9.3.2 Les accès collectifs : une initiative louable aux résultats mitigés

Même si l’initiative des accès collectifs n’émane pas de l’État, il faut dire que l’idée de mettre en place des accès collectifs (bien qu’activité lucrative) relève de la nécessité de facilité l’accès aux NTIC à un grand nombre de personnes (incapables financièrement de s’abonner à titre individuel à l’Internet notamment). Les exemples qui vont suivre, essentiellement portés sur l’Internet, permettront de faire ressortir la face cachée de ces cybercentres. Comme élément positif, il convient de souligner que la demande potentielle de ces services, (55% de la population dans les grandes villes se connecterait au moins une fois par mois selon Michel Philippe Nzé 501 ), paraît considérable en raison du plus ou moins faible coût unitaire de l'accès pour l'usager.

Cela lève la contrainte économique, déterminante en matière de services de communication. Notons malgré tout que le facteur coût ici ne semble pas primer pour justifier de l’engouement constaté autour de ces maisons communautaires.

À notre avis, ce qui justifie le succès des accès collectifs de tout genre, c’est d’une part, la nécessité de communiquer, et d’autre part (pour ce qui est de la téléphonie 502 ), son apparition sur les trottoirs jusque dans les bas quartiers en Afrique, la difficulté de supporter son coût à titre individuel.

Tout le monde ou presque a désormais un parent, un ami ou une connaissance à l’autre bout de la planète, et le téléphone doit, de part et d’autre, être à portée de main. Et pour ceux qui peuvent se servir de l’Internet, il revient trois fois moins cher de maintenir le lien à travers l’échange de mails. Le mail, ce contact au moyen duquel il est possible d’avoir un échange instantané avec un tiers (comme par téléphone) grâce au chat 503 , au lieu de se hasarder à communiquer par téléphone dont le coût est de loin, plus onéreux. À la nécessité de communiquer pourrait s’ajouter pour le cas du réseau Internet, l’envie de surfer sur la vague mondiale.

Mais ce qui pourrait surtout expliquer le succès des cyber- centres c’est l’accompagnement dont bénéficient ses usagers. En effet, la place et le rôle des moniteurs dans ces espaces contribuent incontestablement à les inciter à s’y "aventurer" sans craintes. La crainte d’un outil inconnu (l’ordinateur) : « un ordinateur ça coûte excessivement cher alors si l’on ne sait pas s’en servir autant ne pas y toucher au risque de le mettre en panne, il paraît même que si l’on touche à n’importe quel bouton, l’ordinateur explose ! Alors il faut faire gaffe » ! S’exclame Jérôme 17 ans 504 . Mais il y a aussi la crainte d’un moyen de communication insoupçonné pour le Gabonais.

N’ayant pas connu le Minitel, l’Internet apparaît comme un grand défi à relever pour de nombreux usagers gabonais qui doivent coûte que coûte s’y faire.

Si comme nous l’a indiqué Kévin (17 ans), « le tutorat rassure les novices » en ce sens qu’il dissipe toute crainte de « toucher à n’importe quoi », alors il est la clé du succès des cyberespaces.

Au service d’un public d’usagers en majorité novice, les moniteurs qui travaillent dans les cybercafés font preuve d’une grande patience. Ils sont pour les usagers ce que sont les enseignants pour leurs élèves : des formateurs et des guides. Pour les usagers autonomes, les moniteurs n'ont qu’un rôle explicatif : pourquoi c’est lent, quel raccourci prendre pour vite se connecter, etc. Ce qui semble stimuler et rassurer le public.

En matière de coûts, facteur somme tout décisif, bien qu’encore élevée, la tarification ne semble pas trop inquiéter les usagers 505 qui semblent prêts à tous les sacrifices pour se connecter. Mais cette cherté est dans une certaine mesure compensée par les offres promotionnelles : coûts de connexion réduits de moitié (0,76 euros l’heure sur présentation de la carte d’identité scolaire ou professionnelle) pendant les vacances pour les scolaires, étudiants et stagiaires. Ces promotions qui offrent des avantages en termes de durée de connexion contribuent d’une certaine manière à densifier les usagers et à fidéliser leur fréquentation des cybercentres parce qu’ayant noués des liens par ce canal. « La messagerie par Internet c’est comme jeter son hameçon dans l’eau lors d’une partie pêche ou tendre un piège en brousse pour la chasse (nous dit Lydie une abonnée de la Gondole à Awendjé). Une fois qu’on a envoyé un message, on n’a qu’une seule obsession, attendre que notre correspondant nous réponde ». l’Internet c’est donc comme de la drogue. Une fois qu’on y a goûté, on a du mal en s’en passer.

Celui qui envoie des messages nourrit les mêmes espoirs que le chasseur qui a tendu des pièges dans une forêt giboyeuse : celui de «trouver quelque chose le lendemain» ! Affirme Bertrand, un ancien chasseur (au piège), reconverti internaute.

D’où cette obsession à toujours vouloir repasser "voir" si on a des messages. On le voit, du fait de la nécessité de maintenir les liens entre des proches, et de la politique commerciale de certains propriétaires de cybercentres, de nombreuses personnes se battent aujourd’hui pour ouvrir des adresses e-mails et consécutivement des cybercafés 506 . Avec cette floraison de cybercentres, la prochaine guerre se fera sur le terrain de la concurrence. Et pour faire échec à la concurrence, la stratégie consistera à baisser les coûts de connexion qui, aujourd’hui sont bien harmonisés dans tous les accès collectifs. À notre avis, le premier qui se départira de cette complicité des propriétaires des cybercentres à fixer le coût de la connexion à 1,52 euros l’heure en le rabaissant sera incontestablement celui qui aura conduit à la démocratisation de l’accès et des usages de l’Internet. En fixant ce prix au rabais par rapport aux autres fournisseurs d’accès à Internet, cela permettrait à accroître du simple au double le nombre d’usagers encore handicapés par le coût de connexion 507 .

En outre, bien que la politique des accès collectifs paraisse intéressante, nous y voyons tout de même des limites. En pratique d'abord, les accès collectifs dépendent de l'opérateur national de télécommunications qui assure la connectivité et de l’A.R.TEL qui donne l’autorisation d’exercer; ensuite, la configuration du réseau est un élément déterminant et dans la majorité des cas, faute d'une prise en compte spécifique, cette offre de services se greffe sur les réseaux existants avec les contraintes que cela implique.

Ainsi, une zone qui ne dispose pas d'infrastructures en raison du faible pouvoir d'achat de ses habitants ne disposera plus jamais d'accès collectifs, même si l’implantation de cyberespaces pourrait faciliter l'émergence d'une demande solvable. Mais si l’on regarde bien, l’analyse théorique conduit à se pencher sur un modèle simple qui repose sur le prix de l’interconnexion.

Les résultats indiquent d’ailleurs que, en position de monopole, l’opérateur rétablit une situation équivalente à une «intégration verticale 508 » englobant l'accès collectif, sans toutefois en assumer le risque financier. Cette stratégie conduit à un maximum de profit pour l'opérateur. En revanche, les situations de concurrence, soit en amont du côté de l'opérateur, soit en aval du côté des fournisseurs d'accès, se révèlent plus favorables aux consommateurs.

Le potentiel des accès collectifs apparaît important, il se réalisera d'autant mieux dans des conditions de prestations indépendantes de l'opérateur que le régulateur aura établi un cadre concurrentiel et qu'il veillera à maintenir un équilibre acceptable entre l'opérateur et les fournisseurs d'accès collectifs. Toutefois, si le système d’accès collectifs apparaît comme une lapalissade pour l’accès à l’Internet notamment, il n’en demeure pas moins que se pose un important problème de réglementation. D’abord au niveau des autorisations d’exercer (pour les fournisseurs d’accès), ensuite en ce qui est de la tarification (pour les usagers).

En matière de permis d’exercer, il s’avère pour le cas du Gabon que nous connaissons le moins mal, qu’un véritable marchandage interne existe dans les services habilités à délivrer lesdites autorisations.

À défaut d’ouvrir à leur compte un service d’accès collectifs en le déclarant au nom d’un des leurs, les autorités du ministère du Commerce, ainsi que ceux des services de télécommunications 509 obligent souvent à ceux qui désirent investir dans les centres de communication de les associer (sous couvert d’anonymat). Les responsables des administrations habilitées à donner les autorisations pour la mise en service les accès collectifs ont trouvé par cet investissement une voie royale pour se faire de l’argent dans l’ombre des citoyens qui cherchent en s’en sortir.

L’administration gabonaise nous l’avons vu §2.2.p.277, est très bureaucratique. Le nombre de signatures et/ou documents exigés en vue de l’ouverture de ces centres de communication est d’environ 5. Chacune d'elle émanant d'un service et/ou d'une administration différente. Pour mettre en service un point phone, il est nécessaire de disposer d’une autorisation d’exploitation délivrée par l’Agence de Régulation des Télécommunications (l’A.R.TEL.), de l’aval du Ministère du Commerce et de l’Industrie pour la délivrance de ce qu’ils appellent la « fiche circuit » (sorte de feu vert de l’État). Avant toute mise en service d’un accès collectif il est indispensable de verser aux Domaines via le Trésor public (Contributions directes et indirectes) un montant qui ne nous a pas été indiqué pour le règlement de la patente. En plus de cela le futur gérant d’un accès collectif doit s’acquitter d’une taxe municipale publicitaire (autorisation d’élever les panneaux publicitaires) d’un montant de 110,76 euros. Tous ces documents réunis, il est impératif de verser à la Direction de Gabon Télécom une caution de raccordement qui s’élève à 6204,61 euros.

Toute cette procédure prend au bas mot six mois. Or, c’est justement au moment de ce marathon administratif que sont dépouillées financièrement toutes les bonnes volontés qui désirent entreprendre. Nous avons là un exemple concret des pratiques illégales et répréhensibles très souvent en cours dans l’Administration gabonaise.

Hugues qui a ouvert une télé-boutique à Beau-séjour dans l’un des quartiers de Libreville nous confie que : « pas un seul document ouvrant droit à la mise en service d’un télé-centre, ou à une activité similaire n’est délivré sans dessous de table ». Et d’ajouter que « cette pratique répréhensible par la loi n’est pas sans décourager les moins aguerris des entrepreneurs qui faute de moyens conséquents sont très souvent obligés de capituler sans voir le bout du tunnel ».

Malgré les textes 510 qui régissent la fonction publique gabonaise, la réalité montre que la corruption prend le dessus sur l’intégrité 511 . Nous ne pouvons qu’être tentés de nous demander où est passée l’autorité de l’État ?

C’est le moins que l’on puisse dire, l’État semble avoir démissionné, tant au niveau de la tarification même à l’intérieur des télé-boutiques la situation n’est pas des plus saines. Alain dont l’activité a été présentée au chapitre 9, § 2.1 (« le concept des accès collectifs ») établit la tarification à 0,11 euros toutes les dix secondes. Chez Hugues à Beau-séjour à une demi-heure de là, le coût de la communication est facturé à la minute : soit 0,46 euros la minute d’un fixe vers un mobile, et 0,15 euros d’un fixe vers un autre fixe. Sachant qu’il faut débourser 0,61 euros de la cabine d’une télé-boutique vers un fixe en direction d’une ville de l’intérieur. Pour payer 0,75 euros l’impulsion de la cabine vers l’international.

Dans les deux cabines qui composent la télé-boutique « Digital Net » non loin de la Mosquée centrale de Libreville, le coût de l’impulsion dont-on ne se sait sur quelle base est faite la facturation (à la minute ? ou à la seconde ?) l’impulsion y est facturée à 0,15 euros. Des exemples de ce type peuvent être multipliés. Même les télé-centres dont la principale activité est la gestion des connexions à l’Internet, ne sont pas exempts de telles pratiques. Séparés l’un de l’autre d’une rue, deux télé-centres de la cité Damas dans le 5ème arrondissement de Libreville pratiquent des prix différents.

Où est passée l’Autorité de Régulation des Télécommunications si chaque propriétaire de point phone doit pratiquer ses prix ?

Face à ces incohérences qui ne pénalisent que les seuls usagers il ne serait pas faux de conclure que les accès collectifs du type call-box, point phone fonctionnent dans un système de facturation à « deux poids deux mesures ». Parce qu'obéissant selon toute vraisemblance aux intérêts financiers (profits) de ces entrepreneurs. On pourrait même dire dans certains cas que la tarification se fait à la tête du client. Inutile donc de chercher à savoir si elle se fait à la minute ou à la seconde. Toujours est-il qu’à la clôture d’une conversation téléphonique, le compteur qui est aux dires des usagers eux-mêmes, réglé à l’avantage du fournisseur d’accès, et qui se trouve non pas dans chaque cabine, mais juste à côté du gérant tourne à l’avantage du propriétaire du « call-box ».

Le montant à payer qu’indiquera son gérant est « indiscutable ». Les accès collectifs qui excellent dans cette pratique (trucage des compteurs) sont d’ailleurs de plus en plus connus des usagers qui n’hésitent plus à les éviter, quitte à aller loin de leur quartier à la recherche d’un télé-centre dans lequel ils seront facturés plus ou moins correctement. L’État s’avérant inexistant, les usagers se défendent comme ils peuvent à défaut d’engraisser les propriétaires des accès collectifs.

Notes
501.

Responsable du service Communication au Comité de privatisation affilié au ministère de l’Economie et des Finances chargé de la privatisation.

502.

« Call box » et téléphonie mobile. Sachant (à titre de rappel) qu’avant la libéralisation du marché des Télécommunications, le téléphone était un luxe.

503.

Dialogue en ligne.

504.

Jérôme, élève au Lycée publique d’Oloumi de Libreville rencontré en août 2004 dit d’abord prendre « ses cours » d’informatique avant d’ouvrir « sa boîte » Internet.

505.

Qui sont constitués d’un public (catégorie sociale moyenne : étudiants, scolaires, fonctionnaires, hommes d’affaires) ayant des intérêts (recherches, contacts importants, etc.) sur la Toile.

506.

C’est un créneau rentable en matière d’investissement privé.

507.

1000 Fcfa, c’est le prix d’un tas de bananes nécessaire pour le repas de toute une famille.

508.

J.F Soupizet, Cahiers du Numérique n°3/4 2001 p. 77.

509.

À cause de l’interdiction « officielle » qu’ils ont à investir dans ce domaine. Ce n’est qu’à ce prix que les démarches relatives à la mise en service d’un point-phone ou un cyberespace peuvent aller plus vite.

510.

Cf. le Rapport de l’ONU, Op. cit (§2.2, p. 227), « déontologie et fonction publique en Afrique ».

511.

Voir sur ce point « les raisons qui freinent le développement du Gabon », in http: www.gabonflash.com/modules.php ?