11.2.2 Une déculturation qui est synonyme de méconnaissance des valeurs traditionnelles.

Peut-on être contre l'Occident qui nous a apporté l’école, l’automobile, l’avion, la numérisation, l'Internet, et le téléphone mobile ? Certainement pas. Il est hors de question de revenir en arrière. Par ailleurs, tous les experts l’admettent, l’une des raisons qui conduit à la multiplication des canaux de communication c’est la diversité qui est considérée comme source richesse des peuples.

La culture africaine est, nous l’avons vu par ailleurs, une culture à tradition orale.

Au nombre des faits qui menacent l’identité culturelle africaine, la prédominance des langues occidentales sur les langues locales a souvent été pointée du doigt. La conséquence immédiate de cette situation étant la mort des langues africaines, on aurait pu penser à cause de sa double casquette (d’outil de communication professionnelle et privée) que le téléphone mobile contribuerait par la pratique des langues nationales dans les communications privées notamment, à la sauvegarde de celles-ci. Mais aucun espoir dans ce sens ne pointe à l’horizon africain car les usagers conservent leurs habitudes émaillées par la prédominance des langues étrangères.

L’Africain tirant profit de son environnement naturel : village, forêt, faune et flore dans lesquels il baigne depuis toujours, la connaissance de ces environnements lui est vitale. En Afrique, la culture du terroir s'acquiert partout : en brousse, aux champs, à la pêche, lors des parties de chasse, au corps de garde pendant les cérémonies d’initiation, etc. Pendant ce temps, le code d’accès à la transmission de ce patrimoine culturel ancestral (qui se fait de bouche à oreille) repose sur la maîtrise de la langue maternelle. Le téléphone mobile qui le premier rentre dans les régions les plus reculées d’Afrique devrait servir de courroie de transmission pour promouvoir les connaissances du terroir vers les villes et réflexive- ment les informations de la ville 589 vers l’arrière pays. Mais cela ne s’y fait vraiment pas car il semble au contraire que parce que faisant usage d’un moyen de communication moderne (le téléphone mobile), un échange même à caractère privé doit se faire en langue étrangère 590 .

Or, des connaissances des « plantes utiles » composées d’un ensemble hétéroclite de feuilles et d’écorces de la faune qui constituent le socle de ce savoir il ne se manifeste q’une véritable déculturation.

Tout compte fait, la culture qui est un ensemble d’éléments qui caractérisent les relations d’un groupe humain particulier à son environnement et celles des membres de ce groupe entre eux, qui est partagée par la langue parlée par ce groupe disparaît. Evoquer les questions de langue et culture dans ce travail consacré à la téléphonie mobile peut paraître incongru, mais face à la menace que peut représenter la mondialisation avec la domination de certaines cultures sur les autres, on voit tout de suite l’intérêt d’aborder ces sujets. Parce que la langue occupe une position centrale en tant que moyen spécifique d’expression et de conversation. « Vouloir exprimer les faits d’existence africains par des langues européennes n’est pas seulement absurde au plan logique, c’est en plus, au plan humain créer une situation de traumatisme puisque le vécu de nos peuples n’est plus alors en adéquation avec le moyen d’expression de ce vécu », disait le professeur Cheikh Anta Diop 591 .

La connaissance des « plantes utiles 592  » (pour ne citer qu’elles) constitue en effet le socle existentiel des peuples de la forêt. Composante essentielle de la médecine traditionnelle africaine, celle-ci demeure méconnue de la jeunesse. Rares sont les jeunes aujourd’hui en Afrique qui connaissent des plantes susceptibles de les soulager ou de les guérir des maladies bénignes du type rhume, céphalées, diarrhée.

Or, ce savoir relève non seulement d’un apprentissage culturel, mais concourt aussi à sa sauvegarde. Loin de nous l’intention de récuser l’intérêt et toute l’importance de la médecine moderne.

Cette parenthèse sur l’évaporation des valeurs culturelles africaines nous apparaît comme une passerelle conduisant à démontrer que cet engouement pour les nouveaux moyens de communication à l'image du téléphone mobile n’est que l’émanation de ce mouvement d’uniformisation du monde.

Inutile de penser que la jeunesse africaine connaît d’autres moyens de communication autres que ceux importés de l’Occident. Et pourtant, les sociétés traditionnelles africaines qui ne connaissaient pas le téléphone, encore moins le téléphone mobile actuel, disposaient déjà (nous l’avons vu p.152, §1), des techniques de télécommunication qui leur étaient propres.

Au nombre de celles-ci nous pouvons entre autres, citer les cris de guerre, les cris de joie permettant par exemple d'annoncer une naissance à un village voisin. Mais il faut le dire, les sons tambourinés constituaient l’essentiel des techniques de communication des anciens. Tant ils permettaient de communiquer le plus "aisément" possible d'un village à un autre.

En adoptant les techniques modernes de communication, les peuples du Sud courent le risque d’aller jusqu’au déracinement. Ce, dans le seul souci de profiter des prouesses technologiques (même s'ils ne maîtrisent pas toujours tous les contours des inventions qu’ils adoptent 593 ). Ainsi certains Africains se lancent-ils les yeux fermés sur le téléphone mobile.

Cela dit, comme on peut déplorer un système politique à pensée unique, un monde uniformisé n’a pas de sens. Mais ce monde éclectique et multiculturel tant souhaité est-il encore possible aujourd’hui ? Les puissances aux droits de veto au conseil de sécurité de l’ONU semblent continuer à dicter la loi. Et dans le même temps, tout le monde continue de s’habiller en jeans, et boit du Coca.

La standardisation de l’usage du téléphone mobile qui, disons-le, fait partie de cette uniformité planétaire a d’ailleurs fait l'objet d'une parodie de la part des chanteurs du célèbre groupe ivoirien « Magic System ». Pour lui, « aujourd’hui à Abidjan, tout le monde se tient la tête 594 , ça parle dans le vide comme si tout le monde était devenu fou... ».

Le fait est indéniable, l'usage du téléphone portable compte parmi les symboles de cette uniformisation du monde. Cela étant, celui qui n'en pas en a l'air ringard aux yeux de ses collègues « branchés ». Ne pas disposer d’un téléphone mobile de nos jours c'est comme s’exclure du modèle convenu occidental. Pourquoi n’envisagerait-on pas de concilier pour le cas africain, les nouveaux et les anciens moyens de communication ? Par exemple avoir pour sonneries de téléphones portables des sons du tam-tam. Et dans l’option « réveil » du portable télécharger les cris de la perdrix ou le chant du coq qui sont les principaux signaux du lever du jour au village ! Ne serait-il pas là un exemple original d’une occidentalisation qui lierait modernité et authenticité africaine ? Mais sachant que la valeur d’une commune, d’un pays, voire d’une culture se mesure désormais à l’aune de son poids économique cette combinaison [africanité/modernité] est-elle soutenable quand on sait qu'elle n’est pas d'avance économiquement rentable ? Dans ce genre d’initiatives la loi du marché prime toujours même sur l’intérêt de sauvegarder une identité culturelle. Or pour les consommateurs-paysans le cri de la perdrix en guise de réveil dans leurs téléphones mobile ou la technologie du mobile dans la corne d’appel (comme coque) aurait immanquablement un impact favorable qui pourrait les conduire à considérer un peu plus cette technologie comme la leur. Ainsi l’impact des NTIC ne pourrait que raffermir encore un peu plus les liens entre les communautés africaines qui se dispersent chaque jour davantage.

Notes
589.

Débats démocratiques, décisions parlementaires, informations économiques, etc.

590.

Voir sur ce point « langues africaines comme sources du développement durable », in http://www.africavenir.com/publications/dialogue-forum/ADFO1dialogueforum02.2004.pdf.

591.

1923-1986 Professeur d’histoire associé à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Dakar, extrait de Nations Nègres et Cultures, Paris, Présence Africaine, 1979, 572 p.

592.

Walker, A., and Sillans, R. : “Les plantes utiles du Gabon”. Encyclopédie biologique, 1 vol. Paul Lechevalier, Publi., Paris, 1961.

593.

Nous faisons ici allusion au téléphone mobile dont les antennes relais sont dites avoir des effets nocifs.

594.

« Se ternir la tête » ici, c’est la description un peu caricaturée de la posture de toute personne en situation de communication mobile. Eu égard à la petitesse de l’appareil, on a justement l’impression (surtout au loin,) que la personne en communication mobile se tient la tête.