10.2.2 Le secteur privé seul promoteur du portable au travail

En dépit d’une certaine attitude qui consiste à ne pas communiquer, mais au contraire à retenir l’information dans les organisations, sur le plan professionnel, le téléphone portable est tout de même très bien utilisé par les entrepreneurs privés en Afrique.

Les difficultés (économiques et techniques) rencontrées dans l’accès à une ligne téléphonique fixe à Gabon Télécom, comme dans les Offices des autres pays ont ouvert une sorte de boulevard qui a conduit au succès fulgurant que connaît le téléphone mobile aujourd’hui.

Cet avènement du portable offre donc une nouvelle opportunité à l’échange d’informations dans le secteur privé. Mais ce fait convient d’être relativisé car les opérateurs de téléphonie mobile concentrent d’abord leurs implantations dans les centres urbains, la connexion des villes permettant de capter le maximum de clients.

Toutefois, dans les pays 561 où les opérateurs ont commencé à tenir compte de la spécificité des communautés rurales, le téléphone mobile est bien utilisé dans le secteur privé.

Dans la catégorie professionnelle des agriculteurs : ceux-ci se voient ainsi proposer de nouveaux services. Certains d’entre eux ont besoin de suivre en temps réel l’évolution du prix de vente de leurs produits afin de les négocier au meilleur tarif. Pour les tenir informés au mieux, plusieurs organismes collectent des données sur l’évolution des marchés agricoles en Afrique. La diffusion de ces informations à destination des paysans s’est rapidement accélérée. Au départ, faite par voie de presse puis par radio, elle s’appuie désormais sur le téléphone mobile en recourant notamment à l’utilisation des SMS. Ainsi, grâce au portable, les agriculteurs se tiennent informés des cours de leurs produits. Et vendent à un meilleur prix. Le portable est donc pour eux, le seul accès possible à l’information. Ce qui est un atout majeur pour la production, la conservation et l'écoulement de leur produit. C'est donc un atout pour leur survie.

En dehors du cas des paysans des zones rurales précédemment évoqué qui, il faut le dire est encore marginal, lorsqu’on s’intéresse à l’activité des détenteurs d’un téléphone mobile, on constate que les chez les personnes exerçant une profession libérale (hommes d’affaires, commerçants, chefs d’entreprise, avocats, médecins…) le téléphone mobile est outil indispensable. Cela tient sans doute à leur niveau de revenu mais aussi à leur type d’activité qui exige des contacts réguliers voire permanents.

Dans le souci d’une plus ou moins souple accessibilité en vue de la bonne marche de leurs entreprises, ces professionnels acquièrent cet outil. Car celui-ci leur permet d’être présent tout étant absent, à n’importe quel moment.

Tout le monde ou presque (entrepreneurs, "débrouillards", etc.) s’en sert dans le cadre de ses activités. Dans les médias : des chaînes privées de télévision et de radio (nous avons vu le cas de TV+ 562 ), le portable devient un outil de travail inséparable au même titre que l'ordinateur. Dans le domaine du transport : nous avons (p. 390) avec le cas de Bernard chauffeur routier ainsi que les usages de contournement des chauffeurs de taxi, le téléphone portable permet à cette catégorie professionnelle d'éviter bien de tracas : échapper au contrôle de l'employeur mais aussi pour le cas des chauffeurs de taxi éviter la "corruption kaki". Les chauffeurs de taxi sur ce plan sont les plus innovateurs. Ils n’hésitent plus à afficher le numéro de leur téléphone portable à la carrosserie même de leur voiture. Mais les travailleurs indépendants ne sont pas en reste. Nous avons étudié (p.p. 337 338) le cas des pêcheurs du Pont-Nomba prêt de Libreville et de Moussa, mécanicien et gérant d'une briqueterie pour qui le portable est plus qu'une rallonge, une troisième main lui permettant d'exercer efficacement ses activités. Les forces de sécurité, agents de la santé, etc. utilisent aussi le téléphone mobile comme outil de travail.

Idem pour la catégorie professionnelle des commerçants qui, faute d’enseignes publicitaires dignes de ce nom, placardent à l’entrée de leurs magasins (à même les murs), leurs numéros de téléphones mobiles. . Le téléphone mobile est par exemple à la fois pratique et utile pour les vendeurs et livreurs de pains. En ce sens que le vendeur dispose désormais de la latitude de contacter où qu’il soit, (s’il le faut), son livreur habituel.

L’avantage ici en est que, une fois que le stock s’est épuisé, un « simple » coup de fil  suffira pour pallier la rupture de stock. C’est cela l’ubiquité médiatique. Comme le disait une publicité de France Télécom de juin 1995 citée par Francis Jauréguiberry (mai 2003) : « Avec le réseau Itinéris, vous n’êtes jamais très loin de vos proches collaborateurs »…

Autre exemple du caractère indispensable du téléphone portable au sein de la catégorie socioprofessionnelle des commerçants, la capacité qu’ont désormais les commerçants de bénéficier d’une marge de manœuvre plus importante dans la gestion de leurs boutiques.

En effet, les professionnels de la vente n’ont plus nécessairement besoin de fermer leurs échoppes pour aller en ville afin d’approvisionner leurs rayons. Grâce à la généralisation de l’usage du téléphone portable, la plupart des grossistes (qui travaillent avec les détaillants des quartiers périphériques) disposent désormais d’un téléphone mobile ainsi les commandes se font-elles plus facilement.

S’équiper d’un téléphone mobile pour les personnes exerçant ce genre d’activité est donc loin d’être un effet de mode, dans la mesure où cela leur permet de maximiser leur temps en maintenant tous les contacts. C’est d’ailleurs ce que confirme Hassan, un détaillant libanais qui tient l’épicerie du quartier à Beau-séjour qui a bien voulu nous parler de ses usages du portable.

Selon lui, son chiffre d’affaires a augmenté grâce à l’opportunité qu’il a de continuer à maintenir son magasin ouvert même si certains vivres viennent à manquer dans sa boutique. Les vendeurs ambulants (contrairement à par le passé) étant désormais joignable à partir de leurs portables il n’attend plus longtemps de renouveler son stock.

Avant d’être équipé d’un téléphone portable, il était obligé de fermer son magasin 563 pour aller en ville s’approvisionner. Or nous dit Hassan, cela lui prenait en moyenne deux heures de temps. De plus, continue notre informateur, « ce qui était plus harassant c’est qu’il fallait se battre avec la marchandise pour trouver une place dans les taxi-bus. Et pendant ce temps, les clients qui passaient trouvaient ma boutique fermée ! Ce qui n’est pas bien dans le commerce », conclut-il.

Mais maintenant, je n’ai plus qu’à passer un coup de fil à mon fournisseur. Même s’il est en course chez un autre de ses clients, il m’envoie immédiatement quelqu’un pour me livrer. Le téléphone portable sert aussi de relais entre commerçants et particuliers.

La plupart des grands clients ayant leurs vendeurs préférés : à cause de la confiance qui s’est établie et des prix préférentiels qu’ils pratiquent. Des réseaux vendeurs/acheteurs se créent de plus en plus à Libreville. Et le téléphone mobile lui, leur sert de moyen d’échange. Thérèse 29 ans, vendeuse de fruits et légumes à Lalala dit passer au moins dix coups de fil à ses abonnés avant de transporter ses vivres au marché du PK5. Or, avant l’avènement du portable (faute de téléphone), elle ne parvenait pas à écouler tous ses produits.

Ces appels consistent à proposer d’abord à « sa fidèle clientèle ses produits frais du jour. Et si besoin est, à passer à leurs domiciles respectifs pour les leurs porter ». Notre vendeuse affirme qu’il arrive des fois où elle écoule tous ses produits en procédant ainsi.

Ce qui l’évite d’aller « perdre du temps sous le soleil au marché. Une fois mes légumes vendus sans avoir eu besoin d’aller les exposer au marché, je retourne tout de suite à mon exploitation pour travailler ».

Assurément, depuis que le mobile s’introduit dans le tissu socio-économique africain il facilite l’exercice de certaines activités. Par le passé sans moyen de communication, Thérèse éprouvait des difficultés pour écouler ses produits. Aujourd’hui grâce au mobile elle fidélise mieux sa clientèle, et mieux encore elle gagne du temps pour produire d’avantage.

Cette fièvre qui vise à mettre en valeur les numéros de téléphones portables n’a pas échappé aux ouvriers qualifiés à la recherche d’une bricole 564 ou d’un emploi définitif.

Dans les quartiers populaires de Libreville, faute de magazines ou journaux de petites annonces du type « Le 69 », « paru vendu » etc., les numéros de téléphones mobiles deviennent de véritables enseignes publicitaires. On rencontre ici et là, à l’entrée d’une ruelle, entre deux cases, des pancartes écrites (de façon artisanale) : «ici plombier qualifié » avec en dessous les huit chiffres qui composent son numéro de portable.

Ici « Tresses africaines à partir de 15.000 Fcfa » appeler Charlène au…, « Vends un terrain bien situé, prix à débattre » : appelez le 07 29 35 06. « Vous cherchez un studio à louer » ?

Téléphoner vite au numéro…Mais aussi, « pour vos problèmes de santé, votre guérisseur tradi-praticien Kossi est là », n’hésitez pas à me contacter au…24h/24 » En outre, grâce au « placardement » de numéros de portables on peut aussi trouver des offres d’emploi : on y voit ici et là « cherche gérante d’urgence » avec à l’appui en gros, le numéro de téléphone mobile du dépositaire de l’annonce. « Cours de soutien à domicile de la 6ème en Terminale » : me contacter au…etc.

À côté des usagers issus des professions libérales citées plus haut comptent parmi les “grands détenteurs ” des téléphones mobiles en Afrique, les employés des multinationales et entreprises parapubliques. Dans ce registre il faut voir les employés des industries (minières et pétrolières) : Shell Gabon, Elf Gabon, Agro-Gabon, Comilog, etc. Les banquiers, et les employés des assurances. En gros, tous ceux qui jouissent de salaires confortables. Dans la plupart des cas ces personnes ont des abonnements mensuels c'est pour les opérateurs de la téléphonie des clients «post-paid» parfois appelés clients privilège.

Les cadres du privé ne fonctionnent pas dans le système de cartes prépayées. C’est cette catégorie de personnes qui véritablement consomme le téléphone mobile. Elles sont les principales victimes du « bipping », car c’est à elles qu'on demande généralement de rappeler.

À ceux-là s’ajoutent les cadres Ingénieurs, Techniciens qui sont les mieux équipés de toutes les catégories socioprofessionnelles parce que travaillant dans des entreprises jugées stratégiques : Télécommunications, Ponts et chaussées, société d’eau et d’énergie, etc. Sur les usages dans le cadre professionnel, selon Stephen Bodinga 565 , il apparaît que les hommes d’affaires sont ceux qui majoritairement utilisent fréquemment le téléphone mobile.

Ce réflexe d’éternels branchés s’explique par le souci d’éviter toute cassure dans la continuité des liens que se doivent de maintenir les associés notamment.

Nyverlie Tontchoua à Douala au Cameroun s'occupe principalement de la prospection de nouveaux marchés en vue de la vente des machines telles que les télécopieurs, photocopieurs, imprimantes...

Son téléphone cellulaire, acheté 5 mois plus tôt, est un outil de travail « stratégique » dans son quotidien. Il lui permet de joindre les clients en cas d'urgence, d'être contactée à tout moment par ses responsables qui lui transmettront les informations nécessaires pour assurer un service de qualité, fidéliser les clients et maximiser les ventes. Sans son téléphone mobile, notre informatrice dit ne pas servir à grand chose car c’est celui-ci qui rend effectif son travail. Contrairement aux usages précédemment évoqués, on voit ici le véritable caractère (à part entière) d’outil de travail du téléphone portable.

Á en juger son utilité (dans ces catégories socio- professionnelles 566 ), l’avènement de la téléphonie mobile est inestimable pour la communauté et la société africaine tout entière. L’invention du téléphone portable arrive comme une bouée de sauvetage pour les personnes exerçant dans ces secteurs d’activités. Nous pouvons alors affirmer que le téléphone mobile est un outil de communication professionnelle.

Notes
561.

Les Pays sahéliens notamment en Ouganda.

562.

Une des chaînes de télévision privée gabonaise axée sur l’information d’investigation et qui a le vent en poupe en ce moment au Gabon, même s’il n’émet pas encore en provinces.

563.

Faute de disposer d’une ligne fixe, et Beau-séjour ne disposant pas de cabines publiques.

564.

En Afrique, cherche « un » bricole, une personne au chômage, qualifiée ou non qui cherche à se faire un peu d’argent pour survivre. C’est généralement un job ponctuel puisque l’employé est non contractuel. C’est un « job » passager pour dépanner.

565.

L’une de nos personnes ressources à Lomé au Togo.

566.

Agriculteurs des régions les plus reculées, pêcheurs, médecins urgentistes, sociétés privées de gardiennage et de sécurité (SGS) (mal équipées en engins motorisés pour leurs enquêtes), etc.