9.3 Quand la technologie s’adapte aux usages

La question de l’usage est éminemment complexe. Selon P. Chambat (1994), les usagers constituent un ensemble latent de comportements que beaucoup d’études quantitatives ont trop tendance à assimiler à des consommateurs et ce, d’autant plus que même les statistiques d’équipement sont apparues difficiles à élaborer. De plus, le téléphone portable, en tant que TIC (Technologies de l’Information et de la Communication), constitue bien un objet technique et J. Jouët (2002) montre que c’est la problématique de son appropriation qui doit être soulevée pour passer en revue les questions sur la construction de «l’objet  téléphone».

La sociologie de l’innovation a pointé les écarts qui peuvent exister entre les usages prescrits et les usages réels. J. Perriault (1989) décrit une logique de l’usage qui est une relation entre l’instrument, sa fonction et le projet de l’utilisateur. Il dit que c’est cette relation qui va se stabiliser jusqu’à produire des normes qui aboutiront à la légitimation de l’usage. Cependant reconnaît-il, cet usage sera rarement conforme à celui prescrit par le concepteur (nous le verrons par la suite § 2.3, p. 363, lorsqu’il s’agira d’évoquer la question du « beeping » au Gabon), car il aura subinombre de détournements, substitutions ou créations. C’est d’ailleurs dans cette optique que M. de Certeau 485 (1980) a mis en évidence la créativité dont savent faire preuve les « petits créateurs » lorsqu’ils cherchent à s’approprier l’objet en braconnant les usages, en les détournant. Comment se manifestent alors ces différentes adaptations ?

La manière dont les populations africaines s’approprient le téléphone mobile donne lieu à un constat : celui d’une adaptation de la technologie aux usages 486 . Nous postulons donc l’existence de nouveaux accès/usages consécutifs aux nouvelles inventions techniques. Les « call box », télé boutiques, cybercentres, cartes prépayées et l'astuce qui consiste à "biper" ne sont autre que la manifestation de cette accommodation de la technologie aux usages. Tant et si bien que, au lieu que ce soit l’offre technologique qui impose son mode d'emploi, ce sont les usagers qui, désormais façonnent les usages 487 à leurs convenances.

Car, comme le souligne Annie Chéneau-Loquay (CEAN-AFRICANTI2004), p.2, localement les populations créent des modes d'appropriation (téléphone mobile collectif, usage d’une carte SIM en fonction de l’opérateur appelé, prêts de téléphones mobiles, se cotiser pour acheter une carte de recharge, etc.) de ces nouveaux outils conformes à la faiblesse de leurs revenus.

Il apparaît donc que les Nouvelles Technologies de l'Information s’adaptent aux nécessités de l’usage qu’en font les populations, incapables de supporter les coûts consécutifs à leur consommation. C’est cette incapacité à supporter (individuellement) les coûts inhérents à l’usage des NTIC qui conduit à la création des centres communautaires : cybercentres, point-phones ou call-box, cabines téléphoniques mobiles gérés par les handicapés (cf. CD-ROM), etc.

Dépourvus de moyens (financiers) pour s'acheter des cartes de recharge, les usagers gabonais du téléphone mobile s’adaptent, nous le verrons, au « bip ».

Mais il faut le dire, cette instabilité de l’usage de l’Internet et du téléphone mobile trouve sa justification dans l'analyse de Patrice Flichy 488 qui conçoit qu’une innovation devient stable à l’issue d’un processus long, lorsqu’il y a « alliance » dans un cadre sociotechnique, entre, d’une part, le cadre de fonctionnement (celui des savoirs et des savoir-faire 489 ) et, d’autre part, le cadre d’usage.

Les populations africaines en adoptant aujourd'hui les "nouveaux" moyens de communication que sont l'Internet et le téléphone mobile ne se contentent pas des usages prescrits à l'origine.

Pour le cas de la technologie du mobile qui nous intéresse au premier chef, nul ne pouvait par exemple, prévoir l'usage collectif d'un téléphone cellulaire. « Mes 490 voisins reçoivent des appels par mon portable, cela ne me gène pas du tout. Je les comprends, ils n’ont pas la possibilité de s’acheter un téléphone portable, encore moins d’avoir une ligne fixe. Du coup, lorsque mon portable sonne, ce n’est pas forcément un appel qui m’est destiné. Je prends souvent des messages pour mes filles et mes voisins lorsque je suis en dehors de la maison. Et lorsque je suis à la maison, et qu’un voisin est appelé (par mon portable), j’envoie la petite dernière leur donner le téléphone ».

Nous venons de le voir, et le verrons plus en détail par la suite, le téléphone mobile n'est plus seulement un appareil personnel de communication. Il en va de même pour l'Internet qui ne se limite plus au seul rôle de canal de transmission d'information ou de "base de données mondiale." Puisqu’il devient aussi le lieu où ont lieu d'énormes atteintes aux Droits de l'homme (sites pédophiles, incitation à la haine, etc.). Or à la base ces pratiques déviationnistes étaient presque inimaginables. Mais parmi toutes les nouveautés dans les usages, l'accès collectif semble une véritable «succes story» en Afrique.

Notes
485.

Michel de Certeau (1980). L’invention du quotidien.1 : Arts de faire, Paris : UGE, 1018, Folio.

486.

On peut (aussi) sans doute dire réflexivement que les usages s’adaptent à l’offre technologique, mais dans la mesure où les usages déforment la méthode d’utilisation conventionnelle, nous penchons plus pour l’adaptation de la technologie à l’usage.

487.

Moins qu’une adaptation de la technologie aux usages qui serait le fruit du travail des ingénieurs, il s’agit en fait ici d’un détournement des usages en usages bricolés.

488.

P. Flichy, L’innovation technique, La Découverte, 1995.

489.

Le savoir-faire ici concerne surtout l’usage l’Internet (qui nécessite un apprentissage).

490.

Antoinette, 43 ans, infirmière au dispensaire d’Akébé (Libreville).