10.2.3 Le téléphone portable : outil de communication professionnelle

Dans une grande chaîne de radio privée au Gabon (Africa 567 n°1), le Directeur avait jugé bon "d'offrir 568 " à tout son personnel un téléphone mobile afin de pallier le fait que certains de ces journalistes étaient injoignables une fois partis de la station.

Il faut dire qu’avant la mise à disposition de ce moyen de communication, nous a confié le chef de service de la rédaction 569 , il était quasi impossible de contacter un journaliste une fois sa tranche horaire dans la grille des programmes remplie. Ce qui, a t-il reconnu, paralysait le service.

Dans une situation d’urgence, par exemple aller couvrir un mouvement de grève qui vient de se déclencher, la direction n'avait de solution que de dépêcher un chauffeur aux domiciles des journalistes. Et lorsqu’on ne parvenait pas à joindre le journaliste chez lui, le dernier recours consistait à s'organiser avec le personnel en service. Ce qui ne permettait pas, loin s'en faut, d’avoir un rendement optimal digne d’une grande radio.

Faute d’avoir compris la stratégie ou plutôt (ce qui paraît plus probable), faute de moyens pour financer pour doter le personnel en téléphone mobile, les chaînes concurrentes continuent de solliciter les services de leurs Agents après service par communiqués express. La méthode consiste à passer un communiqué radio (en direct sur les antennes), demandant à l'intéressé (animateur, producteur ou journaliste) de passer à la station « pour des raisons de service » !

Le Directeur de la Rédaction d’Africa n° 1 en vacances à Mouila 570 s’était vu obligé de continuer à exercer ses fonctions alors qu’il espérait profiter de ce séjour pour être avec sa mère. On voit donc aussi combien à cause de la possibilité d’être joint sur son mobile les employés équipés d’un portable ne sont plus libres. Le portable accroît donc la dépendance des salariés dans la mesure où en congés comme en activité le portable supprime les moments libres. Du coup, comme à Libreville, en congés à Mouila le téléphone de ce dernier sonna sans discontinuer !

Ahurie, et certainement désabusée de ne pouvoir profiter de la présence de son fils à cause des multiples sollicitations, sa mère n’hésita pas un jour de lui faire remarquer : « mais toi, tout le temps l’oreille !…tout le temps l’oreille ! » Inutile de penser que la mère de notre informateur en parlant de « la main collée à l’oreille » ne savait pas la raison et la signification de cette posture. Cette dame fustigeait tout simplement l’éternel branchement de son fils. Espérant que cela pouvait cesser afin qu’elle ait ”réellement” son fils avec elle dans sa maison. Le don par la direction d’Africa n°1 des téléphones mobiles aux journalistes peut être considéré dans une certaine mesure comme un cadeau empoisonné tellement ce média met les salariés à la solde leur direction.

Par ailleurs, grâce à l’invention du téléphone mobile certaines organisations parviennent désormais à surmonter les handicaps relatifs à l'organisation du travail auxquels elles étaient confrontées et à l'issue de cela essaient de mieux s'organiser. À l’heure de la téléphonie mobile, même si nous fustigeons le côté aliénant 571 du portable, il devient risible de mettre tout un pays en alerte par la diffusion des communiqués radio pour simplement demander le renfort d'un journaliste ou d'un technicien, comme c’est souvent le cas à la première chaîne de radio gabonaise notamment.

Ce procédé qui ressemble plutôt à une convocation expresse, ne paraît d’ailleurs pas confortable pour celui qui est sollicité. Ce dernier passant aux yeux ou plutôt aux oreilles des auditeurs pour un salarié manquant de conscience professionnelle. Le téléphone cellulaire devient par ailleurs un outil précieux dans l'exercice du métier de chauffeur de  taxi.

Acculés à d’innombrables contrôles de police, ils parviennent désormais grâce à l’usage du téléphone mobile, à facilement contourner les barrages de contrôles de police et de gendarmerie et ainsi à s'extirper de « la corruption kaki 572 .» L'utilité du mobile ici consiste à prévenir un collègue «taximan» de la présence de ces "racketteurs" à un endroit précis.

Un "coup de fil 573 " à son collègue ou à un tout autre transporteur suffit pour que ce dernier change de direction et "sauve" sa recette qu’il aurait risquée de partager avec ces policiers «zélés qui passent leur temps à racketter 574 » les usagers de la route.

En marge d’une autre approche du téléphone mobile qui peut-être qualifiée de marginale qui est caractérisée par le voyeurisme et qui conduit à ce qu’une seule personne détienne pour elle-même deux ou trois téléphones portables pour se faire remarquer, ce que (Fortunati, 1998), qualifie d’« élément de la parure vestimentaire 575  ». Nous l’avons vu dans ce chapitre, en même temps qu’il permet de préserver des liens entre des tiers, le téléphone mobile devient aussi un incontestable outil de travail en Afrique.

Pour conclure sur ce chapitre sur l’étude des liens sociaux consécutifs à l’usage du téléphone mobile, nous avons vu d’abord dans le cadre privé que, sur le plan relationnel, le téléphone mobile qui a de plus en plus vocation à rassembler les gens passe pour devenir un outil de construction de réseaux relationnels. C’est un vecteur de lien social. Grâce à ce média, parents et amis sont de plus en plus proches. La distance se rétrécit et devient quasi inexistante. Si Barère (Réseaux, n° 80 Cf. Rapport sur la Société de l'Information) considérait qu’avec le télégraphe et le téléphone fixe, « les distances des lieux s’évanouissaient en quelque sorte » ; avec le téléphone mobile, ce sont les lieux – eux-mêmes qui disparaissent. Un individu peut être pris dans les embouteillages ou se trouver dans le plus reculé des bidonvilles non desservi par le réseau filaire, toujours est-il que par un simple coup de fil au moyen de son téléphone mobile, il finit par trouver l’interlocuteur dont il a besoin et lui donner les informations souhaitées.

Vu sous cet angle, le téléphone mobile est donc un fantastique élément de rapprochement des peuples en même temps qu’il contribue au désenclavement des villes et villages.

En dehors de cet aspect purement relationnel du portable qui consiste à maintenir les liens entre les individus, ce que nous considérons comme "le bon usage", (l’usage professionnel) n’est pas en reste dans les comportements africains face au téléphone mobile. Ainsi, tel qu’étudié dans le présent chapitre, le développement du téléphone portable conduit non seulement à la consolidation des liens sociaux, mais aussi à la facilitation de l’exercice d’une activité professionnelle.

Utilisé de manière utilitaire 576 , le téléphone mobile contribue de manière directe à l’activité économique. Et sur un plan socio-économique, le téléphone mobile renverrait donc à une dialectique de l’autonomie et du contrôle, tellement sa détention peut donner l’occasion (nous l’avons vu plus loin), à l’employeur d’empiéter sur la vie privée du salarié.

Autonomie parce que c’est un outil personnel dont l’usage peut être privé. La clé du succès du téléphone mobile réside nous venons de le voir sur le fait que cette technologie est un outil de communication de mise en réseau des individus 577 . S’il est admis que le téléphone mobile est vecteur de liens sociaux, la grande question est celle de savoir si le côté utile 578 du téléphone mobile relèguera au second plan l’effet de mode du portable chez les jeunes notamment avec les pratiques identitaires (vêtements, façon de parler, etc.) pour laisser place à une dynamique d’usage plus forte et plus efficace articulée sur la transmission de savoir-faire, l’échange d’informations qui pourraient amener le portable à devenir un excellent promoteur du bien être social.

Toutefois, en tant que simples utilisateurs 579 , les usagers africains, c’est le moins que l’on puisse dire, s’adaptent à l’environnement qui est désormais le leur, fait des TIC, dont fait partie le téléphone mobile.

Notes
567.

Première radio généraliste internationale du continent africain en service depuis le 7 février 1981 à Libreville au Gabon et depuis novembre 1992 à Paris.

568.

Cela n’a pas été un véritable don, car si les journalistes pouvaient disposer et faire usages de leurs cellulaires sans en avoir fait la commande, le prix de ces téléphones "donnés" devaient être déduit sur les salaires de chacun des journalistes.

569.

Albert Edou Nkoulou est chef de service des actualités à la station panafricaine Africa n°1 depuis septembre 2000. Il succéda à François Duc Moukouangui.

570.

Mouila, capitale provinciale de la région de la Ngounié. Cette ville se trouve à 8 heures de route (en 4x4) de Libreville dans le Sud du Gabon.

571.

Aliénation du fait de l’éternelle disponibilité salarié vis à vis de son employeur.

572.

Tel était l’intitulé d’un article du quotidien national gabonais « L’Union », faisant état le 9 octobre 2002 dernier de la corruption kaki. Article qui avait l’objet d’une dépêche de l’AFP (Agence France Presse) relevant (nous citons l’article), que « des éléments de la gendarmerie nationale gabonaise ont transformé en de véritables péages ײ leurs contrôles routiers sur la seule route entre Libreville et l’intérieur du pays.  On ne circule librement sur la route nationale qu’en faisant dans l’illégalité, c’est à dire en pratiquant la corruption kaki. Affirme « L’Union » qui a répertorié une dizaine de postes de contrôle sur 250 km séparant la capitale gabonaise et la première grande ville du pays sur cet axe, Lambaréné. « Les éléments de gendarmerie présents contrôlent plutôt les billets de 100 FCFA, (environ 1,5 euros) en circulation » ironise le journal, regrettant que les forces de l’ordre ne se préoccupent pas de « l’afflux massif de sans-papiers » à Libreville. « On ne mange pas les papiers du véhicule a expliqué à un journaliste l’un des gendarmes en poste ». Les seuls usagers à ne pas ײcôtiserײ, note « L’Union », se sont « les véhicules administratifs » et « les voitures de hautes personnalités de l’Etat.»  AFP 13 novembre 2002.

573.

Est-il encore juste dans le cas du téléphone mobile de parler de coup de fil ?

574.

La plupart des contrôles urbains de police sont des occasions pour ces derniers de demander aux usagers, surtout aux conducteurs de taxi en majorité ressortissants étrangers, en règle ou pas, une part de leur recette. Faciles a intimider, les chauffeur de taxi (surtout étrangers) n’hésitent à s’exécuter en donnant quelques billets de banque à leurs raquetteurs.

575.

Réseaux volume 20, « Les Mobiles », n° 112-113 /2002/.

576.

Nous avons étudié le cas de paysans des régions reculées, les commerçants, et agriculteurs.

577.

Ces individus peuvent être constitués en équipes de recherche (scientifiques, des collègues de travail, des condisciples de classe, etc.) mais aussi les communautés relationnelles (parents et amis).

578.

Un côté utile que l’on voit prendre le dessus dans le cadre professionnel surtout dans le secteur des services.

579.

Parce que n’étant pas producteurs des TIC.