10.1.2 Une vie sans portable de moins en moins difficile à assumer

Á en juger son évolution, s’il devient de plus en plus difficile d’entretenir des liens en marge de la détention 541 d’un téléphone mobile ; il serait en outre, exagéré d’aller jusqu’à affirmer qu’une vie sans portable est désormais inimaginable.

La preuve, de nombreuses personnes surtout les plus âgées, ainsi que celles n’ayant pas les moyens de se le procurer vivent encore en marge de cette mouvance. Toutefois, à mode de vie égal, surtout pour des personnes exerçant une activité professionnelle, détenir un téléphone mobile est un réflexe qui donne une autre coloration à la vie.

Le téléphone mobile donne en effet l’impression d’être éternellement disponible. Et pour les personnes ayant la phobie de rater quelque chose d’important, même si ce n’est pas toujours indispensable, ils ne quittent plus leurs téléphones. Au même titre que son trousseau de clés, le téléphone mobile devient l’instrument que l’on ne doit pas oublier en quittant la maison.

« La frénésie communicationnelle » actuelle rend en effet bien compte du double mouvement qui définit la vie agitée de l’individu contemporain.

D’un côté, la société paraît de plus en plus éclatée. La gestion du quotidien ressemble à une espèce de « zapping occupationnel 542  ».

Le zapping occupationnel ici s’explique par la multitude de lieux de d’investissement. La polyvalence étant de mise dans la société d’aujourd’hui, celle-ci demande une quasi-ubiquité entre plusieurs lieux, tâches, rôles et passions. Les lieux d’investissement social et de vécu affectif s’éloignent, les trajets s’allongent, les rencontres s’espacent.

Parallèlement, le temps s’accélère (tout le monde se plaint du manque de temps) et devient discontinu : « il faut pointer partout ». Pour les adeptes de « la course contre la montre », il devient nous dit-on presque risqué afin de répondre aux « impératifs de l’urgence, de la simultanéité et de l’immédiateté » de ne pas disposer d’un téléphone mobile. C’est à croire que c’est le téléphone mobile qui désormais fait le travail à la place de son détenteur. Dans la gestion de cette multitude d’occupations, le téléphone portable semble être arrivé à point nommé. Il permet de passer immédiatement d’une situation à une autre, d’un milieu à un autre. Tout en densifiant le temps, en rentabilisant les déplacements et en multipliant les opportunités.

En somme, le téléphone mobile permet d’être plus efficace d’un point de vue utilitariste. Bebette, 40 ans, mère au foyer qui vit à Libreville nous disait ceci : « le portable c’est vraiment pratique. Depuis ma plantation sur la route de N’toum 543 , je veille sur ce qui se passe à la maison. Je peux même (depuis mes champs), donner des consignes à mes enfants : c’est vraiment génial » !

Á la question sur les changements qu’apporte l’usage du mobile, un autre enquêté nous faisait remarquer que « le portable parviendra à terme à faire changer les mentalités des Africains. Au lieu de débarquer chez quelqu'un sans prévenir, grâce au mobile les gens prennent désormais l'habitude de s’assurer 544 que la personne visitée est bien chez elle ».

D’ailleurs, même si le coût d’une communication mobile paraît élevé, de nombreux enquêtés l'ont reconnu, il est moins onéreux de passer un coup de fil d’environs 0,76 euros pour prévenir un proche d’une visite au lieu de s'inviter à son domicile (à l’improviste) pour finalement l'absenter. Se passer d’un appel téléphonique et finalement ne pas trouver la personne visitée chez elle représente une double perte : on perd en temps et en argent (surtout que le prix du taxi représenterait le double du coût d’un appel téléphonique).

On le voit, grâce aux avantages imputables à l'usage du téléphone mobile que nous venons d'énumérer, « les branchés » paraissent quelque peu comme des adeptes d’une même secte. Secte dont le totem serait ce petit appareil à communiquer,  qu’une grand-mère appelle pudiquement au Gabon, « le bout de bois ». L’analyse de l’adaptation de la technologie aux usages qui a précédée (2ème partie du chap.9, p. 347) montre bien avec Freud 545 que « les mœurs et les coutumes des peuples modernes subissent de profondes modifications chez ceux-là même qui y adhèrent ». Ce fort attrait pour le portable qui vire vers le totémisme exprime l’opinion que beaucoup d’usages existants dans différentes sociétés devaient être considérés comme des survivances de l’époque.

C’est à croire qu’il faut avoir un portable pour survivre, tellement ceux qui en disposent en font un mythe.

Mais il faut les comprendre, ce totémisme les a fait passer (transition) de la phase de "l’humanité primitive" (avant le portable) à l’époque (moderne) des "héros et des dieux". Si l’on estime que le mobile supprime la relation au territoire par le fait qu’il parvient à assouvir, d’une manière ou d’une autre, le désir d’être « ici et ailleurs à la fois ». Son utilisation interfère néanmoins à un niveau micro social. Richard Ling (Réseaux n° 80, 1998), a étudié dans la tradition de la sociologie de Goffman, la présence du mobile au restaurant.

Dans un lieu du type restaurant, nous dit le sociologue, les clients créent des espaces privés temporaires où ils organisent des échanges. L’usage du mobile à certains endroits, chacun s’en aperçoit, viendrait donc « violer ces bulles de convivialités » entre les individus. La sonnerie, la conversation téléphonique à voix haute viennent perturber chaque groupe de convives.

Par ailleurs, un interlocuteur distant s’étant introduit à la table de l’usager du mobile est astreint à participer simultanément à deux communications en même temps : l’une en face-à-face, l’autre à distance. Mais nous évoquons peut être là le côté dérangeant de l’usage du mobile.

Revenant au caractère indispensable du téléphone mobile, au Gabon, le cabinet BAAC qui y a mené une enquête révèle que « malgré la récession économique, le pays a connu une évolution significative du parc d’abonnés au mobile ».

Et de rajouter que, plus qu’un produit de luxe, le portable s’affirme chaque jour comme étant une nécessité 546 … » Mais si l’on regarde bien, le portable apparaît surtout comme un instrument de modernisation et de soumission au marché.

En parlant du côté superfétatoire du portable justement, le fait de disposer d’un téléphone donne la sensation à l'heureux possesseur d’appartenir à une classe sociale à part. Tellement ceux qui en disposent donnent l’impression d’être une catégorie de personnes hors du commun. En outre, entre eux par contre, les branchés sont dans leur petit monde tellement ils ont leurs petites habitudes : leurs téléphones sont toujours à découvert ils sont accrochés à la ceinture ou portés à même la main.

« Les branchés du portable » ne se séparent presque jamais de leurs téléphones. Lorsqu'ils sont dans la foule (vol de portable oblige), les branchés se reconnaissent par leur attitude. Ils sont sur leurs gardes et se méfient de tout le monde.

On sent tout de suite qu’ils veillent sur quelque chose de précieux. Mais cette hantise d’être volés ne les persuade pas le moins du monde de les mettre à l’abri. L’une des grandes caractéristiques des « branchés du portable » est leur situation de branchés permanents. Les grandes scènes de conversations dans les rues 547 , bars, transports, etc. sont leur pain quotidien. Ce fait d’être en perpétuelle communication ou comme tel 548 nous rappelle une anecdote contée par l’un de nos informateurs.

Journaliste et directeur de la Rédaction à Africa n°1, absorbé par son travail, celui-ci ne se rendait pas compte du temps qui s’était écoulé (parce qu’il avait la possibilité de la joindre par le canal du portable de ses voisins) sans qu’il ne soit allé rendre visite à sa mère en province (Mouila).

Á peine sorti de son carcan professionnel qu’il entreprit d’aller réparer son silence auprès de sa génitrice. L’heureux hasard ayant été que sa mère se retrouve dans l’une des rares villes de l’intérieur desservie par l’un des opérateurs de la téléphonie mobile au Gabon.

Celui-ci ne se fit pas prier pour emporter son cellulaire dans ses bagages. Mais c’est sans compter sur la continuité du service qui l’obligera à rester continuellement branché au grand dam de sa mère qui n’aura pas véritablement profité de la présence de son fils comme "au bon vieux temps 549 ". On voit donc combien depuis l’avènement du téléphone mobile les relations même familiales deviennent superficielles.

Jean-Claude qui avait une relation quasi fusionnelle avec sa mère ne s’est rendu compte qu’il l’avait presque ignoré pendant son séjour (parce que régulièrement en contact avec ses « confrères ») qu’après avoir regagné sa Rédaction.

Le développement de la téléphonie mobile en Afrique est donc comme nous venons de le voir, en train de modifier les rapports sociaux. Et à l’issue de cela des relations de sociabilité nouvelles liées au portable sont en train de naître. En effet, si le mobile permet d’être présent dans l’absence, le cas que nous venons d’étudier montre que la détention du portable offre aussi la possibilité d " être là sans être là ".

Si à la suite des analyses précédentes il en ressort que l’usage du téléphone mobile a vocation à rassembler les usagers entre eux, d’entretenir les relations déjà existantes, etc. Il n’en demeure pas moins que de nouvelles formes d’inégalité sociale (entre ceux qui disposent de ce précieux sésame et ceux qui n’en ont pas) surgissent du fait de l’usage du portable. En effet, du fait de l’intégration du téléphone mobile dans le tissu social africain il apparaît que ceux qui ne sont pas en mesure de s’offrir un téléphone mobile apparaissent comme des marginaux.

Des exclus de la modernité. Á ceux-là, il faudrait dans une moindre mesure, adjoindre ceux qui n’ont pas les téléphones dernier cri. Ce sont généralement des personnes sans activité professionnelle, parmi lesquelles on compte en majorité des femmes. Mais aussi des personnes ayant des revenus modestes. La fracture mobile fait qu’il y a aujourd’hui en Afrique d’un côté ceux qui ne sont pas branchés (les exclus du portable) et de l’autre les branchés. Du fait de la possession du portable, il existe une communauté d’intérêt 550 entre les individus branchés qui se manifeste par la constitution de groupes d’amis, de copains. Il peut s’agir de collègues de travail, de voisins de quartiers, de condisciples de classe, etc.

Ce resserrement de liens qui se manifeste entre ces individus provient essentiellement de deux paramètres : premièrement ‑ du fait de la détention d’un portable, (le fait n’est pas négligeable) ! Car ce portable permet le maintien du contact dans la mobilité. En somme, on peut ne pas être chez soi, l’essentiel c’est d’avoir son téléphone en état de marche et le silence, voire même la distance est brisée.

Deuxièmement, et c’est là un facteur important de cette étroitesse des liens ‑ le fait d’être client chez un même opérateur. En effet, avoir des lignes téléphoniques chez un même opérateur de téléphonie mobile procure aux usagers des avantages non négligeables. Il en est le cas de l’envoi gratuit des messages écrits (SMS). L'un des opérateurs de la téléphonie mobile au Gabon (Libertis) a mis en place cette politique de gratuité 551 de SMS afin d’attirer plus de clients.

Mais aussi selon toute vraisemblance, pour fidéliser sa clientèle. Il faut l’admettre, cette offre de mini messages écrits ne constitue pas un moindre avantage. Surtout en ce moment où la communication par SMS est plus qu’à la mode.

Quoi qu’il en soit, le téléphone portable devient le compagnon numéro un de nombreuses personnes. Si de manière générale le système SMS en Afrique connaît une ascension fulgurante avec « un doublement d’envoi de « textos » tous les six mois », cette technique ne pourrait que se développer avec la gratuité du service. Mais l’avantage du SMS selon les spécialistes ne se limite pas à son aspect commercial (coût infime).

D’un point de vue technique, le SMS occuperait une très faible place sur le canal de signalisation des réseaux. Sur un marché qui paraît saturé, le système d’envoi de messages écrits apparaît donc comme une solution pour contourner des réseaux souvent engorgés.

Ce bonus de la communication apparaît aux yeux de certains proches  (parents, amis, connaissances) comme une aubaine. Ce qui fait qu’ils n’hésitent plus à opter pour cette politique. Avant tout achat de carte SIM qui fait office de fil d’attache avec un opérateur. La méthode consiste désormais à procéder à une sorte d’enquête auprès de son réseau de correspondants potentiels, afin de savoir à quel opérateur sont affiliés la plupart d’entre eux. C’est donc à l’issue de cette enquête que se détermine le choix de l’opérateur. Le fait de s’ײabonner 552 ײ chez un même opérateur permettant de bénéficier de coûts de communication préférentiels.

Cette souplesse au niveau des coûts que procure le fait d’être chez un même opérateur de téléphonie s’avère un excellent avantage en termes de gain de temps pour rester en contact. Un sursis temporel pour se dire des choses. Ces "communautés" ainsi constituées, souvent jeunes comme sur le Net avec l’usage de la messagerie électronique (chats, forum de discussion…), composent des bulls de communication à part du seul fait qu’ils communiquent à l’aide de moyens "référentiels hors de portée".

Les liens qui en découlent, ainsi que les usages qu’en font les usagers constituent des références sociales et comportementales propres à eux. Le seul hic qu’on pourrait relever dans l’usage des SMS pour la catégorie des usagers du mobile qui est illettrée, c’est que par le texto, on sort de l’oralité. C’est un ensemble de codes, puisque c’est souvent de l’écrit phonétique. Ainsi devra-t-elle réapprendre à lire et à écrire. Un minimum d’instruction s’avère donc indispensable pour pouvoir communiquer par écrits via le téléphone mobile.

Cela dit, si on peut considérer que l’usage personnel du portable par SMS exige un minimum d’instruction (d’ailleurs comme l’ordinateur), l’usage des mini messages dans le cadre professionnel (si cela arrivait à exister) ne devrait pas poser de problèmes. Si on part du postulat que certaines catégories socioprofessionnelles ont un niveau d’étude assez élevé, alors celui-ci leur permettra de jouir pleinement de la technique de communication par SMS. Le constat qui en découle ici est le suivant : l’usage des NTIC requiert un minimum d’alphabétisation. Cela dit, de par le fait que l'usage des NTIC exige des rudiments de lecture et d'écriture, celui-ci est une source d’exclusion sociale en ce sens qu'il marginalise une frange de la population.

Notes
541.

Car comment expliquer autrement l’incroyable succès des portables ? En l’espace de seulement quatre ans (de 1999 à 2003), le nombre de branchés en Afrique est passé de 4 millions à 51 millions selon l’UIT. Cf. http://www.lintelligent.com/gabarits/articlesdossier_online.asp?art_cle

542.

L’un de nos interlocuteurs, (interrogé pour les besoins de notre enquête) en juillet 2003 à Libreville au Gabon nous a fait remarquer : « dans le domaine professionnel, ne pas pouvoir joindre une personne, ça ne me gêne pas tellement…tant pis…je rappelle ultérieurement. Par contre, lorsque je ne parviens pas à rentrer à contact avec un membre de ma famille ou un ami, cela m’est insupportable. Mon père ne voulait pas au départ s’acheter un téléphone, mais il a finit par céder réalisant que la famille est grande, et est disséminée à travers la ville, le pays et même le monde (pour ceux des enfants qui sont à l’étranger). Pour cela, le téléphone mobile reste la passerelle sur le monde ».

543.

Petite ville située sur la route nationale à 15 km de Libreville.

544.

Même si l’invitation n’est pas proposée par celui qui reçoit, il néanmoins prévenu de l’arrivée d’un proche : ce qui lui permet de prendre ses dispositions pour mieux accueillir son visiteur impromptu.

545.

Sigmund Freud, Totem et Tabou, l’interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des peuples primitifs, 1912.

546.

D’amples informations sur cette question peuvent être retrouvées sur le site d’Internet http://www.africa.com, rubrique actualités gabonaises. Cf. l’Union plus du 31/03/04.

547.

Vous trouverez d’ailleurs dans le CR-ROM de ce travail quelques images de ces scènes de rue.

548.

De nombreux possesseurs de téléphones de marques simulent parfois des communications juste pour montrer leur « bijou ».

549.

Le bon vieux temps ici c’est le temps d’avant l’avènement du G.S.M.

550.

Nous avons vu en introduction (p.37) que les abonnés de Libertis avaient la possibilité de communiquer gratuitement (entre eux) par SMS, il en est de même pour les abonnés de MTN au Cameroun. Cette communauté d’intérêt créer de nouvelles, de nouvelles amitiés bien que pas très solides.

551.

Les SMS sont gratuits chez Libertis (au Gabon) de 22h 30 à 7h 30 du matin.

552.

Le lecteur voudra bien comprendre qu’en parlant d’abonnement dans ce contexte-ci n’est pas à prendre au sens stricto sensu. La plupart 90% des branchés à la téléphonie mobile en Afrique nous l’avons vu, sont au mode cartes de recharge. Abonnement ici est plutôt à voir dans le sens : opérateur du réseau vendeur de la ligne GSM.