8.1.1 L'héritage colonial et la fragilité de la “nouvelle ère technologique”

Parmi les grandes polémiques qui constituent les pierres d’achoppement du le Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication (NOMIC), la question du déséquilibre observé entre les différentes régions du monde dans leurs potentiels technique, culturel et humain susceptibles de les conduire vers une équité générale dans la génération, le traitement, l’accès et l’échange de l’information a souvent été débattue.

Avant même le premier Sommet sur la Société de l'Information 387 , on craignait déjà que les pays en développement ne soient les laissés-pour-compte de l’ère de l’information. Mais à l’époque, on prévoyait que les investissements nécessaires pour combler le fossé seraient plus élevés qu’ils ne le sont aujourd’hui du fait de l’innovation et de la baisse des prix de la technologie.

En matière de télécommunications par exemple, l’OCDE 388 admet que beaucoup de pays pauvres ont brûlé les étapes du développement. Ainsi, grâce au téléphone portable, deux fois plus de personnes ont accès au téléphone aujourd’hui en Afrique subsaharienne que ce n’était le cas pendant toute l’histoire de la téléphonie fixe dans la région, souligne le rapport de l’OCDE.

Pour le cas du continent africain dénué de toute technologie de pointe, il a souvent été proposé des solutions de rechange du style prêt de matériels, substitution d’équipements. Or, la substitution d’équipements de type faisceaux hertziens, câble sous-marin avec du matériel simplement rénové 389 n’a pas de sens, surtout si elle vise simplement à économiser sur les coûts.

La main d’œuvre africaine étant de manière générale une main-d’œuvre bon marché, son coût sera toujours meilleur à celui de l’importation, l’installation et la maintenance de réseaux de télécommunications haute performance, parce que plus onéreuse. Deux hypothèques fragilisent tout de même les solutions de management dont dispose le continent.

La première est que les transferts technologiques sont très inégalement répartis entre les secteurs de l’économie. L’écart se creuse, globalement, entre un secteur primaire dont les méthodes restent profondément archaïques (agriculture sur brûlis, abattage de plantation à la hache,…) et certains secteurs industriels où la technologie à fait des progrès substantiels. Illustration de ces quelques progrès, 48% 390 des actifs gabonais (employés de la fonction publique et autres) disposent d'une carte bancaire. Signe du début de l’informatisation des services, ces quelques privilégiés peuvent désormais faire leurs courses en payant non plus en espèce, mais à l’aide de leurs cartes de crédit. Ce contraste provoqué par cette modernité à deux vitesses 391 est en toute vraisemblance, une autre facette du «bicéphalisme» technologique africain.

Deuxième faiblesse de l'ère technologique africain, l’essor technologique constatable en Afrique est essentiellement le fruit de l’apport des investisseurs étrangers. Ces derniers, venus faire des affaires en Afrique, gardent le plus souvent la mainmise sur la direction et la gestion des entreprises qu’ils créent ou rachètent 392 . Le risque qu’ils plient bagage à la suite d’une crise économique, sociale ou politique pose le problème de «la capitalisation du savoir-faire créé». Les cas sont encore nombreux de sociétés européennes implantées en Afrique au personnel dirigeant exclusivement expatrié, se contentant de former localement les quelques techniciens nécessaires à la bonne marche de l’entreprise.

Preuve de cette absence de technologie, des Départements entiers : Tsamba Magotsi, la Dola, pour ne citer que ceux-là, ne disposent toujours pas de réseaux téléphoniques filaires, les habitants de ces régions n’ont pas de télévision, et inutile de parler d’Internet quand on sait que nombre d’entre eux ne connaissent l’ordinateur que de nom. Dans une petite commune de l'intérieur du Gabon 393 , les habitants ne reçoivent pas les émissions de télévisions nationales. Mais peuvent paradoxalement capter les programmes de télévisons des chaînes françaises.

Pour faire face à la carence de techniciens dans les organisations, les autorités politiques tendent d’imposer, de manière formalisée ou non des quotas de cadres locaux au sein de ces entreprises, notamment à la faveur de leur privatisation. Il reste que la mainmise étrangère sur la technologie et le savoir-faire en Afrique se pérennise. Les mentalités n’évoluent que lentement vers un partage des responsabilités.

Or, de l’avis des experts cette mainmise aggrave les déséquilibres constatés dans le développement économique. Selon ces mêmes sources, seules les filières les plus profitables intéressent l’opérateur étranger, qui privilégiera par exemple les investissements dans les télécommunications, l’eau, l’électricité, les industries à forte valeur ajoutée (notamment alimentaire et pétrolière) et délaissera les secteurs agricoles, les industries de biens de consommation, jugés (le plus souvent à juste titre) peu rentables à court et moyen terme. En matière de télécommunications en effet, l'héritage colonial gabonais n’est pas des plus enviables. Conçu selon la direction du réseau de téléphonie Celtel, « pour répondre aux besoins politiques et économiques des puissances occupantes, le réseau de télécommunications dont le pays a hérité de l’époque coloniale a la caractéristique de n'avoir aucune liaison directe avec un autre pays du continent. Il n'existait quasiment pas de liaison directe entre les différents pays d'Afrique ».

Malgré l’existence à l’époque d’un réseau panafricain de télécommunication PANAFTEL, les communications dépendaient presque totalement des centres de communications situés en dehors du continent et exploités par les ex-administrations coloniales ou par les compagnies privées n'ayant pas leur siège en Afrique. Au niveau local, les communications d’une ville de l’intérieur vers une autre se faisaient jusqu’à la fin des années 90 par liaison radio (Télégramme).

Le système de communication était géré et réservé aux services de l’administration du territoire : gouvernorats, préfectures, brigades de gendarmerie etc. Pendant qu’au même moment les autres services publics ainsi que l’ensemble de la population demeuraient dénués de tout moyen de télécommunication. Le constat d’une dépendance technologique en Afrique qui date de la période pré-coloniale nous amène à emprunter les propos d'un jeune dirigeant de «Start up» africain 394 qui s'étonnait de constater que  «pour passer un appel téléphonique entre Brazzaville et Kinshasa, pourtant juste séparés par un fleuve (Congo), la communication transite d'abord par la France» ! Cela parce que la structure du système de communications entre les pays africains était considérée comme "intercontinentale", faisant en sorte que les taxes soient élevées parce que liées non pas à la distance, mais au lieu d'installation des terminaux : les pays d'Europe. Conséquence, une communication entre deux pays voisins d'Afrique (Congo Brazzaville - Congo Kinshasa) est aussi chère qu'une communication Brazzaville - Lyon.

C'est semble t-il, conscients de cette fragilité de l'ère technologique, mais aussi pour s'affranchir de la dépendance des investisseurs étrangers que les dirigeants de la société qui se veut être la société panafricaine : Celtel ont pensé à créer cette entreprise.

«Nous sommes conscients que le colonialisme a créé des frontières politiques qui divisent des communautés. Et notre souhait est de relier, à nouveau, ces communautés entre elles. Il faut que les gens des différents pays puissent se parler. Par exemple, entre les deux Congo, nous avons mis en place une liaison par faisceaux hertziens à un tarif exceptionnel, équivalent à un tarif local.

Faire transiter les communications par l'Europe pour relier Kinshasa et Brazzaville, les deux capitales les plus proches au monde, était une aberration 395 ». Face à ce que certains ont qualifié d’aberration, et eu égard à une quasi-absence de réseau téléphonique filaire dans « les bas quartiers » et villes de l’intérieur, nous sommes tentés de nous demander quelle place l’État occupe –t-il dans le développement des réseaux ?

Notes
387.

Le dernier Sommet sur la Société de l'information organisé par l'ONU s'est tenu du 10 au 12 décembre 2003 à Genève.

388.

L’observateur de l’OCDE, n° 240/241- décembre 2003, p. 25.

389.

L’état des lieux des NTIC au Gabon dressé par la Mission économique de l’ambassade de France au Gabon en arrive à la conclusion selon laquelle, «Gabon Telecom dispose d’un réseau local ancien mais partiellement rénové ». In http://www.izf.net/izf/ee/pro/index

390.

Estimation fournit par une employée de l'Union Gabonaise des Banques (UGB).

391.

Faible mécanisation de l’agriculture, et une informatisation embryonnaire des services avec en face, un service bancaire bien informatisé.

392.

Nous l'avons vu dans la partie consacrée aux privatisations.

393.

Commune de Fougamou dans le Département de Tsamba Magotsi au sud-Est du Gabon.

394.

Cité dans Mémoire de DEA,  «De la Nouvelle économie à la place de l’Internet dans les organisations en Afrique», Modandi 2001.

395.

Interview du fondateur du holding financier «MSI Cellular Investments», présent en Afrique sous la marque Celtel, réalisé par Jeune Afrique l'Intelligent n°2207, mai 2003, p.64.