10.1 liens sociaux Dans le cadre privÉ

Nous avons évoqué dans le chapitre précédent, les rôles intégrateur ou excluant que peuvent avoir l’usage du téléphone mobile dans certains milieux sociaux. Mais il convient d’ajouter un troisième paramètre, qui est celui-là utilitaire.

Trois logiques découlent de l’usage du téléphone portable donc : les deux logiques auxquelles nous venons de faire allusion (intégration et exclusion) et la logique utilitaire. La logique utilitaire ici, comme son nom l’indique, repose sur le caractère pratique en termes d’utilité dans l’usage du téléphone portable.

Évoquant les usages du téléphone mobile, Francis Jauréguiberry 528 nous dit que lorsqu’on part de la logique d’intégration pour remonter vers la logique utilitaire, c’est la reconnaissance par le lien qui domine : les télécommunications permettent selon lui d’activer ou de maintenir des appartenances à des groupes d’ « affinités électives». Une fois qu’on prend le numéro de téléphone d’un tiers, on manifeste par ce geste la considération pour ce dernier.

C’est une promesse d’appel qu’on ravive. Depuis l’avènement du téléphone mobile se créent dans les couches sociales aisées 529 des affinités, celles-ci sont consécutives aux intérêts communs des « branchés ». Cette communauté d’intérêt 530 se manifeste par une sorte de rapprochement entre les usagers. Car ce resserrement de liens qui est évident est sans doute la conséquence du contact que permet l’usage du téléphone cellulaire. Certes, il serait aberrant de parvenir à conclure que les gens se parlent désormais grâce au téléphone mobile.

Toutefois, ce "nouveau" moyen de communication contribue indéniablement à raviver des liens jadis chancelants.

Ce réchauffement des liens est facilité par la quasi-disponibilité des usagers du mobile, cela quel que soit l’endroit où ils se trouvent : on a son téléphone à portée de main, il suffit de former le numéro, même en pleine circulation, en dehors de chez soi, l’échange reste possible 531 .

« La foudre du portable s’abat toujours sur sa cible », dit-on en Afrique pour qualifier l’adresse avec laquelle le portable contacte la personne souhaitée. Assurément avec la technologie du mobile il n’y a pas de risque de rater 532 son correspondant. Le portable permet de « garder le contact », de « continuer à se suivre de loin en loin » ou de « ne pas se perdre de vue ». Informé par le côté utilitaire, cette reconnaissance par le lien va être jouée comme une ressource en vue d’obtenir des gains ou d’améliorer une position ou solliciter un service.

Alexis, 35 ans, dont le reste de la famille se trouve à Mayumba au sud du Gabon, non loin de la frontière avec le Congo affirme que « grâce à ce moyen de communication, la distance entre les individus devient quasi nulle. Il suffit de passer un appel pour être en contact avec un, voire plusieurs membres de ma famille se trouvant à l’autre bout du pays ». Martine 47 ans, vendeuse au petit marché du PK 5 dans la banlieue de Libreville n’en pense pas moins elle qui dit que : « ce petit appareil (le téléphone portable) me sert beaucoup. Grâce à ça, je ne suis plus obligée d’aller si loin de Mindoubé (à l’autre extrémité de la ville) pour rendre visite à ma sœur ! Nous nous sommes arrangées pour avoir des portables. Il suffit donc que je lui téléphone puisque c’est moi qui ai un peu plus de moyens, pour savoir si tout va bien ».

Ces différents témoignages le montrent bien, le facteur « liens sociaux » apparaît ici très clairement. Le rôle du téléphone mobile dans le maintien des liens entre les individus est incontestable surtout dans le cas du Gabon où, nous l’avons vu (§ 2.1. p.182) il n’existe pas de voies de communication adéquates et où dans les villes il se pose d’énormes problèmes de transport cf. § 1.5.2.p.175). La proximité télé communicationnelle apparaît donc comme un excellent moyen de rechange pour ne serait-ce que donner des nouvelles.

Dans son usage privé, le téléphone portable contribue à resserrer les liens déjà existants. Or, ce facteur ne transparaît pas dans le cas des téléphones fixes pour lesquels, selon une étude 533 menée par Francis Jauréguiberry en 2003 534 le réseau de sociabilité téléphonique est non seulement moins étendu que le réseau de sociabilité généré par les rencontres en face-à-face (de 5 à 6 personnes en moyenne).

De plus, le flux des appels allant crescendo grâce aux conditions plus souples induites par la « portabilité », un grand nombre de « connaissances » est directement joint. Une première hypothèse transparaît, le téléphone mobile rapproche déjà plus que ne le fait le téléphone filaire. D’abord parce que de nombreuses personnes en Afrique ont sauté les étapes pour n’avoir pas connu le téléphone fixe. Ensuite le portable offre des opportunités de communication accessoires : cas du SMS.

Par ailleurs, en dehors du fait que le téléphone mobile constitue un moyen supplémentaire qui concourt au maintien des liens entre les individus, celui-ci permet aussi d’en créer. Et cette capacité à créer des liens se mesure à hauteur du nombre de numéros de portable aujourd’hui échangés.

À partir du moment où des individus décident d’échanger leurs numéros, ils signent par-là une sorte de contrat tacite de s’appeler mutuellement : « les messages que nous recevons régulièrement et les appels sont fonction de la réciprocité à nos relations…n’attendez pas que vous soyez appelés mais plutôt prenez-en l’initiative 535 ». Il faut donc comprendre ici que lorsque l’on reçoit un appel, la réciprocité est de mise.

Donner et enregistrer un numéro de portable est donc une promesse d’appel. C’est cette attente de réciprocité qui explique qu’aujourd’hui l’échange de numéros se fait de façon relativement facile, contrairement à ce qui se passe avec le téléphone fixe. La réticence à communiquer un numéro de fixe pourrait s’expliquer par le fait que celui-ci est aussi celui de la maison, donc de toute une famille. Or avec le numéro de portable il y a une individualisation de l’identité. C’est un téléphone personnel, et pour cela, il n’y a pas de risque de tomber sur une tierce personne.

Tout possesseur d’un téléphone mobile dispose de toute la liberté de communiquer son numéro à qui il veut. C'est un engagement personnel ! Si le correspondant en fait un usage abusif, cela ne dérangera que l'intéressé lui-même. Par contre dans le cas d’un numéro de fixe, c’est très souvent que l’on dérange d’autres personnes dans l’entourage.

L’aisance à communiquer un numéro de portable pourrait donc (aussi) s'expliquer par le fait que le numéro d’un téléphone mobile ne correspond pas à un lieu spécifique. Pour cela, celui qui communique son numéro de portable garde l’assurance de ne pas faire connaître son lieu de résidence. Ce qui n'est pas le cas pour un numéro de téléphone fixe qui lui, nous l’avons dit, est relié à une adresse précise : celle du lieu de domiciliation de la personne qui communique le numéro.

Le téléphone portable dans ce cas a un avantage : celui de permettre de conserver son intimité à celui qui donne son numéro. Une personne recherchée ne sera pas facilement retrouvée du fait de détenir son numéro de portable. À moins que ce dernier n’engage des démarches auprès de l'opérateur auprès duquel la personne recherchée est abonnée. Mais là encore, les choses ne se passeront pas si facilement, car il y a une procédure administrative à suivre. Donner son numéro de téléphone portable peut donc s’inscrire dans une logique de sélection : filtrer en amont, les personnes qui méritent d’avoir son numéro de mobile. Et en aval, faire une sélection en acceptant ou non de répondre à leurs appels grâce à l’option qui permet d’afficher les noms ou les numéros des correspondants. Il s’opère donc par le numéro de téléphone portable un véritable tri. Le téléphone mobile permet de garder le contact sans en devenir l’esclave au point de tuer sa vie privée.

Si le comme nous venons de le voir le téléphone mobile permet de multiplier les contacts, l'équation à résoudre réside maintenant dans la capacité à entretenir ces réseaux de correspondants. La communication par le mobile ayant un coût qui se facture en termes d’abonnement, crédit, et forfait. En dehors de la facturation qui est un facteur de sélection sociale, par sa plus ou moins souple accessibilité, mais aussi par le fait qu’il permet la communication dans la mobilité, le téléphone mobile est un excellent moyen pour resserrer les liens.

Notes
528.

Jauréguiberry Francis (2003), Les Branchés du portable, Ed. Sociologie d’aujourd’hui, PUF.

Op. Cit.

529.

Dans les débuts de la téléphonie mobile le facteur revenus était indiscutable pour en déduire de la provenance sociologique des détenteurs du portable. Maintenant il convient de relativiser la chose, car bien de personnes aux revenus modestes, disposent désormais (elles aussi), d’un téléphone mobile.

530.

Nous entendons par communauté d’intérêt, un ensemble d’éléments communs (moyen de communication, dépenses cartes de recharge, abonnement, astuces pour communiquer parfois un opérateur commun, etc.) qu’ont en partage les usagers du téléphone portable.

531.

Cette ubiquité est davantage renforcée par le fait qu’au Gabon les téléphones restent ouverts nuit et jour. De plus, il n’existe pas comme en Europe, l’interdiction de téléphoner en conduisant.

532.

En moins que ce dernier ait prêté, revendu, perdu oublié ou fait voler son téléphone.

533.

Bien que dans le cadre de la France.

534.

In, « Les branchés du portable ». p. 141.

535.

AMINA, (Magazine de la femme) n° 402, « La fougue du portable » (enquête) PP. 28-30, octobre 2003.