10.1.1 Le portable comme élément de recomposition des liens familiaux

Pour les Gabonais de la diaspora, l’avènement du téléphone mobile est considéré comme une aubaine. Il y a cinq ans, il était quasi impossible pour des personnes se trouvant à l’étranger, d’entendre ne serait-ce que la voix d’un des leurs resté au pays.

Faute d’alternative, ces proches étaient astreints – à attendre leur retour au pays. Ce qui supposait pour le cas des étudiants, le terme de leur scolarité. Le Gabon n’étant pas une destination touristique, le coût d’un billet d'avion vers ce pays est très élevé 536 ainsi est-il onéreux de s’y rendre en vacances. Assurément, une fois quitté le territoire national, le cordon était quasiment coupé avec la famille. Le dépaysement était donc garanti au moment du retour au pays.

Pour maintenir les liens, les plus chanceux, c'est-à-dire ceux des Gabonais dont les parents ont dans leur entourage des voisins qui disposaient d'une ligne téléphonique fixe, les choses se présentaient autrement. Le recours au téléphone des voisins devenait donc la panacée. Ceux-là pouvaient espérer joindre leurs familles par l’intermédiaire des voisins. Mais il fallait pour cela compter sur la qualité des liens de voisinage.

Malgré la forte sociabilité et le communautarisme à l’africaine, chacun vit chez soi et tout le monde n’est pas toujours ami avec tout le monde. Si les relations étaient excellentes, cela ne posait aucun problème. La médiation était assurée. Le contraire par contre (problèmes de voisinage), pouvait compliquer les choses. L’accès au téléphone desdits voisins pouvant s’avérer impossible. Comment s’opérait alors cette médiation (entre l’expatrié et les siens) lorsqu’elle devait avoir lieu ?

La recomposition des liens entre un membre de la famille parti à l’étranger « chercher la vie » et sa famille restée au pays était subordonnée à l’acceptation des voisins équipés d’un téléphone fixe. Ce n’est qu’à ce prix que pouvait être amorcée une tentative de médiation.

La première démarche consistait à avoir l’autorisation des propriétaires des lieux pour pouvoir communiquer leur numéro à ce proche expatrié. Il fallait (en plus) des relations de bon voisinage, compter sur la disponibilité de ces derniers à toujours jouer comme il se doit les intermédiaires, c’était « une vraie gymnastique 537  ». GOMA, 22 ans, étudiante gabonaise à Londres (en Angleterre 538 ), qui dit avoir vécue ce « stress » nous fait partager sa méthode.

Selon elle, la démarche 539 consistait à téléphoner d’abord une première fois pour demander « avec toute la politesse de ce monde », aux voisins équipés de ce fameux sésame, de prévenir les siens qu’elle appellera « tel jour, et à telle heure ; et qu’elle souhaiterait parler à tel membre de sa famille ». Ce premier appel consistait en fait, à prendre un rendez-vous par l’intermédiaire des voisins, avec sa famille.

Une fois le rendez-vous scellé, nous dit GOMA, il ne fallait surtout pas le rater. Ainsi était-il de rigueur de téléphoner le jour et à l’heure pré-indiquée pour enfin s’enquérir des nouvelles des siens. Ce qui n’était pas forcément gagné, le créneau horaire favori de tous ceux qui se trouvent à l'étranger étant le week-end en soirée, cet impressionnant flux d'appels internationaux fait que le réseau téléphonique soit presque souvent saturé. Il pouvait donc arriver que la communication soit impossible.

Pour parler du sérieux et de la bonne foi de l'interlocuteur, nous dit l'étudiante, il n’était pas impossible que le message ne soit pas transmis à la famille. Dans ce cas, il fallait se résigner à prendre un autre rendez-vous. Ce qui signifiait racheter une nouvelle carte téléphonique, espérer que le réseau téléphonique soit fluide à l'heure de son appel : mais surtout attendre le prochain week-end.

Autre inconnue possible dans cette «gymnastique» nous dit l’interlocutrice, l’éventuelle indisponibilité des parents sollicités.

Or, depuis l’avènement du téléphone mobile, et surtout, depuis que sa possession s’est plus ou moins généralisée, les individus qui ont en partage l'usage de cette technologie se perdent désormais difficilement "de vue 540 ". Et c'est là un caractère fort de lien social que permet le téléphone mobile.

Grâce à ce média nous a dit notre interlocutrice, «les choses deviennent relativement plus simples.  Il suffit de s’acheter une carte téléphonique, même si le réseau ne passe pas à l’instant T, on peut réessayer toute la nuit, sans la moindre appréhension de déranger ».

On le voit, le téléphone portable a fini par restaurer le lien là où la distance, la séparation et l’anonymat l’ont supprimé. Il procure une sensation d’une présence qui permet de rompre la solitude à son utilisateur.

« Quelle que soit l’heure, renchérit notre interlocutrice, les parents sont toujours ravis d’avoir des nouvelles d’un des leurs qui se trouve à l’autre bout du monde ». Comme le « doudou » qui ne quitte pas l’enfant, le téléphone portable accompagne en effet partout son propriétaire. Il le rassure et l’aide à supporter la séparation. Il est synonyme de lien là où il n’y en a pas. De ce point de vue, il est à admettre que le téléphone portable est un objet transitionnel qui permet au « branché » de mieux supporter la réalité par une référence constante (lien potentiel) aux personnes qu’il aime, qui le rassurent et dont il a besoin.

Qui ne s’est jamais étonné du silence de son téléphone portable (en vérifiant qu’il est bien allumé) ? Comment ne pas voir, dans le souci de rester constamment branché ou dans la compulsion de certains à interroger souvent son répondeur, une sorte de débauche d’espoir relationnel ou d’attente éperdue d’échange ? Loin des êtres chers, c’est de manière quasi obsessionnelle que l’on attend des nouvelles les uns des autres. Et dans une telle situation le téléphone mobile est une excellente courroie de transmission en ce sens qu’il permet presque subitement de rétablir les liens.

L’une des clés du succès des Nouvelles technologies de l’information à l’image de l’Internet et du téléphone mobile c’est le fait que ces instruments soient des outils de communication de mise en réseau des particuliers. Grâce aux technologies de télécommunication, il n’est plus nécessaire d’être physiquement là pour être présent. Même si cette « présence » par le prolongement sensitif (ouïe et vue) et verbal n’est jamais totale.

Avec le portable on est désormais présent dans l’absence : c’est un lien qui unit dans la séparation. Et ainsi on peut se demander dans le cas de l’Afrique où les membres de la famille sont nombreux et de plus en plus séparés, s'il est encore possible de vivre sans ce petit objet technique.

Notes
536.

Le prix du billet d’avion Paris Libreville en vol aller-retour oscille entre 1200 et 1500 euros en classe économique.

537.

Affirme notre informateur.

538.

Nous avons rencontré cette étudiante en août 2003 alors qu’elle se trouvait en vacances à Libreville.

539.

Pour rentrer en contact avec sa famille par téléphone.

540.

Pour ne pas dire d’ouïe.