12.2.1 Le portable dans la vie de couple

Nous venons de voir dans le paragraphe précédent la manière avec laquelle le téléphone mobile contribue à bousculer les pesanteurs issues de la tradition sur le statut de la femme.

Mais il n’y a pas que cela, car le téléphone portable influe aussi désormais sur la vie de couple. En effet, en réponse à la question « à quoi te sert ton portable 604  » Suzanne, 37 ans, affirme ceci : « depuis que le portable est rentré dans notre foyer, je n’ai plus d’appréhensions sur les départs en mission de Thomas (son époux). Alors que par le passé je soupçonnais son moindre retard et chaque départ en mission était pour moi un cauchemar parce que ne pouvant le contacter d’une quelconque façon, ce moyen de contact il faut le dire, me permet aujourd’hui de toujours rester proche de mon homme». Bien qu’anecdotique car rien ne prouve que le mari se trouve là où il dit être, le téléphone portable rassurerait un tant soit peu les couples : c’est donc un atout dans la vie conjugale. Mais il n’y a pas que cela.

Dans sa réinvention du lien social, la téléphonie mobile conduit aussi à des changements comportementaux qui peuvent être considérés de pervers : mensonge quant au lieu où l’on se trouve 605 , apartés téléphoniques, etc. De ce fait, le téléphone portable n’a pas spécialement la réputation de contribuer à la paix des ménages. La littérature et le cinéma ne manquent pas une occasion d’en faire le protecteur, efficace mais pas toujours infaillible, des liaisons secrètes ou le messager, discret mais parfois gaffeur, des amours adultérins.

Cette réputation vaguement sulfureuse est forcément réductrice car nous l’avons vu, le téléphone mobile devient un outil de médiation sociale.

En outre, il convient à tout le moins de retenir que le téléphone portable exerce des effets ambivalents.

D’ailleurs ces usages pervers du téléphone mobile ne sont pas propres à l’Afrique. Dans « Les effets du portable dans la vie conjugale 606  » François de Singly et Olivier Martin (qui ont travaillé sur la France) font la même analyse d’un encouragement de la technologie du mobile à l’infidélité. De ce vaste passage au questionnaire (plus de 820 individus de 30 à 50 ans vivant en couple et utilisateurs d’un ou plusieurs téléphones mobiles) surgissent deux conceptions du portable conjugal que l’on observe d’ailleurs aussi en Afrique.

La première est « fusionnelle » et se caractérise par le partage du portable : le conjoint connaît le code PIN du téléphone de son alter ego, se le fait souvent prêter et répond régulièrement aux appels lorsqu’il sonne. Au Gabon, ce genre d’usage est plutôt fréquent dans les tous jeunes couples (qui veulent encore se prouver leur confiance, chez les couples chrétiens pratiquants et dans les "vieux couples" dans lesquels la confiance s’est depuis longtemps installée. La seconde est « individualisée » ; son propriétaire s’en réserve l’usage, y compris lorsque l’autre membre du couple n’est pas équipé. Cet usage est surtout fréquent dans les jeunes couples mondains. Ceux dans lesquels l’homme veut « dominer et exiger la soumission de la femme ». C’est généralement les couples dans lesquels la femme est sans activité professionnelle. Plus largement, le mobile partagé correspond effectivement à un type de relation « fusionnelle » au sein du ménage : les sorties et les vacances du couple se font toujours en commun, la gestion de l’argent s’opère sur un compte joint, le cercle des relations amicales est largement partagé.

Au contraire, ceux qui font un usage individuel du téléphone appartiennent plutôt à des couples où l’autonomie de chacun est plus affirmée et pour le cas de l’Afrique, où la femme finit par se résigner et subit le couple.

Ils veillent jalousement sur leurs mobiles et évitent de les partager avec leur partenaire. Les "individualistes" utilisent donc leurs téléphones portables comme un appareil personnel, une sorte de jardin secret. Canal de jonction et d’échange sans intermédiaires, le téléphone portable pour ce genre d’individu serait donc un excellent moyen pour « gérer des relations parallèles» dans la mesure où il permet d’échanger en toute confidentialité. Pour ceux dont la vie de couple a trop fortement grignoté leur territoire personnel, le portable permet de créer un espace individuel où le conjoint n’a pas réellement de droit de regard. Il faut le dire, selon notre observation du terrain, c’est plutôt l’usage individuel du portable qui prime dans les couples en Afrique parce que laissant une marge de manœuvre plus grande à l’homme qui très souvent se cache derrière le côté outil de travail et fait passer les appels suspects pour « les appels de boulot ».

Interrogé sur la question, l’un de nos informateurs révèle : lorsque je suis assis au canapé avec mon épouse, je garde toujours mon téléphone dans la poche du côté opposé à l’endroit où ma compagne est assise.

Dissimulé de cette façon, à la moindre alerte du vibreur, je jouis de toute la latitude pour me déplacer prendre mon appel (sans aucun soupçon). Pour cela, il me suffit de me lever tranquillement, de m’isoler dans une pièce, généralement les toilettes, et de « programmer mon rendez-vous ». Cette intimité permise par le portable pour le cas des usagers africains est davantage consolidée par le fait que leur consommation du mobile se fait sur le mode des cartes de prépaiement. Il n’y a donc aucune trace des correspondants.

Faute-il conclure que le portable encourage l’infidélité conjugale ? Il serait réducteur de l’affirmer.

Hormis la trahison conjugale, les relations parents - enfants ne sont pas loin d’en pâtir dans la mesure où elles sont, elles aussi, victimes du mensonge du portable.

En effet, les adolescents, surtout adolescentes ont trouvé à travers l’usage de cet outil le moyen de se départir de l’emprise parentale. Contrairement au téléphone fixe sur lequel les parents avaient un pouvoir de contrôle à travers la traditionnelle question que tout le monde a connu : « qui appelle » ?

Le téléphone mobile a l’avantage d’être d’abord un téléphone personnel, donc privé ainsi facilite t-il les fourberies d’une autre catégorie de femmes, celle-ci plus jeune mais non moins habile.

Notes
604.

Cf. questionnaire du corpus en annexe.

605.

Une informatrice rapporte ceci : mon mari quitte la maison pour une "mission qui doit durer deux jours". La nuit tombée, le vide se faisant de plus en plus grand pour la deuxième nuit consécutive, faute de mieux et ressentant le besoin d’entendre ne serait-ce que la voix de mon bien-aimé qui (est sûrement absorbé par le travail) j’entrepris de lui téléphoner (sur son portable). Lorsque le téléphone sonna, la maîtresse chez qui l’époux se trouvait qui ne disposait pas d’un portable sauta sur l’occasion pour en faire usage et répondit à l’appel. Qui êtes-vous ? Interrogea la maîtresse qui ne se doutait de rien, c’est son épouse rétorquai-je. Lorsque monsieur x s’interposera dans la conversation c’est pour dire à son épouse « comment as-tu su que j’étais ici ? Donc tu me files »? Mais il était trop tard car le ciel venait tout simplement de tomber sur la tête de la légitime épouse.

606.

Réseaux, n° 112-113, Hermès Science éditeur, avril-mars 2000.