9.2.3 Les disparités Nord/Sud dans les usages des jeunes « branchés »

Si le téléphone mobile est partout présent, il n’en demeure pas moins qu’existe une disparité entre les jeunes du Nord et leurs collègues du Sud dans l’usage du téléphone portable. Nous relevons une différence dans la consommation du téléphone mobile car dans les faits les jeunes occidentaux à cause de leur pouvoir d’achat somme tout élevé et la variété des forfaits ( millénium, super millénium, forfait week-end et jours fériés, etc.) qui leur sont proposés, les jeunes consomment de manière active ce média. Or, cela n’est pas le cas pour les jeunes du Sud. En Afrique en effet, faute de disposer des mêmes opportunités de consommation que leurs collègues du Nord, les jeunes sont (en termes de consommation) dans leur grande majorité «passifs».

Ainsi, selon notre observation du terrain et l’étude réalisée sur les usagers gabonais, il apparaît de façon globale qu’en France le téléphone mobile est consommé 476 de façon "active" comparativement au Gabon où le mobile semble être relégué en un média de réception d’appels pour plus de 25% des usagers. Mais rappelons-le, cette "passivité" constatée n’est pas le fait d’un hasard, encore moins une stratégie délibérée des usagers gabonais à ne pas vouloir téléphoner. Elle est dans les faits, la conséquence d’une incapacité à communiquer sous-jacente au coût élevé de la communication mobile.

Le caractère prohibitif 477 du coût d’un appel téléphonique fait que, faute de pouvoir supporter le coût que représente la recharge des téléphones mobiles, ces usagers se contentent de recevoir des appels. Cela dit, il serait réducteur de penser que les usagers gabonais ne s’équipent de téléphones portables que pour se faire remarquer car nous l’avons constaté, ces branchés n’attendent que de disposer d’une carte de recharge pour téléphoner. Lorsqu’on étudie la consommation du téléphone mobile au Gabon, on a l’impression d’une répartition de tâches entre les usagers. Ainsi parvient-on à un constat de trois ordres.

Dans le couple hommes/femmes, selon ce qui transparaît, généralement les femmes attendent que les hommes les appellent. La seconde configuration est telle que les personnes sans activité professionnelle se font appeler par les salariés (cadres et hauts fonctionnaires).

Le tout sous le règne de la maline astuce du « bipping », la dernière répartition et non la moindre repose sur les téléphones de bureau. En effet, les personnes dont les téléphones de bureau peuvent appeler sur les mobiles assureraient 478 plus de 50% des flux de communication : ces individus attendent très souvent d’être au bureau pour téléphoner.

Á cause de cet avantage, ils sont presque envahis par leurs proches qui n’hésitent plus à débarquer à leur lieu de travail pour téléphoner, à défaut de leur demander de le faire pour eux. BKB qui travaille à Gabon Télécom dit ceci : « je n’arrive même plus à me concentrer au boulot. Dès huit heures les « bip » commencent. Je dois absolument répondre pour me débarrasser un à un des « bipeurs » car tant que je n’ai pas appelé ils insistent ! Je suis bipé de partout !

Les gens de l’intérieur (provinces) me sollicitent pour que je transmette des nouvelles à ceux qui se trouvent à Libreville ou dans d’autres localités du pays. Depuis Libreville il m’arrive parfois d’assurer la médiation (par téléphone interposé) entre des personnes se trouvant dans une même ville de province ». Assurément les agents des services publics (ministères, directions institutions publiques et privées, opérateurs de téléphonie, etc.) subissent la pression du manque de moyens pour recharger les portables. Face aux nombreux abus constatés avec cette pratique dans les bureaux et centraux téléphoniques, à Gabon Télécom, les responsables de cette institution ont pris des mesures drastiques visant à restreindre les visites privées ainsi que les vrais-faux rendez-vous afin de lutter contre ce phénomène.

Cette incapacité à supporter la charge que représente la consommation du téléphone mobile fait que l’écart entre l’Afrique et l’Occident soit grand en termes de flux de communication. Les usagers occidentaux sont entre autres, favorisés par les offres des différents opérateurs ainsi que par la vigilance des associations des consommateurs. Selon notre étude, plus de 75% des personnes interrogées sur place au Gabon disent ne pas disposer de crédit de communication et attendent seulement d’être appelées.

Pour Clémence, 47 ans, Sage-femme à l'hôpital pédiatrique d'Owendo, «le coût du téléphone mobile est une charge au même titre que l'électricité, l'eau et le gaz. Je fais très attention à ma consommation. La plupart du temps lorsque je recharge mon téléphone, c'est pour prendre des nouvelles de mon fils que j'ai envoyé étudier au Ghana (à mes frais). Je lui téléphone vite fait (5 minutes), pour lui communiquer le code du Western-Union, et par mon portable, il dispose de son côté de la possibilité de me tenir informée d'un quelconque problème à tout moment». Mais il faut le dire, ce "déséquilibre" communicationnel ne s’explique autrement que par une faiblesse du pouvoir d’achat des «branchés» africains.

Si le niveau de revenus des «jeunes branchés» africains était le même que celui des jeunes Berlinois, par exemple, il n’y aurait pas de doute à penser que la furie communicationnelle serait la même. Mais comme nous venons de le voir, la plupart du temps au Gabon (cela pourrait d’ailleurs se généraliser à l’ensemble du continent), on est plus branché pour attendre d’être appelés par ceux qui en ont la possibilité.

D’abord parce que de notre observation des comportements, le réseau d’amis est dense en Afrique comme en Europe : voisins de quartier, copain (es), ami (es) du groupe de rap, collègue de foot, etc.

Ensuite, et cela a un lien de cause à effet avec l'argument précédent, la mobilité des jeunes, quelle que soit leur origines, est plus avérée que chez les plus âgés. «Mon portable me sert à être en contact avec mes amis. Pour moi quand j'entends portable, je pense d'abord aux contacts. C'est vrai que le portable c'est cher, mais les amis c'est sacré. Mais je dois dire que je n'appelle que les personnes qui m'appellent aussi, parce que j'ai des amis qui attendent tout le temps qu'on les appelle. Ceux-là, barré ! je ne les appelle pas, si parfois un texto en passant». (Landry, 19 ans, nouvellement bachelier). L’aspect économique ici est donc le seul argument soutenable pour expliquer cette disparité quant à l’ostentation à utiliser le téléphone portable.

Le désir de communiquer est partout présent. Il se mesure d’ailleurs aujourd’hui en Afrique subsaharienne à l’aune de l’embarras 479 de plus en plus grand entre s’acheter une carte de recharge à 2000 Fcfa (3,05 euros) chez les détaillants, et s’offrir un sandwich au même prix.

Disons-le, si dans ces quelques appels que les «branchés» passent il y a des appels que l'on peut considérer comme nécessaires : le couturier qui téléphone à ses clients pour leur informer que les tenues sont prêtes, le vendeur de bonbonnes de gaz qui fait part de sa livraison à ses abonnés, l'importatrice de vêtements féminins qui prend contact avec ses clientes pour récupérer son dû et présenter le nouvel arrivage, etc. Les autres rares coups de fil que l’on passe ici et là sont essentiellement l’objet de prises de rendez-vous.

Et généralement ces appels sont brefs : «t'es où» ? «je suis déjà dans le taxi attends-moi au carrefour»! etc. De l’avis des usagers eux-mêmes 480 le plus long appel passé de mobile à mobile dure cinq minutes, et en moyenne deux minutes. Tout compte fait, les appels des mobiles au Gabon servent à aiguiller les correspondants. Ce qui nous fait dire que le téléphone portable sert pour une grande part à organiser les rencontres. Mikaël 481 , l’un des gérants de point-phones mobile reconnaît d’ailleurs à ce propos que « les gens trouvent trop élevé le coût de la communication mobile, donc généralement ils appellent pour qu’ils soient rappelés. De plus il y a un problème d’intimité des communications. Ce n’est pas agréable de dire des choses parfois personnelles au milieu des autres personnes qui attendent d’appeler. Les appels que les gens passent sont généralement des alertes ». Qu'en est-il donc des seniors ?

Notes
476.

75% des Français ont un téléphone portable, soit trois Français sur quatre. Et en termes de consommation, ils dépensent en moyenne (le Figaro Magazine du 24 avril 2005) 35 euros par mois.

477.

0,11 euros l’impulsion soit 0,53 euros la minute.

478.

Selon le journal l'Union du 25 avril 2004, p. 4.

479.

Le désir fou d'avoir du crédit en rechargeant son téléphone mobile et l'envie naturelle de "calmer la faim" en s'achetant un sandwich, (tous les deux vendus à tous les coins de rue au Gabon) fait que désormais le cœur balance entre les deux envies.

480.

Ce que confirment d’ailleurs Thierry, Mariette et Alain gérants de point-phones à Libreville qui parlent respectivement d’appels « éclairs, brefs, et d’alertes ».

481.

Rencontré le 03/08/2004 à Libreville sur son fauteuil roulant qui lui sert de point-phone mobile.