12.1 la reinvention de la societe et ses habitudes par le portable

12.1.1 Une nouvelle culture est née

De retour d’un séjour prolongé à l'étranger, ce qui frappe tout de suite celui qui revient au pays c’est le nombre de téléphones mobiles en circulation. Les trois opérateurs réunis, le Gabon comptait en mars 2004, 415.000 abonnés 596 . Au regard de ce nombre impressionnant 597 de "branchés," on en arrive à conclure que : la société, ses habitudes, et son fonctionnement sont en train de changer. C’est pourquoi, nous partageons le postulat selon lequel, « le changement social, même au niveau macro sociologique, n’est intelligible que si l’analyse descend jusqu’aux agents ou aux secteurs sociaux les plus élémentaires composant les systèmes d’interdépendance auxquels il [le sociologue] s’intéresse 598 ».

Dès lors, nous sommes en droit de penser que, la rapide propagation du téléphone mobile dans les mains des personnes qui pour la plupart n’ont pas connu le téléphone fixe, conduit immanquablement, à une redéfinition des liens sociaux.

Impressionné par cette masse de téléphones en circulation, et surtout par cette nouvelle culture "du tout branché", nous nous étions permis d'interpeller l’un de ces nombreux utilisateurs (étudiant guinéen) qui sortait justement d’une cabine téléphonique -un téléphone portable à la main -, pour lui demander les raisons de ce grand attrait pour le téléphone de façon générale. La réponse de celui-ci fut sans ambiguïtés. Il nous répondit sans sourciller : « nous, [sous-entendu les Africains], on vient de découvrir ça [le téléphone], alors on profite »! Cette réponse, qui à première vue peut paraître triviale, est tout sauf insensée.

En effet, elle traduit l'euphorie dans laquelle baignent les populations africaines depuis qu’elles ont presque facilement accès au téléphone. En effet, nous l'avons vu, grâce au système des « télé boutiques » mais aussi et surtout, à l’avènement du téléphone mobile consécutif à la libéralisation du secteur des télécommunications, le téléphone n'est plus une denrée rare en Afrique.

En outre, et cela mérite d’être souligné, il transparaît aussi dans la réponse de cet Étudiant une sorte de revanche que prennent désormais les Africains suite au retard qu'ils ont jusque là accusé dans l'accès au téléphone. Ainsi donc, de l'envie de combler ce retard sur l’utilisation du téléphone des années durant, se justifie chez les Africains se comportement qui se traduit par l'usage tous azimuts du téléphone (mobile et fixe).

C'est, semble-t-il, cette situation de quasi absence de téléphone que beaucoup ont connu qui justifie, à juste titre, ce désir quasi permanent d’être branché. L’accès au téléphone fixe, nous l’avons vu par ailleurs ayant longtemps resté sélectif. Bien qu'aussi prohibitif par son coût, la relative souplesse du mobile et le facile accès aux téléphones à jetons avec compteurs offre donc aux populations africaines l’occasion de plus communiquer. Cette envie de communiquer longtemps comprimée par les carences technologiques se manifeste donc aujourd’hui par cet usage massif, voire ostentatoire et par une détention instrumentale du téléphone mobile.

Pour assouvir leur soif de communiquer longtemps restée latente, les Africains 599 , comme s’ils s’étaient passés le mot, sont subitement devenus des accrocs des outils de communication. Ce déchaînement sur ce média (le téléphone mobile) plus ou moins accessible à tous, se vérifie aussi chez les Africains à l'étranger. Pour la plupart des étudiants, ces expatriés sont particulièrement friands des forfaits « millénium » qui leur permettent par ailleurs, de communiquer gratuitement les week-ends.

Même s’il n’existe pas à ce jour d’études sur les pratiques générées par ces outils de communication dans la vie quotidienne, l’observation de la société gabonaise nous amène à constater qu’une nouvelle culture est née. Les Gabonais privilégient de plus en plus la communication téléphonique.

L’attrait pour la téléphonie mobile en est la preuve. Bien que les hommes soient plus nombreux à détenir ces téléphones, les femmes elles, ne sont pas en marge de cette euphorie. On pourrait, si l'on considère leur statut social dans la société, parler d’une révolution.

Si on s’en tient justement à ce statut de la femme dans la société africaine pour évoquer les manifestations de leur usage du téléphone mobile, il est important de faire remarquer que de nombreux interdits pèsent sur elles. La femme, dans l’Afrique traditionnelle, ne doit, par exemple, pas prendre la parole en public. Elle ne doit pas passer au milieu d’une foule de garçons. Elle ne doit normalement pas hausser la voix devant son homme. Inutile de dire qu’elle ne doit pas proférer des grossièretés en plein monde. Et qu’il est mal vu qu’une femme évoque ses aventures intimes en public. Le tout dans un souci de pudeur. Ces nombreux interdits justifient dans une certaine mesure la spécificité du style vestimentaire des femmes « traditionnelles » africaines avec de longues robes, des tenues en pagne dénuées de tout caractère sexy. Mais que remarque t-on depuis l’avènement du téléphone portable ? Il semblerait que le téléphone mobile est en train changer la donne.

Notes
596.

Journal l’Union Plus du 31 mars 2004 « Le téléphone mobile poursuit sa progression au Gabon ».

597.

Plus de 60% des détenteurs de téléphones mobiles sont des jeunes.

598.

R.Bourbon, la logique du social, Paris, Hachette, 1979, p. 137. Op. cit. Jean-Aimé Dibakana, Politique africaine n° 85, mars 2002, p. 133.

599.

Plus particulièrement ceux qui en ont les moyens.