9.3.3 La nouvelle astuce du “bipping” : «Appelle-moi…(c'est moi qui désire te parler) » 

Si le désir quasi obsessionnel de posséder un téléphone mobile ne fait plus mystère, notre enquête le montre, à la question de savoir « comment avez-vous fait pour avoir un portable », sur 70 enquêtés, 35 affirment l’avoir acheté 512 , 28 l’auraient reçu en guise de don (parents, petit ami) et 7 personnes disent l’avoir emprunté. Ces informations nous paraissent très approximatives car aucun de ces informateurs n’a avoué disposer d’un téléphone volé.

Or, plus de 30% d’entre eux disent être à leur deuxième, voir troisième portable parce qu’ayant été victimes de vol. Ceci conduit à dire que pour entrer en possession d’un mobile, les « branchés » usent de nombreux stratagèmes tant la charge qu’il constitue pour le maintien de la ligne (nous l’avons vu p.p. 95 et 96) semble parfois ignorée au moment où l’on désire acquérir ce média. Or, l’entretien de la ligne, (recharge et abonnement) n’en constituent pas moins un casse tête permanent pour les usagers. Considéré par certains comme un objet d’ornement au même titre qu’un bijou qui mérite d’être porté sur soi, le téléphone mobile semble difficile à entretenir : crédit, abonnement, électricité pour la recharge des batteries.

Or, c'est à ce prix que le téléphone mobile peut véritablement jouer son rôle de moyen de communication. Mais que voit-on dans la plupart des cas en Afrique ?

Les téléphones portables sont « vides ». Ainsi pour pallier la contrainte relative à la recharge des téléphones, les branchés africains ne manquent pas d’imagination. Une nouvelle astuce est désormais bien encrée dans les usages : nous l’appellerons le « bipping ».

Le « bipping » est la nouvelle astuce qui consiste à faire sonner le téléphone portable d’un correspondant afin que ce dernier prenne, lui, l’initiative mais surtout la charge de vous appeler. Cette pratique, très à la mode en Afrique, y est très répandue. Les usagers du mobile africain, même s’ils considèrent de plus en plus que la charge consécutive à l’entretien d’une ligne mobile est aussi importante que la note d’électricité, d’eau, etc., n’en demeurent pas moins freinés dans leur élan par le coût élevé de la communication mobile. La nouvelle stratégie consiste donc à ne plus totalement épuiser son crédit afin de ne pas être dans l’incapacité totale de faire une impulsion. Ainsi gardent-ils jusqu’au dépassement de la date de validité de leur crédit une infime partie de celui-ci, juste de quoi « biper ».

Une fois alerté par cette tentative d’appel, le correspondant finit par comprendre que c’est à lui qu’incombe la charge d’établir une véritable liaison téléphonique. Lorsqu’on analyse bien cette "technique", on se rend à l’évidence que les usagers du mobile africains croulent sous le poids de la charge que nécessite l’usage du téléphone mobile.

Assurément l’astuce du « bipping » n’est pas toujours une manie pour faire des économies, mais bien souvent et cela dans la plupart des cas, une incapacité 513 à assumer le coût d’une communication mobile. Cela étant, il revient donc à la personne bipée de jouer les bons Samaritains, sachant qu’elle est libre de répondre favorablement ou non à cette sollicitation.

On le voit, cette pratique peut être considérée comme une forme de mendicité pour au moins deux raisons : premièrement, celui qui « bipe » le fait non pas par plaisir, mais parce qu’il est dans l’incapacité de supporter le coût d’une communication. Par ce geste, le bipeur sollicite donc le concours de la personne « bipée » pour qu’elle téléphone lui. Ensuite, et c’est fréquent, cette tentative d’appel (« bipping ») est souvent motivée par une demande latente : on « bipe » généralement pour demander un service 514 .

Mais il faut le dire, la "technique" du « bipping » fait désormais tourner la tête aux usagers du mobile. Surtout, ceux qui ont des revenus modestes qui craignent désormais d’en faire les frais. Aussi, à défaut de disposer d’un reste d’unités de crédit dans son portable, une autre astuce consiste à se rendre dans un point phone pour « biper » ou tout simplement à demander à tout usager du portable dans la rue « de vous prêter son téléphone » pour faire la manœuvre. Solidaires comme des mésanges, les « bippeurs » se comprennent.

Nous l’avons vu, ce que nous appelons ici la technique du « bipping » n’est autre que la conséquence de la difficulté qu’ont les usagers africains à supporter le coût élevé de la communication via le portable : environ 0,75 euros l’impulsion, 0,23 euros le SMS. Et ce stratagème démontre bien combien la détention du téléphone mobile a un coût. Cette technique qui n’est autre qu’une adaptation de la technologie aux usages marche bien.

Comment ne pas conclure que la technologie s’adapte aux usages lorsqu’on sait qu’au moment où ils inventaient le téléphone portable ses inventeurs n’avaient pas imaginé pareilles accommodations ?

Conclusion, le téléphone mobile joue son rôle premier uniquement pour une catégorie de personnes : les plus aisées. Autre adaptation de la technologie aux usages : l’inter changement des cartes SIM.

Pour contourner la cherté du coût d’un appel d’un opérateur à un autre, de nombreux usagers 515 ont pris l'habitude d'acheter les cartes SIM des différents opérateurs de sorte à les inter changer en fonction du correspondant à joindre.

Pendant que les usagers africains jonglent avec plusieurs cartes SIM pour atténuer les coûts, les consommateurs du mobile en France ont eux, la possibilité de changer d’opérateur en gardant le même numéro de téléphone. De plus, il leur est désormais possible d'acheter des téléphones portables déjà "débloqués 516 " de manière à recevoir sans anicroche, la carte SIM d'un autre opérateur. Au regard de toutes ces adaptations, on pourrait une fois de plus se demander si en inventant le téléphone mobile ses ingénieurs avaient imaginé toutes ces jongleries.

Mais il faut le dire, si l’astuce du « bipping » remporte un franc succès c’est parce qu’elle ne coûte rien aux usagers. L’une des clefs du succès du « bipping » au Gabon repose sur la possibilité qu’ont tous les usagers du mobile à avoir systématiquement et cela de manière gratuite, l’affichage des numéros des correspondants. Cela étant, à la moindre alerte, surtout si la personne « bipe » de son portable, son numéro s’affiche tout de suite. Cet affichage du numéro permet de vite identifier le « bipeur » et rend sensible le « bipé » qui se voit obligé de réagir.

Le « bipping » a encore fort à faire en France. L’option « affichage du numéro » n’étant pas gratuit, les usagers ne pourront l’adopter car la reconnaissance du correspondant est indispensable. Il faut le dire, la technique du « bip » n’est pas l’apanage des seuls branchés du mobile. Que le « bipeur » dispose ou pas d’un téléphone personnel, il n'en est pas privé. La seule contrainte par contre est que son correspondant, lui, ait un téléphone mobile pour pouvoir l’identifier

On le voit, puisqu’on peut pratiquer le « bip » même à partir d’un poste des accès collectifs, cette technique compense un tant soit peu, l’incapacité à disposer d’une ligne fixe. Mais en même temps, elle offre aussi, presque à tout le monde la possibilité de communiquer.

En outre, étant donné que la motivation première qui est à l’origine de cette astuce est la difficulté, voire l’incapacité à supporter le coût d’une communication d'un portable à un autre (à cause de la cherté du coût de la communication), le « bipping » constitue à tout le moins, une charge à la solde des plus solvables (hauts fonctionnaires, cadres, hommes d’affaires) et une décharge pour les plus modestes en majorité desquels se trouvent les femmes 517 .

Dans la plupart des cas les personnes bipées sont celles qui sont censées répondre favorablement à cette sollicitation : des personnes économiquement stables. On en déduit comme l’illustre la caricature ci-après que se sont les hommes qui en sont, en majorité les victimes.

Comme le démontre bien de manière caricaturale l'illustration de Lybek tirée du journal l’Union Plus intitulée « Gabonitudes 518 », les femmes sont particulièrement friandes du « bipping ». Cette pratique à aussi fini par devenir un moyen de tester les capacités financières de leurs prétendants : « pour voir s’ils sont capables de les prendre en charge».

La technique du « bip » montre combien les usagers du mobile en Afrique ont su, non seulement l’adapter à leurs besoins quotidiens (moyen de liaison), mais aussi à leur situation économique (faibles revenus).

Pour prendre un exemple en dehors du Gabon, autre preuve de la difficulté à supporter le coût du téléphone portable, au Togo, plus de 90% 519 des usagers du portable n’ont pas de façon permanente de crédit dans leurs comptes, le niveau de revenu ne le permettant pas, le téléphone portable pour ces usagers sert plus à recevoir des appels téléphoniques qu’à en passer.

Et c’est en ce moment que devrait primer le côté moyen de communication du mobile en réservant son crédit de communication pour les appels jugés importants. Car de nombreux téléphones mobiles on le voit, comptent plutôt comme des standards mobiles.

Pour les quelques rares personnes qui ont les moyens de supporter ce coût, la priorité est laissée aux communications jugées importantes : dans le cadre du travail, les rendez-vous d’affaires, les appels d’urgence, bref. Ce qu’on appelle là-bas « un appel sérieux ». Cette astuce du « bipping » qui du reste prend de plus en plus d’ampleur en Afrique a conduit les autorités gabonaises notamment à supprimer la possibilité qu’avaient les téléphones de bureaux à appeler vers les téléphones mobiles.

Ceci pour lutter contre les abus « qui coûtaient cher à l’État 520  », et qui consistaient à « faire passer les postes de travail pour des téléphones publics ». Parents et amis n’hésitent plus depuis l’avènement du téléphone mobile, à faire la cohue dans les administrations (ministères, centraux téléphoniques, bureaux de postes, entreprises parapubliques, etc.) pour  passer leurs appels personnels à partir des téléphones fixes des bureaux sur les téléphones portables de leurs correspondants, parce que ne pouvant supporter d’eux-mêmes, le coût des communications mobiles.

Pour conclure sur ce chapitre, disons qu’en dépit des assurances des ingénieurs et des décideurs, les premières études sur les usages confirmaient ce que l’observation montrait déjà, à savoir que les outils ne suivent pas toujours les prescriptions des offreurs.

La réalité semble évidente : les usages réels (bipping, squat des téléphones de service dans les administrations) sont parfois loin de correspondre à ce qui était attendu (« communication efficace 521  »). Tout ceci pour dire que l’usage du mobile en Afrique s’il correspond de manière globale à ce qu’il est en Occident, fait l’objet d’un usage détourné : ne téléphone pas celui qui veut, mais surtout qui peut. Selon qu’on est employé - professionnel ou paysan chômeur, le téléphone mobile semble donc s’adapter à la situation économique des consommateurs africains qui usent de tous les stratagèmes pour s’en servir.

À la question les nouvelles technologies s’adaptent-elles à l’activité de l’usager ? La réponse est certainement oui.

Car constatons-nous, au même moment que l’activité économique change, la technologie s’adapte 522 aussi aux usages que les consommateurs de la technologie en font. C’est en cela que les NTIC intéressent les sociologues parce qu’à côté des usages conventionnels (outils de communication), les usagers inventent toujours des usages non prévus par les concepteurs (« bipping » par exemple.

On peut espérer que des appareils comme le « Simputer indien 523  » qui sera prochainement doté de système de passage du texte à la voix (on saisit un texte et l’ordinateur le lit systématiquement) pour les publics illettrés vont donner naissance à des usages nouveaux :

par exemple, un ordinateur répétiteur qui fasse abstraction de l’écriture pour un public donné et ne nécessite pas des rudiments de lecture, fera progresser le niveau d’accès à l’information, suscitera le désir d’apprendre à lire et amènera progressivement à l’acquisition de ces compétences qui permettent de se dégager de la pauvreté.

Facile d’usage comme le mobile qui ne fait recours qu’à l’oralité, le « Simputer indien » offrira sans nul doute de nouvelles opportunités non seulement pour l’érudition mais aussi pour les liens sociaux. Mais en matière de liens sociaux, le téléphone mobile demeure pour le moment seul maître à bord.

Notes
512.

« Le mien a coûté 80 000 francs Cfa (122 euros), j’ai économisé pendant trois mois pour le payer, explique fièrement Kévin. Celui que j’ai offert à ma femme coûte 75. 000 Fcfa (115 euros). Á côté, son épouse coupe le poisson au-dessus d’une bassine.

513.

Pour les personnes qui "bipent"

514.

Louis, fils aîné d’une famille nombreuse nous disait lors d’un entretien, dans 80% des cas, toute sonnerie de portable est un SOS. Non seulement vous allez déjà au secours des ces personnes en leur permettant de vous parler, mais la conversation ne finit jamais sans qu’on ne vous soumette un problème que vous devez résoudre !

515.

Kossi, détenteur d’un téléphone mobile à Libreville, nous a confié : « je suis officiellement à Libertis. C’est le numéro de la ligne de la puce que je communique à tout le monde. Toutefois, lorsque j’appelle, moi quelqu’un qui a une ligne Celtel, je charge dans mon téléphone la carte SIM de Celtel juste le temps de cet appel. Et ainsi de suite, si la personne que je dois appeler est chez Telecel, la carte SIM de cet opérateur prend place dans mon appareil. Je me promène avec les trois cartes SIM, et cela me permet de faire des économies » !

516.

Le déblocage des téléphones mobiles permet au propriétaire du téléphone d’insérer la carte Sim (puce de n’importe quel opérateur même étranger) dans son téléphone.

517.

En Afrique, disait, un de nos informateurs, (Emery 20 ans), « la plupart des filles n’ont jamais d’unités. Ou se déclarent comme tel. Lorsque vous voulez prendre rendez-vous avec une fille, c’est à vous de l’appeler. Autrement dit, elle ne vous appellera jamais. Pire encore, si elle a un contretemps, et désire vous le signaler, elle n’établira jamais la communication comme il se doit. Par contre elle fera sonner votre téléphone, une, deux fois, à plusieurs reprises jusqu’à ce que vous la rappeliez ! Ici, il vaut mieux (en tout cas pour le cas des hommes), de toujours avoir des unités si on s’intéresse à une fille. Sinon c’est galère» !

518.

Source : Journal l’Union Plus du 02/11/2004.

519.

Selon l’un de nos informateurs qui y réside (Stephen Bodinga) qui est aussi notre personne ressource.

520.

« Devant une facture de téléphone qui a quadruplé de 5 milliards de Fcfa (7.622 450,86 euros) à 20 milliards de Fcfa (30. 489 803,45 euros) en deux ans (1999-2001), le gouvernement gabonais vient de couper les lignes fixes permettant de joindre les portables. Pour assainir ses finances, il va mettre en place une Commission qui décidera des lignes à rouvrir » : pouvait-on lire à la Une du quotidien national gabonais l’Union du 23/07/02.

521.

Nous entendons par communication efficace la communication utile (dans un cadre professionnel ou familial) et qui est supporté par l’usager lui-même.

522.

Un courtier se servira de son mobile pour négocier, alors que l’Agent de sécurité en fera usage pour la filature et les renseignements.

523.

Ordinateur de poche « made in India » lancé en octobre 2002 et considéré comme l’ordinateur de « Monsieur tout le monde » parce que « simple d’utilisation» tournant sous un OS basé sur le noyau Linux.