TROISIEME PARTIE :
Tous branchés mais pour qui? Les usages de la téléphonie mobile

Introduction

Ce travail dont la vérification des hypothèses a eu pour principal support de travail un guide d'entretien (cf. corpus en annexe), a nécessité d'entreprendre trois voyages sur le terrain au Gabon. Le premier voyage d’étude a eu lieu en janvier 2002, et s'est limité à trois villes : Libreville, Lambaréné et Fougamou. Soit respectivement une grande ville (de surcroît la capitale du pays), une ville moyenne située à 200 Km au sud-est de Libreville, et une petite ville du centre du pays n’ayant tout contact avec le reste du monde 423 que par le moyen de la radio.

Le déplacement à l’intérieur du pays s’est fait en voiture, appareil photo et téléphone mobile (connecté au réseau Libertis 424 ) en main afin de toucher du doigt l’état de connectivité à l’intérieur du pays. De cet état des lieux du réseau mobile au Gabon, il en ressort que, dans une ville, lorsqu’on est proche d’un pylône ou dans un quartier situé en hauteur, on capte plus ou moins bien le réseau. Par contre, une fois qu’on s’éloigne d’un pylône ou dans un périmètre situé dans une vallée, l’abonné perd pratiquement sa connectivité. Dans ces conditions, son correspondant a de fortes chances de ne pouvoir le joindre et n’a pour réponse à sa tentative d’appel que le signal : « votre correspondant ne peut être joint, veuillez rappeler ultérieurement…».

Garder notre téléphone ouvert au cours de ces différents voyages nous était d’une grande nécessité pour (aussi) nous rendre compte de l’état de connectivité à l’intervalle de deux villes théoriquement reliées au réseau mobile. Ainsi le constat est donc le suivant : entre deux villes, l’usager n’est relié au réseau que de manière intermittente, d’un coup toutes les barres qui symbolisent le réseau sont pleines 425 , et un instant après il perd toute connectivité.

Le second déplacement qui a eu lieu courant l’été 2003 (juillet-août septembre 426 ) nous a permis de refaire le même tracé afin de nous rendre compte des éventuelles évolutions mais avec en plus 300 Km de voyage pour nous être rendu à Mouila dans la capitale provinciale de la N'gounié.

Il faut dire que le déplacement sur Mouila coïncidait avec le tour de la province de la N'gounié d’abriter dans sa capitale « les fêtes tournantes 427  » de l’Indépendance. L’occasion nous était donc aussi donnée de vérifier l’éventuelle connectivité des villages situés sur l’axe Fougamou - Mouila. De cela, il ressort lors de notre passage que tous les villages (de Yombi à Mboukou en passant par Guidouma), tout ce regroupement de villages qui compose le Canton « Tandu 428  » n’était pas relié au réseau mobile.

En outre, la ville de Mouila qui devait accueillir toutes les autorités politiques et administratives du Gabon ainsi que de nombreux invités et anonymes à l’occasion de la fête de l’Indépendance était en plus du réseau fixe qui existe depuis belle lurette, reliée comme toutes les grandes villes de province au réseau de l’opérateur national Libertis. D’ailleurs le réseau Libertis n’a pas pu supporter 429 cet afflux massif de populations. Un grand nombre de ses abonnés s’étant regroupé sur un périmètre restreint, celui-ci est vite arrivé en saturation.

Le dernier séjour qui a également duré trois mois, (du 12 juillet au 20 septembre 2004), a essentiellement été consacré à la ville de Libreville (plate forme nationale) où nous avons rencontré des usagers venant des quatre coins du pays, ainsi que de nombreux acteurs économiques et administratifs de la téléphonie. Ce fut une grande curiosité intellectuelle de nous rendre à Fougamou ville qui n’avait jamais connu le téléphone mais qui venait de sauter l’étape du réseau filaire en passant directement au mobile.

Notre hypothèse de travail est la suivante : contrairement au média Internet (qui avait fait l’objet de notre travail de DEA) qui lui nécessite pour son usage la détention d'un ordinateur dont le moins cher coûte 1.219,59 euros, la technologie du mobile paraît plus accessible aux couches moyennes des populations africaines. Á Libreville le prix des téléphones mobiles varie en fonction de la marque (Samsung ou Sendo), des options que comportent l'appareil (appareil photo), et de l'état du téléphone (neuf ou occasion). Mais les prix des portables varient aussi d'un vendeur à l'autre.

En s’intéressant justement aux prix, de ceux que nous avons pu 430 relever dans les boutiques visitées, ils oscillent entre 40 000 Fcfa/60,98 euros (le moins cher un BOSH 909) et 549 000 Fcfa/836,95 euros pour le téléphone le plus cher (un Motorola V 80-bluetooth avec caméra incorporée). Pour avoir un téléphone à "bon prix", il y a aussi le système des "PACK 431 ". Le système des Pack est de plus en plus utilisé par les opérateurs de la téléphonie non seulement pour vendre "leurs produits 432 ", mais aussi pour accroître le nombre de leurs abonnés. Au regard de toutes ces stratégies commerciales, grande était notre motivation à analyser leurs incidences dans le domaine socio-économique. Ainsi était-il important au cours de ces voyages d’étude d’enquêter auprès des acteurs de la téléphonie. Et aucune piste n’a été négligée.

Du simple usager rencontré au détour d’une rue au directeur technique d’une Agence de téléphonie, le point de vue tous les acteurs était bon pour les besoins de notre enquête : il importait de mettre à plat les raisons du fort engouement pour le téléphone mobile au Gabon. La liste des noms 433 ci-dessous est celle des personnes qui ont eu l’amabilité de répondre à nos questions. Celle-ci n’est pas exhaustive parce que certains enquêtés ont exigé un entretien plutôt qu’un "jeu" questions/réponses. D’autres par contre ont préféré répondre sous couvert d’anonymat, et la plupart du temps il nous revenait à la fois 434 de poser les questions et de noter les réponses de nos interlocuteurs.

Tableau n° 25 : Liste nominative des enquêtés
noms âge profession
Alain
28 ans Gérant d’un point phone mobile
Alexis Abes
40 ans Auteur compositeur
Audrey
29 ans Commerçante au marché du PK5
Francis M.
30 ans Cadre à Telecel Gabon
Dravé
46 ans Médecin, chef de service des urgences au CHL
Pétronille 25 ans Informaticienne au chômage
Lydie
24 ans Institutrice
Clémence
47 ans Sage femme
Urbain 28 ans Evangéliste
Fidèle
37 ans Employé à Polyphone magasin de vente de téléphones mobiles et accessoires
Karim
44 ans Mécanicien-garagiste
Laeticia
23 ans Etudiante à l’UOB
Natacha
26 ans Infirmière
Raïssa
19 ans Lycéenne
Evelyne
55 ans Non renseigné
Nadine
38 ans Commerçante
Chimène
22 ans Etudiante
Emmanuelle
36 ans Secrétaire
Natacha
28 ans Etudiante en médecine
Ntsame 39 ans Médecin/ Major
Hubert
34 ans Non renseigné
Nadège
31 ans Hôtelière
Emilie
35 ans Comptable
Véronique
25 ans Non renseigné
Gauthier 18 ans Non renseigné
Edgard
39 ans Expert francophone en TIC chef de service de la communication et des relations publiques
Myrlène
17 ans Lycéenne
XXX 55 ans Couturier
Natacha
17 ans Lycéenne
M. Okouma
41 ans Secrétaire général de l’artel
Henri A
40 ans Resp. Du projet câble sous-marin à Gabon Telecom
Ibrahim
38 ans Vendeur de pains
Nadine

36 ans Responsable commerciale à Celtel
Mathieu
39 ans Employé à la pêcherie du Pont-Nomba Owendo
Mariette 16 ans Elève
Célestin
42 ans Resp. Service ingénierie radio transmission Libertis
Florence
48 ans Responsable au campus numérique francophone
Brigitte opportune
40 ans Femme d’affaires, importe des vêtements
Ntouo
33 ans Mère au foyer
Stéphane
34 ans Responsable du service marketing à Celtel Gabon
Francine
27 ans Interne au CHL
Jules
32 ans Gérant chez Univers GSM
Olivia
37 ans Chargée de la Communication à la représentation du PNUD à Libreville
Nathalie
21 ans Non renseigné
Michel Philippe
47 ans Responsable de la Cellule privatisation
Flora
17 ans Entre au Lycée
Christ
34 ans Employé au cabinet du ministre de l’Agriculture
Mickaël
29 et ½ gérant de point phone GSM mobile

Ce sont donc un peu plus de 75 personnes, hommes/femmes confondus, cf. les guides d'entretien en annexe qui se sont prêtés à nos questions. En dehors des enquêtes réalisées sur le terrain à Libreville, Lambaréné, Mouila et Fougamou, il nous a paru important de nous imprégner du point de vue d’autres Africains vivant en dehors du continent. C'est le cas de 7 étudiants africains résidant à Lille (parmi lesquels figuraient 4 Gabonais). Nous avons également enquêté sur place à Lyon dans le Rhône auprès de 37 étudiants africains, toutes nationalités confondues, cf. annexe.

L’intérêt d’interroger des personnes résidant à l’extérieur du continent consistait à avoir le sentiment d'une population africaine que l’on pourrait considérer comme sensibilisée sur les NTIC parce qu’ayant plus de facilité à accéder au téléphone mobile et à l’Internet que ceux qui sont restés en Afrique.

Ces personnes interrogées ont dans leur ensemble une approche plutôt critique, ils parlent d’« une envie de se faire valoir » au sujet du "phénomène mobile", contrairement aux personnes rencontrées sur le terrain au Gabon qui pour la plupart parlent de « nécessité de communication » pour justifier leur attrait pour le mobile. Á la question de savoir pourquoi les Africains s'attachent-ils au téléphone mobile, les trois quarts des personnes interrogées (en dehors du continent africain) pensent que « c'est pour des raisons de "style", " pour être à la mode", " c’est un nouveau design", "c’est le mimétisme à l'Occident" ». Seul un quart des personnes interrogées (résidant en dehors du continent africain) évoque « les raisons de nécessité », « la possibilité d'être joint ».

Il apparaît donc très clairement de leur point de vue que « le snobisme et la frime » sont les motivations qui animent la possession quasi généralisée du téléphone mobile en Afrique. Mais cette approche est fort discutable car les raisons qui justifient la facile adoption du téléphone mobile par les populations africaines sont à notre avis de trois ordres : il y a l’aspect technique qui est dû aux carences voire à la quasi absence d’infrastructure fixe.

Nous évoquerons en second lieu les raisons sociales qui sont imputables à la facilité de mettre en service un téléphone mobile (quasiment sans délais). De plus, les villes africaines étant désormais congestionnées par la circulation automobile, le téléphone portable se substitue de plus en plus aux déplacements. Enfin, la troisième motivation peut être financière. L’usage du téléphone mobile n’étant pas conditionné par un contrat d’abonnement mensuel chez un opérateur, la liberté qu’a le consommateur à recharger ou non son téléphone pendant un certain temps 435 est un excellent gage de liberté de consommer.

En plus de cela (surtout pour les plus jeunes) la technologie du mobile dispose d’un système de communication par SMS 436 . Ces différents éléments constituent en plus du côté utile du portable, des facteurs incitatifs à entrer en possession de ce média. Mais passée la période de l’avènement du portable, les populations généralement les plus vulnérables, commencent à constater que la communication a aussi un coût : achat régulier de cartes prépayées pour ne pas être "coupé" par l’opérateur, augmentation de la note d’électricité à cause de la recharge des batteries, changement de batterie terminale parce que tombant régulièrement en panne, etc. C’est à ce moment que s’éveillent les consciences pour privilégier l’aspect "moyen de communication" et "outil de communication" que nous allons développer dans la deuxième partie de ce chapitre.

Même si l’analyse de Michel de Certeau que nous étudierons par la suite était spécifique aux objets culturels, elle est sollicitée aujourd’hui par de nombreux auteurs en sociologie des usages. Ainsi, cette question de l’appropriation renvoie-t-elle inévitablement à la signification sociale (Mallein, Toussaint, 1994) conférée à l’objet par celui qui cherche à se l’approprier.

Á défaut de quantifier les pratiques en dénombrant le nombre d’appels, leur durée, le type de correspondants et les motifs d’appels, nous avons choisi de nous intéresser à la manière dont les usagers du Sud, notamment ceux de l’Afrique subsaharienne, font d’une part, pour contourner les difficultés consécutives aux coûts élevés des communications dans les accès collectifs, et d’autre part, pour adapter la technologie à leurs besoins d’usages : technique du "beeping 437 " ou "bipping".

En outre, en dehors des enquêtes réalisées sur la base de nos guides d'entretien, une autre méthode d’investigation a consisté a observer sur place le comportement des usagers. Il était de bon aloi de vivre en direct la manifestation des usages sur le terrain car les éléments de réponses fournis par les uns et les autres ne sont pas exempt de toute subjectivité. Hormis toutes ces techniques d’investigation ce travail a aussi nécessité de mobiliser des personnes qui nous ont servi de personnes ressources. Et bon nombre d'entre elles se trouvent dans les pays d'Afrique subsaharienne concernés par notre étude. C’est le cas de Gustave (étudiant en journalisme) à Douala, Euloge, Emma et Bintou tous les trois étudiants à Dakar, et de Stephen qui vit à Lomé. Nos échanges avec les intéressés ont essentiellement eu lieu par Internet.

Abordant la question du succès fulgurant du téléphone mobile qui se manifeste par la "généralisation" de son usage au Gabon dans la troisième partie de ce travail, nous traitons les TIC en les considérant comme des moyens d’accroître les possibilités de communiquer, de multiplier les sources d’information, les échanges sociaux ou encore l’accès à des programmes, et ce indépendamment des instances de médiation sociale et culturelle.

Si le développement d’Internet se heurte à la persistance de l’analphabétisme, à l’insuffisance des infrastructures de télécommunications, au coût élevé du matériel informatique et des connexions relativement au revenu moyen par habitant, etc. le téléphone mobile connaît en revanche (nous l’avons vu), un succès inédit. Il est vrai que le téléphone mobile ne demande pas de compétences particulières : du paysan à l’homme d’affaires, toutes les catégories de la population peuvent en faire usage. De ce fait, son utilisation n’est déjà plus l’apanage des seules élites. Il est vrai aussi que le portable est particulièrement adapté à l'absence de l'infrastructure fixe, à l’importance accordée dans les sociétés africaines à l’échange de la parole ainsi qu’à la densité et la complexité des réseaux sociaux. Mais la question de savoir pour qui nous branchons-nous a tout lieu d’être posée. Car c’est par le prisme de celle-ci que sera décelé les raisons des «mobiles à l’africaine».

Notes
423.

Jusqu’au mois d’avril 2004 (date de sa connexion au réseau de la téléphonie mobile par Celtel), la Commune de Fougamou qui compte environ 1700 habitants n’avait jamais connu le téléphone et la réception des émissions de télévision se fait au petit bonheur de la chance tellement elle est aléatoire.

424.

Nous avions choisi à notre arrivée de prendre une ligne Libertis, parce que nous avait-on dit, celui-ci était « l’opérateur n°1» et que ce dernier couvrait les neuf provinces que compte le pays. Ce qui n’était d’ailleurs pas vrai, Libertis ne couvrait à l’époque que les capitales provinciales des 9 provinces ce qui est très différent.

425.

Icônes du téléphone mobile qui symbolisent l’état de connectivité au réseau : cinq au total.

426.

Il nous a paru intéressant d’aller observer les comportements à une autre période de l’année (saison sèche), tout le monde ou presque étant en vacances, c'est la saison des ambiances et nous n’avons pas été déçu car qui dit vacances dit voyages. C'est aussi pendant cette période que les gens cherchent à faire de nouvelles rencontres et à entretenir des liens là où la distance s'est interposée. C'est en ce moment que la technologie du mobile est très sollicitée. C’est d’ailleurs pendant la période estivale que les opérateurs de la téléphonie en profitent pour faire des offres promotionnelles, ce qui augmente leurs CA.

427.

Sur décision des autorités gabonaises, la célébration de la fête de l’Indépendance (le 17 août) se fait depuis quatre ans de manière rotative dans les capitales provinciales. Ceci « afin de permettre à chaque province de se développer équitablement » car l’État y engage des sommes importantes pour la réalisation d’infrastructures publiques. Pour la circonstance tout le gotha politique et administratif fait le déplacement.

428.

La haute Ngounié fait partie du Département de Tsamba Magotsi et compte environ 1500 habitants.

429.

Presque tout le pays s’étant déversé à Mouila à l’occasion de ces commémorations, le réseau a « buggé », ainsi, comme s’il n’y avait pas de réseau à Mouila, il était quasi impossible de communiquer via le mobile.

430.

Á Libreville il est strictement interdit de relever les prix des téléphones et encore moins de les toucher. Tels des bijoux, les téléphones portables sont rangés dans des étagères en verre qui sont fermés à clé. Et les gérants y veillent avec beaucoup d'attention.

431.

Le "Pack" est un ensemble de produits d'un opérateur : appareil, chargeur, carte SIM avec un crédit d'environs 7,62 euros vendus dans les magasins spécialisés moyennant un pourcentage négocié par le revendeur auprès de l'opérateur propriétaire du produit. le prix du "Pack" s'élève à 68,6 euros soit 45000 Fcfa.

432.

Les opérateurs de la téléphonie mobile signent des contrats avec les certaines marques pour écouler leurs appareils. Telecel Gabon par exemple se spécialise dans la vente des appareils de la marque allemande Siemens.

433.

Le lecteur voudra bien trouver le reste des noms ainsi que les éléments de l’enquête anonymes dans le corpus situé en annexe. Certaines données sur l’âge des enquêtés sont approximatives à cause du refus des intéressé(es).

434.

Il aurait sûrement été moins fastidieux et plus rapide de procéder par enregistrement, mais là encore cela n’a pas été possible à cause de la méfiance des enquêtes à notre égard.

435.

Trois (3) mois après la dernière recharge pour le cas du Gabon.

436.

Le coût d’un SMS au Gabon s’élève à 0,12 cents d’euros et depuis le début 2005, il est possible de communiquer avec la France par SMS.

437.

Nous le verrons plus en détail par la suite, de « bip sonore », astuce qui consiste à alerter un correspondant afin que ce dernier établisses (lui), une véritable communication téléphonique.