9.1 Le téléphone portable comme symbole de réussite sociale

À priori il existe des visions différentes du téléphone mobile en Afrique, par comparaison à l’Occident. En Afrique, même s’il convient désormais de relativiser les faits à cause de la plus ou moins grande généralisation de la détention de ce moyen de communication, le téléphone portable reste encore dans une large mesure un appareil de distinction sociale. La préférence pour les téléphones de marque à haute technicité qui ne sont pas à la portée de toutes les bourses suffit pour s'en convaincre. Les usagers n'hésitent plus à "miser" pour avoir la dernière venue de la téléphonie : il faut à tout prix se démarquer !

La configuration est telle que nous avons d'un côté environ ¼ des usagers équipés de téléphones dernier cri, ceux-là appartiennent à une sorte de "nouvelle classe moderne 439 ", de l’autre, la grande masse composée par les 2/4 des branchés qui sont équipés d'un téléphone standard de "monsieur tout le monde", c'est la classe moyenne et le dernier carré qui est lui composé de personnes non équipées constitue ce que nous pouvons qualifier de prolétariat de la téléphonie. Parmi ces non branchés on compte des personnes très pauvres, les indigents et les personnes très âgées.

Toutefois, ce côté valorisant du téléphone portable n’est pas le fruit d’un hasard. La fascination que l’on peut avoir à l'égard d’un détenteur du téléphone portable en Afrique est consécutive à plusieurs paramètres qu’il convient ici d’énumérer.

Pour comprendre le côté valorisant du portable un retour sur les débuts du téléphone mobile au Gabon s’avère indispensable. L'avènement de la téléphonie mobile au Gabon avant la libéralisation du secteur des télécommunications qui a introduit la concurrence sur le marché (selon des informations recueillies auprès d'un informateur 440 ) serait parti d'un débat entre la direction de l'ex OPT dirigée à l'époque par M. Thomas Souah et ses administrés.

Disposant d’un budget pour développer le système AMPS 441 , M. Souah décidera que «le système AMPS était devenu caduc. Et que le 75 442 était à mettre au musée». Le budget prédestiné au développement du système AMPS sera donc investi pour la mise en place du système mobile. Mais cette décision ne fut pas sans conséquences sociales, tellement elle fut considérée dans l'entourage du directeur général à la fois comme «hasardeuse et scandaleuse». Certainement parce que ses administrés ne savaient pas dans quoi ils investissaient. Toute innovation ayant la particularité de toujours susciter des réticences à ses débuts.

En outre, ce qu’il convient surtout de retenir des premières années de la téléphonie mobile au Gabon et qui a fait de ce média un objet de distinction sociale, c’est son coût. Dans les débuts de la téléphonie mobile, le coût de l’appareil oscillait autour de 462 euros, hors mise en service. Pour bénéficier d’une ligne mobile, la première démarche consistait à verser une caution de 385 euros à l’unique opérateur de l'époque (l'OPT). Ensuite, il fallait investir dans l’achat d'une carte SIM dont le montant s’élevait à 207,7 euros. À cela s’ajoutait le système d’exploitation qui se faisait uniquement par abonnement mensuel. Il n’existait pas de système de cartes de prépaiement.

Toutes ces contraintes limitaient donc sensiblement le nombre d’usagers du mobile et faisaient de cette technologie un facteur de distinction sociale. Car ne pouvaient s’abonner au «75» que des personnes ayant une assise financière solide : les cadres, les hauts fonctionnaires, les hommes politiques en un mot ceux qu'on appelle communément les «grands».

Tel que nous l'avons vu, le fait qu'il n’existait pas à cette période (comme c’est le cas aujourd’hui) plusieurs endroits où l'on pouvait s’acheter des téléphones mobiles, la situation de monopole dont jouissait l'unique fournisseur (l’ex-OPT) faisait en sorte que celui-ci pratiquait des prix élevés. Ainsi, pour contourner le coût exorbitant des téléphones chez l’opérateur local, les usagers gabonais avaient déjà l'habitude de les commander à l'étranger via notamment les personnels des compagnies aériennes : stewards, hôtesses de l’air, pilotes, etc.

Cette pratique prend d'ailleurs de plus en plus d'ampleur aujourd’hui avec la généralisation de l'usage du téléphone mobile, quand bien même le nombre de boutiques dans lesquelles il est possible de s’acheter un téléphone s’est multiplié.

Tableau n° 26 : Les différents prix de téléphones portables et accessoires
DESIGNATION REFERENCES PRIX
ALCATEL 320 55000 FCFA/83,85 E
BOSH 909 40000 FCFA/60,98 E
MOTOROLA V80 bluetooth Camera 549000 FCFA/ 836.95 E
NOKIA 3410 90000 FCFA/137,2 E
PANASONIC G60 Ecran couleur 135000 FCFA/205,81E
PANATECH G300 235000 FCFA/358,26E
SAMSUNG D410 Appar. Photo numérique 475000 FCFA/724,13E
SAMSUNG D410 444,999 FCFA/678,4 E
SAMSUNG T100 244990 FCFA/373,48E
SAMSUNG N620 124999 FCFA/190,56E
SAMSUNG N500 119990 FCFA/182,92E
SIEMENS SL55 250000 FCFA/381,12E
SONY ERICSON C200 55000 FCFA/83,85E
HOUSSE Transparente 3000 FCFA/4,57 E
COQUE HOUSSE Simple 2000 FCFA/3,05 E

S'agissant des pays d'où sont importés les téléphones mobiles, à la question "où achète t-on les portables ?", un vendeur chez « Univers GSM 443  » rencontré sur place nous a répondu : « nos produits viennent de partout. C’est le patron lui-même qui sait, c’est lui qui va les acheter, avant d’ajouter que la principale provenance des téléphones en circulation au Gabon est Dubaï parce que les prix qui y sont pratiqués sont intéressants, ensuite vient l’Afrique du Sud, l’Europe et du reste du monde ».

En outre, même si comme nous l’avons vu (pp. 292 et 294), la détention du téléphone portable s’est largement répandue et que son coût a relativement baissé, il n’en demeure pas moins que subsiste dans la motivation des branchés une envie d'être assimilé à la haute classe, qui a la première, fait usage du téléphone mobile.

C’est donc par imitation des hommes d'affaires, des hautes personnalités qui ont chèrement payé le coût du mobile que c'est un privilège de disposer d’un téléphone cellulaire au Gabon. Du coup, pour les "vénérateurs" du portable, est équipé d'un mobile celui qui a réussi 444 et vice versa. Cela dit, selon qu’on est au Gabon ou en Occident, la détention du téléphone portable a des considérations quelque peu différentes.

Généralement au Gabon 445 , contrairement en Occident, à cause des raisons évoquées plus haut, le téléphone mobile est d’abord un appareil valorisant 446 pour la société avant d’être un moyen de communication. On se branche donc pour être reconnu. Une étude conjointe du nombre de téléphones en circulation, et parallèlement, une évaluation quantitative du nombre de ces appareils en service disposant de crédit, capables de permettre aux heureux possesseurs de passer un appel, seraient intéressantes à mener.

Mais l'indisponibilité de statistiques officielles ainsi que l'hermétisme des services compétents (ARTEL, opérateurs de téléphonie mobile) ne nous ont pas permis de mener cette enquête. Quoiqu'il en soit, selon une étude menée par Jeune Afrique l'Intelligent 447 en 2003, 90% des téléphones mobiles en service en Afrique ne disposent pas d'unités/crédits pour passer des appels. Ce constat est d'ailleurs conforté par les conclusions d’une étude 448 de la direction du Groupe MSI, propriétaire de la marque Celtel, opérateur de la téléphonie mobile présent dans la plusieurs pays d'Afrique subsaharienne.

Selon cette étude, 99% du marché africain fonctionnerait avec des cartes prépayées. Vu le coût élevé 449 de ces cartes de recharge, nous sommes tentés de conclure que les téléphones mobiles en Afrique sont plus des répondeurs mobiles qu'autre chose. Ce fréquent manque de crédit dans les téléphones mobiles a d'ailleurs été parodié par un humoriste gabonais qui dit dans l’un de ses sketch que : «la maladie des téléphones portables au Gabon c’est le manque d’unités». Cela parce que non seulement tout le monde à un téléphone mobile, mais bon nombre de ces branchés sont à la quête d’unités de recharges. Et la recherche de crédit de recharge devient presque obsessionnelle tellement tout le monde en demande.

En outre, nous avons vu (p.295) que la détention du téléphone mobile s’étant plus ou moins démocratisée, ce n’est plus vraiment la nécessité d’avoir un portable qui compte. Pour les branchés du Sud, contrairement à ceux du Nord, le caractère rare ou du moins la haute technicité du téléphone mobile devient l'objectif des "vieux branchés." Si au début de l'avènement du téléphone portable il suffisait de l'avoir pour se distinguer du commun des mortels, aujourd'hui la distinction se fait en fonction de la qualité de l'appareil. La course effrénée pour les téléphones rares nous amène à conclure que de nombreuses représentations entourent la détention d’un téléphone mobile au Gabon, au Cameroun en RDC, etc. Peut-être convient-il de les élucider.

Notes
439.

Il est important de souligner ici que les personnes équipées de téléphones onéreux ne sont pas forcément issues des couches aisées, nous l’avons vu par ailleurs les moyens pour accéder au téléphone même au plus inaccessible financièrement sont nombreux. Ce qui compte c’est la représentation que l’on se fait du téléphone mobile !

440.

Ingénieur en Transmissions à Libertis, (faute de disposer d'autres sources).

441.

Système de téléphonie mobile américain développé vers le début des années 80 par les laboratoires Bell. Il est l’équivalent du système européen GSM. Adopté par de nombreux pays du Sud dont ceux d’Afrique, « très figé » ce système a très tôt montré ses limites car il ne suivait pas l’évolution actuelle.

442.

Le chiffre 75 était le préfixe des tout premiers téléphones portables. Tous les abonnés au mobile au Gabon avaient un numéro commençant par le chiffre (75) jusqu'à la libéralisation du marché des télécoms.

443.

L’un des distributeurs locaux (magasin de téléphonie et d’accessoires). Le vendeur qui nous accordé l’entretien en l’absence de son patron a été rencontré en juillet 2004.

444.

Cette analyse, il faut le dire, est un peu rapide car elle est loin de faire l'unanimité.

445.

Surtout pour les personnes à l’affût de la dernière venue de la technologie.

446.

Nous faisons ici allusion à l’assimilation aux hommes d’affaires dont fait l’objet les détenteurs des mobiles en Afrique à l’origine de l’usage ostentatoire de ce média. Dès qu’un mobile sonne, tellement cela fait des envieux (tout le monde aimerait que son téléphone en fasse autant), l’entourage s’exclame, (c’est vrai de manière souvent ironique) : «les affaires reprennent»!! c’est dire combien le regard qu’on jette sur un détenteur de téléphone mobile n’est pas loin de l’assimiler à un businessman ou une businesswoman. Tellement cela rappelle les premiers usagers qui en furent eux, de véritables «busy men et women».

447.

CF. Les Dossiers de "l'Intelligent" n° 2207, mai 2003, p. 71

448.

CF. Idem.

449.

La carte la moins cher est à 3, 07 euros pour 15 minutes de communication.