les nouvelles pratiques qu’il occasionne, ainsi que les transformations sociales, (« constructions sociales 38  ») dont il est à l’origine. Cette étude sera axée sur la généralisation de l'usage du mobile en Afrique et plus particulièrement au Gabon.

Le continent africain qui, il y a 4 ans, comptait à peine 2 millions d’utilisateurs de téléphones mobiles, compte aujourd’hui plus de 30 millions. Soit, près deux fois et demi le nombre de lignes fixes. En 2005, 100 millions d’abonnés au téléphone mobile sont attendus, indiquait l’Union Internationale des Télécommunications (UIT) à l’ouverture du salon professionnel « ITU Telecom Africa 2001 » qui s’est tenu du 12 au 16 novembre à Midrand en Afrique du Sud.

L'intérêt de cette étude réside d’une part, sur le fait que l'entrée du téléphone portable dans la société africaine s'est fait en fanfare. Le succès que connaît le téléphone portable en Afrique dépasse toutes les prévisions. L'observation de cette rapide adoption du téléphone mobile conduisait René Gufflet, vice-président de l’équipement télécoms français Alcatel pour l’Afrique et le Maghreb, à reconnaître en novembre 2001, que le nombre d’utilisateurs de téléphones mobiles africains avait été multiplié par 10 depuis 1998 39 . Plus éloquent encore, ce succès toujours grandissant, est par exemple supérieur à celui observé dans la généralisation de l’usage de l’Internet.

D’autre part, les importantes mutations enregistrées en Afrique de l’Ouest et Centrale depuis le milieu des années 90 s’amplifient au fil des mois. Entraînant ainsi de profonds bouleversements liés à la rapide évolution des technologies et à la pression du marché vers un environnement concurrentiel. Le continent africain, longtemps resté le parent pauvre des télécommunications dans le monde, semble tout d’un coup relever la tête. Prise de conscience subite ? Phénomène de mode, sachant que la mode est éphémère ?

La question principale au cœur de notre problématique est la suivante : comment des populations 40 aux revenus modestes, parfois sans ressources et de surcroît, de culture à prédominance orale, peuvent-elles braver leurs difficultés économiques pour s’adapter au monde de la téléphonie mobile pourtant onéreux ?

Une recherche sur cette nouveauté africaine s’impose. Recherche qui aura à la clé, une analyse approfondie d’éventuels changements de liens sociaux en Afrique. Étude d’une réalité sociale, ce sujet nous conduira aussi à analyser les facteurs socio-économiques et culturels qui l’entourent. Sachant que toute étude socio-économique a forcément un lien avec la gestion des affaires publiques.

Cette étude que nous menons ne manquera pas d’interpeller les facteurs politiques. Notamment en ce qui est de la structuration de l’espace par les télécommunications et plus particulièrement par le téléphone mobile. Il s’agira donc d’évaluer la politique de couverture du Gabon en réseaux GSM 41 . Comment ne pas s’intéresser à ce facteur quand on sait que, comme le souligne A.Chéneau Loquay (2000), les téléphones cellulaires se sont d’abord développés dans des pays mal structurés comme la République Démocratique du Congo RDC (ex-Zaïre) ?

Cette inégale répartition des réseaux qui fait appelle à la dimension géographique de la fracture numérique, nous le verrons lorsqu’il s’agira d’aborder la question de « l’apartheid technologique » (p. 162), est à l’origine du problème de la « dualité des territoires » qu’on observe un peu partout en Afrique.

En Afrique en effet, nous observons deux sortes de territoires : d’un côté nous avons des zones structurées en réseaux  (généralement urbanisées) que nous pouvons qualifier de territoires de la communication.

Et de l’autre, nous avons des régions entières totalement dépourvues de toute connexion (l’arrière pays). Face à cette inégale desserte du territoire national par les réseaux apparaît la nécessité d’interpeller les pouvoirs publics sur l’importance de la diffusion des TIC, aspect majeur de l’économie numérique.

En Afrique, notamment l’Afrique centrale qui constitue le centre d’intérêt de ce travail, les technologies subdivisent globalement les pays en deux entités. La fracture entre les espaces ruraux et urbains présente une configuration telle qu’on retrouve une zone couverte par les réseaux (radio, télévision, téléphone, Internet). C’est généralement le cas des principales villes.

Et une autre, c’est-à-dire le reste du territoire plus vaste, demeure dénuée de toute connexion. Les zones privées de connexion partent très souvent de la périphérie des grandes villes, jusqu’aux villages les plus reculés. À mi-chemin entre deux villes, moyennes soient-elles, il n’existe généralement pas de réseau. Il faut attendre de se retrouver au cœur d’une ville moyenne 42 pour espérer avoir le réseau et être connecté au GSM.

Et parfois avec un peu de chance, à l’Internet. Cette configuration du réseau est à l’origine d’une situation qui divise le pays en deux. Nous avons d’un côté, une vaste étendue du territoire qui demeure dans l’ombre du modernisme du fait de son manque de connexion. Et de l’autre, une infime partie considérée comme urbanisée, qui bénéficie d’une relative couverture.

En dépit du fait que les capitales provinciales sont passablement couvertes, subsistent tout de même en dehors de celles-ci des communes importantes géographiquement et démographiquement (parfois situées entre deux grandes villes 43 desservies par le GSM), qui manquent à la fois du téléphone fixe et mobile et encore plus, de la connexion à l’Internet.

Or, les habitants de ces régions oubliées caressent eux aussi le rêve de vivre dans ce monde branché. Mais à ce qui semble, les personnes qui souffrent le plus de l’existence de ces « nouvelles frontières » érigées par les télécommunications, sont sans nul doute les citadins. En effet, ressortissants des petites villes et villages, après avoir goûté aux effets du branchement au mobile en ville où ils ont émigrés pour des raisons professionnelles, une fois dans leurs campagnes, cette brusque sortie du monde « civilisé de la société de l’information » auquel ils se sont habitués n’en constitue pas moins un handicap. Grande est donc la difficulté de réapprendre à vivre “débranchés” du monde des réseaux tout le temps que dure le séjour au village. Il faut attendre de sortir de ces zones de « non réseau » pour être à nouveau câblés. « C’est plus qu’un sevrage, une véritable épreuve, pour nous les ”nomades” »  nous dit Urbain, rencontré en vacances dans son petit village Mavono à 300 km de Lambaréné. Épreuve qui se manifeste par l’impatience de ces derniers, à sortir de ces zones coupées du reste du monde. Cette forte envie de baigner dans le monde en réseau se lit d’ailleurs au moment de la traversée de ces fameuses « nouvelles frontières». Une fois arrivés dans les villes connectées, et dès que s’offre la possibilité d’accéder au réseau, cette soif de communiquer, plus qu’un réflexe, devient un véritable automatisme. Elle se manifeste, premièrement, par le fait que tous les abonnés ou presque, emportent leurs téléphones avec eux en voyage.

Peu importe la destination, desservie ou non. Quitte à garder leur téléphone hors service, (en fait hors réseau), le temps de leur séjour. Deuxièmement, une fois à la frontière entre les zones desservies et les régions encore privées de réseau franchies, le réflexe consiste à éteindre systématiquement les téléphones, comme le chasseur de retour de la chasse désarme son fusil une fois arrivé au village.

Par contre, et c’est l’effet inverse. Une fois de retour en ville, on est surpris par la rapidité avec laquelle chaque détenteur d’un téléphone mobile sort son appareil pour le mettre en marche. C’est très spectaculaire à voir ! Comme une délivrance, chacun se rue sur son téléphone, pour avant tout, consulter son répondeur vocal. Savoir si on n’a pas raté un appel important. Ce n’est que par la suite, lorsqu’il reste du crédit dans son téléphone, qu’on s’attelle à téléphoner. Sorte de dépendance ? Habitude ? Ou nécessité de communication ? Toujours est-il que le téléphone mobile a bouleversé les comportements. Cela, nous l’avons vécu lors d’un de nos séjours d’enquête au Gabon.

Alors que nous rentrions d’une de ces villes ˝déconnectées״ avec d’autres passagers à bord d’un véhicule 4х4, grande était notre surprise de constater que, une fois dans la zone réseautée, tous les passagers 44 , compagnons de voyage, s’étaient tout d’un coup éparpillés chacun dans un coin, pour téléphoner. Tels des déments, chacun d'entre eux s'était mis à "parler seuls". Mais il n’était pas du tout question de démence. Loin de là, nos compagnons de voyage avaient simplement réintégré la société de communication.

Comme des chameaux arrivés à l’abreuvoir, nous avons compris que nos compagnons brûlaient depuis longtemps d’envie de communiquer. Et, la partie « hors réseau » traversée, il était de bonne guerre qu’ils reprennent leurs vieilles habitudes. Ils pouvaient enfin donner signe de vie, prendre des nouvelles de leurs proches. Surtout pour les quelques Européens qui étaient du voyage, et pour qui il était certainement plus angoissant de rester sans liaison avec les leurs restés en Europe. Et lorsqu’on réalise que cette possibilité n’existait pas il y a quelques années encore, on réalise combien le téléphone mobile est en train de changer les habitudes.

Mais revenons un instant à ce "bicéphalisme" technologique pour dire que celui-ci pose un véritable problème d’équité socio-spatiale. Problème classique en économie régionale, celui-ci fait appel aux politiques publiques qui doivent cibler des espaces ou des personnes (« place prosperity ») versus (« people prosperity »).

Cet anachronisme dans la répartition du réseau, est de fait, à l’origine de ce que nous qualifierons dans ce travail, d’apartheid technologique. Car comment réaliser que, sur une même étendue du territoire tous les habitants ne jouissent pas des mêmes équipements technologiques ? En dehors des inégalités entre régions, ce « gap technologique» conduit aussi subrepticement à régir deux catégories d’habitants : nous avons d’une part des habitants vivant avec leur époque ceux que Rallet 2004 appelle les « inforiches » (« information have »), c’est le cas des populations urbaines qui peuvent, ne fut-ce que par personnes interposées, profiter de la téléphonie mobile et d’Internet.

Et d’autre part les « infopauvres » (« information have not »), généralement plus nombreux, les grands oubliés de la modernité qui demeurent dans des petites villes et villages 45 . Au comble de toutes les surprises, ce déséquilibre technologique dans la couverture des villes et régions ne se limite pas au seul cas que nous venons d’étudier. Il existe aussi au niveau des autres installations techniques. C’est le cas de l’adduction de l’eau potable, et de l’électricité qui font encore cruellement défaut dans ces contrées. S’agissant d’infrastructures, nous le verrons plus en détail par la suite, nombre de pays africains jumellent structures anciennes et nouvelles structures.

Il n’est pas rare de voir des anciennes installations associées à une infrastructure moderne. Ce jumelage du vieux et du neuf apporterait selon certains ingénieurs, un équilibre technologique. Ce qu’Annie Chéneau Loquay 46 appelle « égalitarisation de l’espace de circulation de l’information. »

Or, c’est justement cette « égalitarisation » que nous récusons. Certes, elle peut permettre de redynamiser les réseaux dans la mesure où elle est susceptible de permettre une extension de la couverture vers des zones non desservies. Mais cette pratique peut être pernicieuse. La technologie évoluant, on pourrait être amené à connaître une incompatibilité entre des installations anciennes et les nouveaux équipements techniques.

Le handicap à notre avis, réside donc dans l’incompatibilité. L’idéal serait donc, (surtout pour les pays disposant de moyens comme le Gabon), de renouveler entièrement les équipements. Ce serait le moyen idéal de faire face aux perpétuels dysfonctionnements des réseaux. Et d’assurer un service de qualité. Un Département de l’est du Gabon (Lastourville), dans l’Ogooué-Lolo où nous avons vécu pendant un certain temps, a fait les frais de cette fameuse « égalitarisation».

En effet, les habitants étaient régulièrement privés de couverture en télévision une fois qu’un orage s’abattait sur la ville, à cause de l’obsolescence des équipements. Il fallait attendre une « pièce de rechange » qui était commandée par le chef de centre des télécommunications à la direction de l’ancien OPT à Libreville. C’était sans compter le retard du dépannage. Et la répétition du manège car ce dépannage ne pouvait résister que jusqu’à la prochaine intempérie.

Or, disait le responsable du central, par ailleurs Ingénieur en Transmissions par faisceaux hertziens, un renouvellement total des installations aurait coûté moins cher à la société que ces répétitifs, et ponctuels dépannages. Cela lui aurait surtout permis d’assurer la couverture des émissions de télévision dans la localité en évitant de telles déconvenues 47 .

Ce refus du jumelage du vieux et du neuf (de l’ancien et du moderne), nous amène à conclure sur ce sujet qu’on ne saurait bâtir une infrastructure fiable en alliant un matériel obsolète à un matériel moderne. À moins de vouloir bâtir une infrastructure de télécommunication basée éternellement sur du provisoire.

Ou tout simplement une infrastructure de l’à peu près. Le bon sens voudrait, et c'est notre thèse, que l’on modernise une fois pour toutes les réseaux existants de sorte qu’ils répondent véritablement aux attentes des usagers.

Par contre, ce mode de fonctionnement pourrait dans une moindre mesure, et encore 48 , être tolérable pour les États qui ne sont pas en mesure de supporter le coût d’un renouvellement intégral des installations.

Ce constat d’un succès fulgurant de l’usage du mobile dans un continent à la fois pauvre et ne disposant pas encore véritablement d’infrastructures de communication modernes nous amène à nous interroger sur un certain nombre de points qui constituent notre problématique.

Notes
18.

Distribution des produits achetés en ligne via l’informatisation de la production.

19.

Moïse Modandi «De la Nouvelle économie à la place de l’Internet dans les organisations en Afrique : Le cas du Gabon. Approche socio-économique exploratoire». Mémoire de D.E.A Lyon3, septembre 2001.

20.

Annie Chéneau Loquay (2000), p.25

21.

«Universal Mobile Telecommunication System» c'est à dire système universel de télécommunication mobile : norme de réseaux de télécommunications mobiles de troisième génération incluant commerce électronique, voix, vidéo, navigation Internet, etc.

22.

Cf. « l’Afrique : 2001, l’Odyssée des télécommunications » http://www.int-evry.fr/ostic/2001/afrique_space.htm

23.

Article de Philippe Le Cœur, in Le monde, du 16 novembre 1996.

24.
25.

Botswana, Lesotho, Swaziland, Zimbabwé.

26.

Perspectives économiques en Afrique, OCDE 2001-2002, p. 81.

27.

Rapport FMI, dans marchés tropicaux n° 2994, mars 2003, p. 632.

28.

dont 70% des cas sont liés aux maladies provoquées par l'insalubrité du milieu notamment les infections respiratoires, la diarrhée, la rougeole, le paludisme et le VIH. Cf. http://www.unicef.org.

29.

La pauvreté caractérise la situation d’un individu, de groupes, démunis de ressources jugées essentielles et se trouvant dans une grande précarité.

30.

http :www.fao.org/wfd/index_fr.asp

31.

Selon cette théorie, appelée aussi la pyramide de Maslow, l’individu commence par combler les besoins de 1er niveau pour passer ensuite aux niveaux supérieurs. Pour différentes raisons liées à l’environnement et à la conscience individuelle, certaines personnes n’atteignent jamais le sommet.

32.

L’indicateur de développement humain est un indicateur composite s’appuyant, entre autres, sur trois éléments (espérance de vie, mortalité infantile, an alphabétisation) qui, depuis 1990 est calculé chaque année par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD).

33.

Flux financiers pour alimenter les investissements insuffisants, chômage galopant, revenus de l’emploi faibles : fracture numérique persistante.

34.

Voir sur ce point, « Les TIC et les possibilités pour les pays en développement de brûler les étapes », W. Edward Steinmueller, in Revue internationale du travail, vol. 140 (2001), n°2.

35.

Cette perspective est renforcée par le résultat - bien que limité aux pays de l'OCDE - selon lequel la croissance de la productivité des facteurs est également associée positivement à l'utilisation des TIC, Op. cit.

36.

Ce que Patrice Flichy appelle la «nouvelle sociologie française des sciences et des techniques », puisqu'il conviendra, sur le plan sociologique, d'étudier les usages et leur généralisation. Mais technique aussi, dans la mesure où nous nous intéresserons à l'extension des réseaux, à la qualité et au niveau d'équipement technique.

37.

Pour Patrice Flichy, le cadre d’usage renvoie aux utilisations auxquelles on destine –à priori- la technique. In « Au cœur de l’imaginaire technique, » sciences humaines n° 129, p. 40, juillet 2002.

38.

Patrice Flichy, Op. cit.

39.

Source Internet : www.fing.org/ article du 26/11/2001.

40.

Selon une étude conjointe UIT-Banque Mondiale à l'occasion du grand salon International Telecom Africa 2004 au Caire en Egypte, en moyenne chaque Africain dépenserait 27 dollars/mois pour son téléphone mobile, soit plus de la moitié du revenu annuel par habitant (633$ par an). Cf.http://www.lintelligent.com/gabarits/articleJAI_online.asp?art_cle=Lin10104/redeeimono0.

41.

De l'Anglais «Global System for Mobile communications,» standard pour un système commun de téléphonie cellulaire numérique.

42.

C’est le cas des capitales provinciales pour ce qui est du Gabon (Franceville, Lambaréné, Mouila, Tchibanga, Makokou, Koulamoutou, Oyem, et Port-Gentil) qui sont plus ou moins connectées.

43.

Cas de la Commune de Fougamou qui est située entre Lambaréné, capitale provinciale du Moyen-Ogooué et Mouila qui est la capitale provinciale de la Ngounié.

44.

Il s’agit ici bien sûr de ceux d’entre nous qui étaient possession d’un téléphone mobile.

45.

Pour d’amples informations sur la question, voir Réseaux n° 22 « La fracture numérique », n° 127-128/2004, pp. 19-22-55.

46.

Les territoires de la téléphonie mobile en Afrique NET COM, vol. 15, n° 1-2, septembre 2001

47.

Surtout que les habitants de la localité le traitaient d’incompétent, le rendant responsable de ces pannes à répétition. (Dans les petits districts, tous les responsables des principaux services ne passent inaperçus. Leurs véhicules de services sont connus, cela étant, on est interpellé au moindre manquement.)

48.

Il transparaît une sorte de lassitude auprès des États dans la contradiction qui existe entre l’envie de se développer et le modèle marchand. Nous constatons qu’il y a une opposition entre une économie planifiée et le mode d’économie libérale impulsé par les pays du Nord. Or, pensons-nous, il faut pour le cas typique de l’Afrique, une économie planifiée.