4.2.2 La provenance sociologique « des branchés du portable africain »

Pour répondre à la question de savoir, quelles sont les populations intéressées par le portable en Afrique, il est important de souligner au premier abord qu’il n’existe pas à ce jour, d’études scientifiquement réalisées, qui permettent de décrypter avec certitude la provenance sociologique des utilisateurs du téléphone mobile en Afrique.

Faute d’études fiables préalablement réalisées sur la question, nous irons puiser les réponses à cette question en nous appuyant sur les enquêtes que nous avons menées lors de nos voyages d’études et sur les informations et la documentation recueillies auprès des opérateurs de la téléphonie mobile au Gabon.

Les avis et expériences des personnalités qui travaillent dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication (consultants, enseignants en sociologie…), nous ont été d’un grand apport. Aussi, mettons-nous à profit notre expérience ainsi que les observations que nous avons faite de la société gabonaise. Pour ce qui est de l’analyse du reste du continent africain, l’enquête (Cf. annexe) que nous avions menée à Lyon (Rhône) auprès d’une cinquantaine d’étudiants Africains nous est d’une aide considérable dans la compréhension des comportements.

L’analyse qui suit sera donc essentiellement basée sur du vécu, et sur de l’observation. Cela étant, pour répondre à la question sur le public intéressé par le mobile, toutes les sources concordent à dire que le mobile intéresse presque tous les publics : professionnels, scolaires/étudiants et même troisième âge.

Osons même affirmer que les personnes qui ne détiennent pas de téléphone mobile aujourd’hui n’ont pas les moyens de se l’offrir. Car ce n’est pas le désir de l’avoir qui manque. Combien de personnes n’ont-elles pas sollicité notre téléphone portable lors de notre séjour au Gabon ? Considérant que nous pouvions « prendre un autre une fois en France » comme si les téléphones mobiles se ramassaient en France. C’est dire combien les gens désirent le téléphone mobile.

Par ailleurs, en matière d’usage du téléphone mobile, le Gabon n’innove nullement, puisque sa situation est presque identique à celle des autres pays d’Afrique (Côte d’Ivoire, Bénin, Togo, les deux Congo, le Sénégal, etc.).

Au Gabon comme dans ces pays précités le mobile est une nécessité pour l’ensemble de ces publics. Une nécessité socio relationnelle de communiquer (joindre et être joint), pouvoir être disponible à tout moment et en tout lieu (pour ses amis et sa famille).

Nous le verrons plus en détails par la suite, à quelques exceptions près, le téléphone mobile au Gabon est encore loin d’être un outil de travail.

Au Gabon, les téléphones sont ouverts 24h sur 24, un appel étant souvent reçu comme un cadeau offert. Aujourd’hui dans la rue, le mot de fin lorsqu’on clos une conversation entre deux personnes qui viennent de se rencontrer devient : « on s’appelle » ou mieux « appelle-moi », « j’attends ton appel » parce qu’on sait désormais que grâce au téléphone mobile, la parole ne peut plus tarir entre deux proches. Le graphique ci-après démontre d’ailleurs bien que le Gabon fait partie des pays pionniers en Afrique.

Tableau n° 22 : Téléphonie mobile : pays dont les abonnés sont supérieurs à 4 pour 100 habitants
Tableau n° 22 : Téléphonie mobile : pays dont les abonnés sont supérieurs à 4 pour 100 habitants Source: « International Telecom Union », 2000. Marchés Tropicaux, n° 2918, p. 75.

Autre source de motivation à acquérir un téléphone mobile, l’absence de délai. En quelques minutes l’opérateur de la téléphonie mobile met votre téléphone en service : c'est rassurant voire salvateur pour celui qui attend des réponses à ses demandes d'emploi. À cela s’ajoute le système de carte d’unités (on paie les unités avant de consommer, ce qui fait qu’il n’existe pas de facture à payer).

Sur le plan sociologique, selon l’analyse que fait M. Anaclet Bissiélo 310 , en dehors de ses avantages précédemment évoqués, le portable est aussi un phénomène de mode, un signe de promotion sociale, une « valorisation existentielle » dans la société. La preuve, on ne se contente plus d’acheter un seul portable, mais on va jusqu’à en posséder deux ou trois.

Autre élément qui montre que les utilisateurs du mobile vont au-delà de la nécessité de communiquer, c’est le fait qu’il ne suffise plus de détenir un mobile. En plus de l’envie d’en disposer d’un, il faut que celui-ci soit un téléphone de marque. Ceci dit, on s’offre les marques les plus onéreuses qu’on met bien entendu, en évidence. « Il faut qu’on voie mon portable », c’est très important. Ce qui fait qu’on sait systématiquement qui en est possesseur qui n’en est pas. Les détenteurs masculins ayant pris l’habitude de les porter à la ceinture ou autour du comme une médaille (outil technologique proche du vêtement), et les femmes à la main, faute de les mettre dans un sac où ils risquent de passer inaperçus. Ce serait contraire de l’objectif recherché : la mise en valeur de son téléphone. Même si ce procédé met en danger les vantards, parce qu’à la merci des vautours toujours aussi friands d’objets de valeurs comme le sont les téléphones portables.

Le phénomène de « la mode du portable » est observé auprès des jeunes cadres, des scolaires/étudiants, des professionnels et même des catégories financièrement faibles. Dans certains cas, un chef de famille préférera s’acheter un portable et « sucrer » le budget alimentaire du foyer. En fait, cette réalité n’est qu’un mirage car le portable n’est pas un outil de nivellement de la société, encore moins un instrument de promotion sociale. Ce n’est qu’une impression. Tant est-il qu’on a beau disposer d’un portable, cela ne changera jamais la situation de ceux qui les détiennent !

Après plus de cinq ans de pénétration du mobile au Gabon, on en arrive chez les opérateurs du mobile à la suspension des lignes des clients consécutive à l'incapacité de certains consommateurs d’acheter régulièrement les cartes d’unités téléphoniques pour maintenir la ligne. La politique du téléphone à la carte étant qu’il faut recharger son téléphone au bout d’une certaine durée de mise en service. Cette politique commerciale n’est pas malgré tout, à la portée de toutes les bourses.

Et c’est justement à ce moment qu’apparaissent les clivages sociaux donnant une visibilité des différentes strates de la société (catégories aisées et moins aisées.) Que constate t-on auprès des catégories modestes disposant d’un portable ? Faute de moyens, on va "squatter" le bureau d’un proche, disposant d’une ligne téléphonique fixe dans son bureau pour passer ses appels afin de combler son manque d’unités ou d’en économiser.

Autre stratagème, à défaut de faire le pied de grue dans le bureau d’un proche, on ira passer ses appels dans les télés boutiques pour demander à ses interlocuteurs de le joindre sur son portable. Autant de stratagèmes qui montrent bien la difficulté majeure des « gagne-petit » à la dure épreuve des contraintes du téléphone mobile.

Cela étant, on peut donc penser que la détention du téléphone portable va de pair avec l’activité professionnelle et avec les revenus de tout un chacun. Mais pour si évidente que soit cette explication, elle ne fera sans doute pas perdre de vue qu’on rencontre des sans-emploi qui possèdent des téléphones portables et des employés (cadres) qui n’en ont pas.

En clair, l’enthousiasme observé à l’arrivée du téléphone mobile s’effrite, faisant ainsi place aux réels soucis économiques qui sont ceux des couches les plus défavorisées.

Ce qui fait qu’aujourd’hui on a des « mobiles à l’africaine ». Car à défaut d’être exclus par cette technologie, certains Africains s’adaptent pour avoir un téléphone mobile qui correspond à leurs situations. D’où tout l’intérêt du chapitre qui va suivre. Mais avant d’aborder ce chapitre, après analyse de la situation de l’Internet, de la téléphonie mobile et du téléphone fixe au Gabon, dressons un état des lieux de ses atouts en matière des télécommunications.

En effet, en pleine restructuration, et pour remplir ses différentes missions, Gabon Télécom, dont les activités ont réellement démarré en avril 2002, a hérité d’un certain nombre d’équipements de l’ex-OPT dont voici les plus importants 311  : un réseau de transmission avec plusieurs artères par faisceaux hertziens et un autre DOMSAT, dénommé EQUASAT (satellite de l’équateur) comprenant douze stations terriennes, dont une mobile. Ce réseau serait déjà numérisé à 90%. Un réseau VSAT couvrant des services de téléphonie rurale et d’autres de transmission de données à bas débit sur le territoire national et à l’extérieur. Deux centres de télécommunications spatiales opérant sur deux satellites INTELSAT.

Un centre de télécommunications spatiales à Nkoltang près de Libreville disposant des structures de télémesures et de télédétection pour les applications cartographiques.

Pour répondre la question de savoir si la téléphonie peut aider à susciter le développement, question qui du reste était au cœur de cette première partie, il convient de dire en guise de conclusion que l’étude des NTIC nécessite qu’on les divise en trois catégories. Premièrement celles qui nécessitent des investissements lourds en hommes et en ressources financières : c’est le cas des activités de production des matériels et équipements tel la téléphonie, les composantes électroniques et le matériel informatique.

Deuxièmement, celles dont la mise en œuvre exige peu de moyens : dans ce second groupe, il faut voir les entreprises de petite dimension ayant des activités à forte valeur ajoutée comme la production de logiciels et enfin, troisièmement celles qui portent sur les utilisations directes des outils numériques c’est à dire l’Internet, la téléphonie.

Une fois reparties de cette façon, il convient de faire remarquer qu’en dépit des quelques avancées observées dans le domaine des télécommunications au Gabon et dans d’autres pays du continent, le chemin vers le développement par le prisme des NTIC est encore parsemé d’embûches. La couverture nationale globale du pays par exemple est très loin d’être envisagée au Gabon faute de moyens.

Cela étant, l’impact sur le développement de l’activité liée aux utilisations qui est la seule qui prospère en Afrique est le plus discuté. En proie à des difficultés en termes d’investissement technologique même si dans les grandes villes le réseau GSM frôle déjà la saturation. Le fait que l’Afrique ne soit que trop peu impliquée dans des projets ou programmes en appui aux NTIC, ajouté au constat selon lequel l’initiative privée est plus active que celle des pouvoirs publics, cette situation amenuise encore d’avantage la possibilité que peuvent avoir les NTIC à susciter le développement. L’occasion nous est donnée d’évaluer le rôle et la place des organismes internationaux en Afrique.

Notes
309.

Source: « International Telecom Union », 2000. Marchés Tropicaux, n° 2918, p. 75.

310.

Anaclet Bissiélo est chef du Département de Sociologie à l’Université nationale du Gabon.

311.

Sources : Afrique Magazine,n° 206, dossier spécial Gabon, novembre 2002, p. 83.