9.3.1 Le concept d'accès ou d’usage collectif et son expérimentation dans les pays en développement

Selon J-F Soupizet, le concept "d’accès collectif" se définit comme « la situation dans la laquelle le consommateur accède, moyennant rémunération, aux services de télécommunications par l'intermédiaire d'un terminal dont il n'est ni propriétaire ni locataire; cette modalité se distingue de l'accès individuel dans lequel le consommateur dispose de l'accès exclusif au terminal et d'un contrat de service qui le lie à l'opérateur 491 ».

Cette modalité d’usage des services de communication s'accompagne de caractéristiques spécifiques qui la différencient de l'usage privé ou personnel : l'usager n'a pas à payer des frais fixes, ni au titre de raccordement ni à celui de l'abonnement et il n'acquitte que les factures liées à sa consommation effective.

Par le concept des accès collectifs, même si de manière globale l’usager accède aux TIC, il n’en demeure pas moins qu’il n’est pas maître de sa connectivité  en ce sens qu’il n’a accès – en réalité- aux services de télécommunications (Internet et téléphone) qu’à des heures préétablies par le gérant. Il ne peut par exemple pas être appelé (à moins de « bipper » d’une des cabines du point-phone). Pour dire justement un mot sur cette pratique qui devient aussi récurrente, il est important de noter ici (nous l’avons observé sur le terrain), que l’une des clés du succès des accès collectifs ce sont les téléphones mobiles. Incapables de supporter les coûts de communication de mobile à mobile 0,75 euros l’impulsion, la solution pour les usagers revient de téléphoner d’un fixe (dans un accès collectif) vers un mobile ce qui revient à 0,15 centimes euros. Ainsi devient-il fréquent qu’au moindre « bip », on court vers le point phone le plus proche pour rappeler la personne qui a lancé l’impulsion : économie oblige. Le tableau ci-dessous conçu sur la base des coûts de communications chez Celtel présente bien le caractère élevé du coût des communications mobiles.

Tableau n° 27 : Les coûts de communication chez Celtel
Périodes Rouge Verte Bleue
Celtel vers Celtel 185 FCfa ; 0,28 € 105 FCfa ; 0,16 85 FCfa ; 0,13 €
Celtel vers Libertis et Telecel 300 FCfa ; 0,46 € 220 FCfa ; 0,34 € 220 FCfa ; 0,34 €
Celtel vers les postes fixes 250 FCfa ; 0,38 € 150 FCfa ; 0,23 € 150 FCfa ; 0,23 €
  • Les tarifs en rouge : du lundi au samedi, de 8h à 18h
  • Les tarifs en vert : du lundi au samedi, de 18h à 22h/ dimanche et jours fériés de 8h à 22h
  • Les tarifs en bleu : du lundi au dimanche, de 22h à 8h.

Le téléphone mobile, puisque c’est essentiellement de lui dont-on va parler dans ce paragraphe sert (pour les personnes moins nanties), donc à alerter les correspondants, et apparaît comme un aiguilleur pour les longues communications dans la mesure où il permet aux « branchés » de prendre les dispositions nécessaires 492 en vue d’une communication téléphonique véritable. L'une des caractéristiques de l'adaptabilité des technologies aux usages, est donc aussi l'accès collectif.

Les accès collectifs sont surtout l'émanation de la télécommunication filaire et de l'accès au réseau Internet. Après une longue phase de développement lent 493 , les accès collectifs aux services de communautés se multiplient dans les pays en développement.

Cette offre, simple dans son principe et qui est apparue très tôt avec les cabines publiques, s'est enrichie d'expériences qui correspondent à des modalités et des contextes différents.

Alors que la téléphonie mobile et l'introduction de la concurrence entre opérateurs ont menacé de disparition les cabines publiques, les relatifs coûts 494 réduits d'investissement et d'utilisation, d'une part, et la spécificité des accès collectifs au téléphone fixe et mobile ainsi qu’à l’Internet d'autre part, ont donné à ces centres une nouvelle actualité.

L'«utilité sociale 495 » des accès collectifs est largement reconnue en ce sens qu'elle permet de démocratiser l'accès aux NTIC, mais pas seulement. Car, eu égard à la quasi inexistence de cabines téléphoniques publiques au Gabon, et faute de pouvoir disposer d'une ligne dans le réseau filaire gabonais, les accès collectifs s'avèrent une excellente solution de rechange pour les usagers.

Des individus aux revenus modestes peuvent, à défaut de se payer un ordinateur et une connexion mensuelle, aller sur Internet grâce à l'existence de ces centres de communication. Le plus représentatif des modèles africains des accès collectifs ce sont les télé centres. Ils concernent essentiellement le téléphone fixe. Mais le mobile 496 est en train d’emboîter le pas. S’agissant de l’Internet, le plus répandu des accès collectifs est le cyberespace. Mais les services offerts dans les accès collectifs peuvent être étendus à l'envoi et à la réception des fax, au traitement de texte (saisie), ainsi qu'à la reprographie.

Contrairement à ce qui se passe en France notamment, en Afrique les accès sont certes collectifs, mais privés. Ils sont collectifs parce que tout le monde peut y jouir des services offerts moyennant facturation.

Mais ces cybercentres sont avant tout, privés parce qu’ils appartiennent à des individus et non à l’État. Ce qui ne les met pas (chose assez fréquente), à l’abri de la faillite. Dans cette dynamique collective de télécommunication, en plus des usages précités, le téléphone mobile fait l’objet de plusieurs autres usages qu’il convient ici de présenter.

En effet, faute de supporter individuellement le coût d'un téléphone portable (environ 225 euros au prix "normal et légal"), des personnes exerçant dans le même secteur d'activité (agriculture villageoise par exemple) s'associent de plus en plus pour acheter un téléphone portable qui servira à tout le monde.

On pourrait se demander comment il est possible d'avoir un téléphone mobile pour plusieurs personnes. Mais la pratique est simple. Pour les adeptes de ce système, c’est à celui qui est proche de l’appareil au moment où retentit un appel que revient le devoir de prendre la communication : même si l’appel ne lui est pas destiné ! Au besoin, il apporte le téléphone à celui qui est demandé (dans le cas où ce dernier est présent). Cette pratique se retrouve aussi dans certaines familles. Particulièrement dans celles où les membres sont "complices".

Au lieu que chacun ait son téléphone personnel, l'astuce consiste à se cotiser pour acheter un seul appareil qui servira à tous. Acheter un portable commun permet non seulement d'atténuer le prix d’achat pour chacun des propriétaires (qui n’est plus obligé de supporter tout seul le coût réel de cet appareil), mais offre aussi à chacun des associés l’opportunité de jouir de l’avantage 497  (joignabilité) inhérent à la possession d’un téléphone comme tous les détenteurs "individuels". Cette adaptation du mobile aux convenances des usagers dénature quelque peu l’un des fondements du mobile qui est d’être un appareil privé et personnel.

Nous voyons dans le téléphone mobile collectif, une adaptation d’un nouvel outil de communication aux usages de celui qui l’a précédé. Tellement l’usage collectif du téléphone mobile rappelle celui du téléphone fixe qui a vocation à être le « téléphone de la maison », le téléphone familial.

Un autre modèle d'accès collectif est en train de prendre de l'ampleur : celui des « mobiles de trottoirs ». En effet, à Abidjan en Côte-d'Ivoire, des adolescents n'hésitent plus à s'installer à même les trottoirs équipés de téléphones mobiles de leurs aînés qu'ils vont louer aux passants.

Les Gabonais sur ce plan ne sont pas moins inventifs. Il existe désormais à Libreville (cf. CD-Rom en annexe) des "points phones mobiles". C’est le dernier-né des accès collectifs que nous a fait découvrir Alain, la vingtaine révolue, handicapé, et ne se déplaçant qu’au moyen de son tricycle.

Le porte-bagages de sa chaise roulante venait d’être équipé depuis un mois et deux semaines seulement d’un élément central connecté à un combiné téléphonique du type téléphone fixe. C’est cette unité centrale qui gère à la fois les appels et la comptabilité. Il faut dire que c’est un système hybride Fixe/G.S.M. Le système est en lui-même GSM car il est géré et relié au réseau mobile de l’opérateur Telecel Gabon même s’il fonctionne avec des combinés traditionnels. Selon le gérant, l’unité centrale fonctionne avec un crédit de 76, 92 euros rechargeable à la maison mère (AMLA.COM).

C’est le téléphone installé à l’arrière de son tricycle qui sert de téléphone public aux passants. Garé au carrefour de « la BICIG 498 en ville », lieu qui du reste est très fréquenté, Alain le gérant propriétaire a astucieusement choisi un emplacement situé non loin du centre des affaires de Libreville. Et « ça marche » car la clientèle autour d’Alain ne désemplit pas.

Sac noir en bandoulière pour lui servir de coffre, son compteur d’appels (qui est relié à l’élément central) agrippé sur le guidon de son engin, il communique le montant à payer en fonction de la durée, de la destination de l’appel (local, national ou international) du support (fixe ou mobile). Il fait l’appoint avec beaucoup de sérieux, et remet le compteur à zéro pour le prochain client.

Il faut le dire, cette ingéniosité gabonaise à travers la téléphonie suscite bien des curiosités, dans la mesure où cet usage du « portable collectif » a des similitudes avec le taxi comme mode singulier de transport collectif. Le portable ici semble aussi un peu la dimension d’un taxi de la communication.

Interrogé sur les origines de ce nouveau genre d’accès collectif, Alain nous a laissé comprendre que cette activité a été initiée par AMLA.COM 499 . La condition pour gérer ce type de point phone, nous a dit notre informateur, était d’être handicapé sur un fauteuil roulant. C’est nous a-t-il confié, « une manière d’aider les personnes invalides ». Pour le moment ils sont au nombre de 12 à entreprendre dans les taxis de la communication sur l’ensemble du territoire. Tous installés dans la capitale gabonaise, cette activité ne semble pas faire que des heureux car nombreux sont les handicapés (à Libreville comme à l’intérieur du pays) qui aimeraient avoir une activité comme Alain.

Après avoir été sélectionné 500 puis formé un mois durant au fonctionnement de ce système, Alain dit travailler pour son propre compte, même s’il admet que Gabon Télécom en tant qu’opérateur du réseau filaire prélève 769,23 euros de frais par mois.

S’agissant de la facturation, le montant à payer pour chaque communication téléphonique est tout de suite vérifiable sur le compteur. Ici la communication est facturée à la seconde : 0,11 centimes d’euros toutes les 10 secondes.

Mais nous a dit notre informateur, en moyenne le montant à payer oscille entre 0,30 euros et 0,61 euros. Ce qui paraît cher pour des appels qui généralement se résument à des questions du type « tu es où » ? ou des exclamations « j’arrive ! je suis là » ! donc très courts. Mais Alain y trouve son compte lui qui jadis était cordonnier et travaillait pour un Nigérian.

Avec un bénéfice d’environ 230, 73 euros, soit 150 000 Fcfa par mois, notre interlocuteur qui par ailleurs vend des cartes de recharges GSM dit ne plus se poser la question de savoir ce qu’il va manger aujourd’hui, mais mange au contraire (dorénavant) à sa faim ! : un nouveau commerce est semble -t-il en train de voir le jour !

Mais toute proportion gardée, n'est pas toujours propriétaire d’un accès collectif qui le veut. Et, en dépit d’une certaine souplesse au niveau du coût par comparaison à l’accès individuel le bilan à mi-parcours des accès collectifs nous paraît ambivalent. L'occasion nous est donc ici donnée d'en faire état.

Notes
491.

J-F Soupizet, Nord et Sud numériques, Hermès 2001, p. 77.

492.

Recharger son téléphone, aller dans un bureau pour téléphoner, se déplacer vers un point phone « biper », louer les services d’un autre « branché » dans la rue ayant du crédit (unités), etc.

493.

Faute d’étude scientifique révélée sur les débuts des accès collectifs, selon les informations recueillies ici et là, le premier centre Internet qui date de 1996 a été l’initiative du PNUD. Proposant une initiation gratuite à l’Internet, celui-ci a petit à petit été suppléé par des cybercoms cette fois privés et payants. Nous parlons de lenteur ici à la fois parce que l’État gabonais n’a pas su emboîter le pas des Organismes internationaux en prenant la relève de la promotion de l’Internet notamment, mais lenteur aussi à cause des difficultés administratives consécutives à la mise sur pied d'un projet privé (cybercentres). Le marché étant lucratif, (de l’avis des initiateurs), il y règne une atmosphère délétère : copinages, pots de vin, etc.) en vue de l’obtention des signatures nécessaires à la mise en service d’un accès collectif (Nous le verrons par la suite).

494.

Il est surtout important de parler de la facilité de faire des bénéfices sur investissement suite au caractère lucratif du marché des accès collectifs.

495.

J-F Soupizet Nord et Sud numériques Hermès 2001, p. 77.

496.

Il existe (nous le verrons par ailleurs), aujourd’hui à Libreville des point-phones avec système GSM et qui sont gérés par les opérateurs mobiles. D’ailleurs toutes cabines « Adondo » gérées par les handicapés fonctionnent avec le système GSM.

497.

Le principal avantage pour les « branchés » du Sud est la plus ou moins souple accessibilité. La famille africaine étant étendue et disloquée, la possession d’un portable apparaît comme un excellent moyen pour ne pas être coupé du reste du clan. On est plus obligé d'être chez soi pour être contacté !

498.

Banque Internationale du Commerce et de l’Industrie du Gabon, (filiale de la Bnp Paribas).

499.

Société qui se lance dans la vente des cabines GSM. AMLA. COM téléphone 31 61 00 Adondo. Cette société serait affiliée à Telecel, l’un des opérateurs GSM au Gabon.

500.

Sur des critères qu’il ne nous pas révélés.