9.2.4 Les seniors africains face au portable

S’agissant des seniors, le comportement de cette catégorie de personnes en Afrique n’est pas loin de celui de leurs collègues Occidentaux.

Même si, tel que nous l'avons observé (au Gabon) les seniors ne se privent pas de montrer qu’ils sont tout aussi à la mode que le sont les jeunes, les 40-50 ans ne sont pas si attachés au téléphone mobile que le sont les jeunes. Face aux portables, les seniors attendent généralement qu’on les appelle. En fait ils veulent qu’on leur rende compte : Brice, 34 ans, employé au ministère de l'Intérieur (qui vit encore chez ses parents) nous informe que son père aime bien quand il lui donne sa « position » : «je serai en retard ne m'attendez pas pour le repas»,« j’ai beaucoup de travail aujourd’hui je vais rentrer tard», «je viens te chercher à telle heure pour aller au deuil». «Je ne rentre pas ce soir, je serai avec Pétronille (sa fiancée)». On le voit, l’autorité parentale s’exerce maintenant aussi par portables interposés.

Toute proportion gardée, la raréfaction des appels des seniors s’expliquerait aussi par le fait que près de 40% d’entre eux au Gabon sont sans revenus réguliers et/ou suffisants. Ainsi, face au coût que représente la consommation du téléphone mobile, c’est aux membres de leurs familles : fils, filles, petits-enfants, gendres, etc. généralement à l'origine de ce don que reviendrait la charge d’alimenter leurs téléphones. Toussaint, la cinquantaine révolue, père de cinq enfants est employé en tant que soudeur dans une société à Libreville gagne 80.000 Fcfa de salaire par mois (121,96 euros). Ne pouvant investir dans l’achat d’un téléphone portable, il en recevra un en cadeau de la part de sa sœur qui travaille aux Finances. Mais, comme s’il voulait faire regretter sa sœur de lui avoir fait don d’un téléphone, Toussaint n’hésite pas à chaque fois qu’il rencontre celle-ci de lui rappeler : «mais ma chérie, tu m'as donné un fusil (portable), il faut aussi des cartouches (cartes de recharge)»!? Comme quoi dans certaines conditions le portable peut s’avérer un cadeau empoisonné aussi bien pour celui qui le reçoit que pour celui qui l’offre.

Sur le plan professionnel, nous le verrons plus en détail par la suite (Cf. § 2 du chap.10), des similitudes sont clairement affichées entre les seniors du Nord et du Sud. Même s’il est difficile de dire aujourd’hui que le téléphone portable est ancré dans la société africaine en tant qu’outil de travail, il n’en demeure pas moins que certaines catégories socioprofessionnelles (les commerçants, artisans, les personnes travaillant dans le secteur des services en Afrique) en ont fait un compagnon de travail inséparable.

La centaine des pêcheurs du Pont-Nomba près de Libreville se servent presque tous de leurs mobiles pour vite écouler leur poisson. « Il faut prévenir ses abonnés avant d’atteindre les berges nous dit Maxime assis sur le rebord de sa pirogue remplie de poissons 482 , sans quoi on perd les clients. Le poisson étant un produit qui périt vite, faute de les prévenir, les clients iront se ravitailler chez les premiers à accoster ». Ainsi donc, pour ces pêcheurs comme pour nombre d’activités de services, un coup de fil peut rassurer le client et l’emmener à attendre. En outre, pour les businessmen le portable serait surtout un canal pour ficeler ou défaire (en temps réel) les rendez-vous d’affaires. Nous nous sommes rendu compte, la plupart des couturiers ont désormais un répertoire téléphonique constitué des numéros de leurs clients.

Puisqu’il n’était pas donné à tout le monde (malgré le besoin) de disposer d’une ligne téléphonique fixe, aujourd’hui grâce au mobile les clients ne sont plus obligés de se rendre jusqu’à l’atelier de leur couturier pour savoir si leurs vêtements sont prêts.

Le menuisier qui ne peut pas respecter le délai de livraison des meubles a désormais la possibilité de téléphoner à son client pour le prévenir. Quant au mécanicien, nous le verrons, il est dorénavant facilement joignable pour un dépannage à n’importe quel endroit. Moussa 483 qui tient une briqueterie au quartier Adouma à Lambaréné est également un mécanicien de renom. Contre l’un des quatre murs montés en brique sur une vaste cour où se trouvent garés des carcasses de voitures, est érigé son hangar qui fait office de briqueterie.

C’est là que sont mentionnés au charbon de bois les six chiffres (04 75 56) qui composent son numéro de portable. Ouvrier polyvalent et employeur, (il a trois coéquipiers), Moussa justifie son geste en ces termes : « s’il arrive que je me déplace de la briqueterie pour aller dépanner une voiture, mon portable reste mon seul moyen de liaison avec mes collaborateurs à la briqueterie et au garage. S’il y a une opération 484 qui nécessite ma présence, on m’appelle vite fait et j’arrive » !, conclut-il le regard plein d’assurance. Il faut le dire, cette opportunité n’était pas possible il y a six ans (avant l’avènement du téléphone mobile). Par ailleurs le téléphone mobile est une aubaine pour la chaîne de télévision privée TV+ au Gabon. Se voulant «une télé de proximité au cœur des événements», cette chaîne couvre quasiment en direct tous les événements qui surviennent : accidents de la circulation, agressions, arrestation de voleurs dans les quartiers par les citadins, incendies, etc.

Pour atteindre son objectif de « télé de proximité », TV+ a mis à la disposition des téléspectateurs, les numéros de téléphones portables de ses reporters. Une fois qu’un événement survient, le premier réflexe des Librevillois devient de composer le numéro de téléphone d’un des journalistes de cette chaîne de TV qui viendra tout de suite (généralement en taxi) sur les lieux.

Il vrai qu'en intensité le comportement qui consiste à vanter la possession d'un téléphone mobile tend à baisser surtout dans les grands centres urbains (Libreville, Port-gentil, Mouila, etc.) connectés depuis plusieurs années. Surtout dans les milieux où le "simple" téléphone portable s’est ancré dans les usages et s'est généralisé.

Que ce soit chez les jeunes ou les moins jeunes, l'innovation technologique c'est un peu, le "tout nouveau, tout beau". Lors qu'un bien fait son apparition sur le marché, chacun voudrait être le premier à s’en être servi : il faut être à la pointe de la technologie ! cela est symbole de modernité.

Ce phénomène qui s'est vérifié par le passé avec l'invention du poste radio, de la télévision est celui qui logiquement se perpétue aujourd'hui avec l'invention du téléphone cellulaire.

Mais les technologies entraînent-elles un déplacement des usages consacrés ?

Notes
482.

Le système d’écoulement de leurs produits : poissons, crustacées, etc. n’étant pas organisé, pour pallier le manque de box sur les rives de la Nomba, sous le pont même qui porte le nom dudit fleuve, le débarcadère a été transformé en véritable marché où se vendent toutes les victuailles. Certaines familles de pêcheurs s’y sont d’ailleurs installées pour fumer le poisson sur place ! Ainsi, pour éviter que leur clientèle habituelle (leurs abonnés) s’approvisionne chez certains de leurs concurrents, les pêcheurs se servent depuis le large de leurs téléphones mobiles pour les prévenir de leur débarquement.

483.

Rencontré le 12 août 2004 à Lambaréné dans son atelier.

484.

Facturation, encaissement d’une somme due par un client, urgent de livraison, etc.