1° LES OBJECTIFS DU MINISTERE

Valoriser la colonisation par l’intermédiaire de l’Ecole

C’est un élément important du dispositif de redressement de la France qui est attribué à l’Ecole.

Au lendemain de la guerre, La France réaffirme sa vocation coloniale. Dès le début de l’année 1945, le Ministère de l’Education Nationale s’associe aux autres institutions pour conforter le prestige de la France et consolider l’Union Française. Le B.O. se fait l’écho de ces initiatives. Une circulaire ministérielle, en janvier 1945 7 , propose aux enseignants de une brochure éducative intitulée La France d’Outre-Mer qui a été réalisée juste avant la guerre, à l’occasion de 2° Salon de la France d’Outre-Mer. De nombreuses écoles ont visité ce salon et obtenu la brochure. Il en reste des exemplaires « qui sont toujours d’actualité » et qui donneront aux maîtres « les éléments essentiels d’un enseignement dont l’intérêt national ne saurait leur échapper ». Elle fait également apparaître « l’erreur de la France en 1940 », quand elle n’a pas cru pouvoir résister en s’appuyant sur l’Empire. Elle montre aussi le rôle que « l’Empire va être appelé à jouer dans la restauration de notre grandeur ». Cette initiative précipitée en dit long sur la politique coloniale à venir, sur le rôle que l’on assignait à l’Ecole dans cette entreprise et l’utilisation d’une brochure d’avant guerre, sur le désir de ne pas changer grand chose au statu quo ante.

Un mois plus tard la circulaire du 5 février 1945 va dans le même sens 8 . Elle encourage les autorités académiques qui demandent des instructions, à réintroduire dans les écoles « la Ligue Maritime et Coloniale Française ». Le Ministère estime que « l’œuvre de propagande entreprise par la Ligue (…) est plus nécessaire que jamais (…) qu’on peut donc lui rouvrir les portes de l’Ecole », en lui conseillant de soumettre ses projets au Conseil intérieur de l’établissement 9 . A La même époque, le Ministère manifeste une vigilance beaucoup plus grande, en ce qui concerne la neutralité des écoles, en interdisant des actions en faveur du désarmement « initiées par un syndicat ».

Une démarche analogue est faite en faveur de « L’association nationale pour l’Indochine française » au moment où les difficultés s’accumulent, où la présence française est remise en question 10 . Son objectif est de « mener une active propagande » pour éveiller l’intérêt du public pour l’Indochine De nombreuses adhésions constitueraient « un plébiscite » en faveur de cette possession extérieure de la France et démontreraient au monde entier que « notre désir de nous réinstaller en Indochine, correspond au vœu de larges couches de la communauté française ». Les Recteurs et Inspecteurs d’Académie se voient donc demander «d’encourager les adhésions du personnel placé sous leurs ordres » et d’organiser une campagne d’information dont les thèmes seraient « l’importance de l’Union Indochinoise, sa glorieuse histoire et ses civilisations, ses ressources économiques, sa fidélité à la France ». Il faudrait faire aussi apparaître « la large autonomie » qui a été décidée par la France lors de « la conférence impériale de Brazzaville ». Les cours d’Histoire et Géographie sont particulièrement sollicités mais cette information pourrait se faire aussi grâce à des « causeries spéciales », au sein de mouvements de jeunesse ou en direction du grand public. En 1946, un concours doté de prix est lancé par l’Association, dans les établissements scolaires.

Pendant les années 50, la France poursuit son œuvre de glorification. La guerre a été vécue, à beaucoup d’égards, comme une véritable rupture avec le monde antérieur, mais en ce qui concerne les colonies, le message que la France essaie de faire passer à travers son école n’a pas sensiblement changé, même s’il adopte un type de formulation qui fait une place aux grands principes mis en avant par les Nations Unies. En fait, le message est très ambigu. Quelques exemples pris dans les publications officielles le montrent.

Le journal scolaire de la Savoie, qui est l’hebdomadaire officiel de l’enseignement primaire après la guerre, tente surtout d’aider les instituteurs dans leur travail, en donnant des conseils pédagogiques et en proposant des progressions 11 . Mais à la faveur d’articles plus généraux, il aborde parfois les problèmes des relations de la France avec le monde. Dans un article intitulé « Education morale », il essaie d’analyser dans quelle direction doit aller dorénavant l’enseignement de la Morale, de montrer qu’il n’y a pas de concurrence « entre la notion de patrie et celle d’humanité ». Le patriote « ne veut pas pour sa patrie le plus de puissance possible mais veut que son pays suive les voies de la justice ». Il insiste sur le devoir de fraternité en citant Lamartine : « Le vrai patriote croirait faire injure à son pays, s’il ne laissait déborder ses sympathies au delà des races, des langues, des frontières… », il ne peut y avoir de vraie fraternité que celle qui s’étend à tous les hommes. Mais dans le même article, « les races indigènes sont composées de peuplades noires fétichistes », « la prospérité des colonies dépend de la protection de la France ». On retrouve donc les thèmes traditionnels des civilisations inférieures et de l’œuvre salvatrice de la France.

Ce message est toujours le même quelques années plus tard quand l’Union Française se disloque et que l’indépendance paraît déjà irréversible à beaucoup. Dans le B.O. du 15 mars1956, à l’occasion de « la journée scolaire de l’Union Française », on demande aux maîtres d’insister sur l’œuvre coloniale de la France qui a apporté la civilisation, avec la paix, la santé, l’éducation, sur « l’importance vitale de l’Union effective, constante, profonde de la métropole et des territoires d’Outre-Mer (…) à la fois pour elles ( les possessions extérieures ) et pour la France », sur les réformes indispensables que la France a su faire. La circulaire du 16 janvier 1958 12 , sous la signature du Ministre René Billières, demande aux enseignants de faire une leçon spéciale sur l’oeuvre de la France en Afrique du Nord, le même jour et à la même heure partout « afin que la démonstration soit faite, sans réserve, ni équivoque, de l’œuvre de civilisation que la France a accomplie en Afrique du Nord dans tous les domaines, assurant non seulement la survivance mais le développement des populations qui lui ont fait confiance, dans l’ordre et le progrès ». La même circulaire, en ce qui concerne plus spécialement l’Algérie, demande également aux enseignants d’éviter toute référence aux « débats actuellement ouverts dans l’opinion, sur la forme du concours que notre pays est décidé à continuer et à accentuer en vue de l’essor économique et du progrès humain de l’Algérie ». Il n’est pas fait allusion aux combats. Beaucoup d’enseignants ont mal vécu cet interventionnisme du Ministère qui voudrait faire d’eux des auxiliaires de sa politique dans des circonstances dramatiques où la société française est divisée 13 .

Pour faire passer ce message plus facilement, le Ministère de l’Education Nationale, en collaboration avec l’Assemblée de l’Union Française présidée pendant toute cette période par Albert Sarraut, a mis en place à partir de 1951, un « Prix de l’Union Française » 14 , et une « Journée scolaire de l’Union Française » à partir de 1955 15 . Elle sera transformée en une « Semaine de l’Union Française ». Le Prix de l’Union Française était ouvert à des élèves de 1° et de Terminales désignés par leurs professeurs. Il consistait en un devoir sur les thèmes suivants : la notion d’Union Française, la Constitution de 1946 et l’Union Française, la Géographie de l’Union Française, les rapports avec la métropole, l’évolution de la vie sociale, économique et de l’organisation politique depuis l’installation de la France. Le 1° prix était de 50.000 F, le 2° de 30.000 F, le 3° de 20.000 F. Le système du prix est couramment utilisé à cette époque pour éveiller l’intérêt des élèves sur un point jugé important. La « Journée de l’Union Française » devait se dérouler le même jour, en avril, en France et dans les territoires d’Outre-Mer. Elle avait pour objectif de faire acquérir des connaissances sur l’Union Française, de promouvoir des « perspectives fraternelles » entre écoliers de la métropole et écoliers d’Outre-Mer, en exaltant le sentiment de leur solidarité. Des brochures sont envoyées. On organise ce jour-là dans les établissements scolaires des projections de films avec des intervenants extérieurs. Mais les films qui obtiennent un « visa enseignement » sont des films très techniques ou des films qui présentent les « grands coloniaux ». Un concours est institué pour les classes de fin d’études et de 1°. Les meilleurs seront récompensés par des livres et des voyages Outre-Mer ( Guadeloupe et Afrique du Nord pour les jeunes métropolitains ) et en France pour les jeunes d’Outre-Mer ce qui permettra des rencontres. Le Prix et la Journée de l’Union Française seront reconduits chaque année, pendant cette période, avec les mêmes objectifs et donneront lieu à des circulaires ministérielles qui préciseront, exactement dans les mêmes termes, le message à faire passer, malgré l’évolution des évènements politiques.

Le recrutement et la formation du personnel de la France d’Outre-Mer ont été également, un des soucis du Ministère. Il fallait orienter les étudiants vers ces emplois civils et militaires, convaincre des fonctionnaires métropolitains de partir ( un gros effort a été fait en direction des enseignants ), accueillir et former des étudiants d’Outre-Mer. .

En 1946  16 sont crées des « Centres universitaires de documentation impériale » qui, avec le passage à l’Union Française, deviendront des «  Centres de documentation coloniaux ». Il y en avait un en principe dans chaque académie et dans chaque université.

Ils dépendent du Ministère des Armées mais il était prévu qu’ils soient gérés par des groupes de maîtres et d’étudiants. Ils ont pour objectif d’orienter les étudiants et les jeunes enseignants vers les pays d’Outre-Mer, en leur fournissant de la documentation ( livres, publications diverses sur tous ces territoires avec des croquis, des photos, des bibliographies ). Les Ecoles Normales semblent bénéficier systématiquement de ces documents qui peuvent aussi être demandés par tous les maîtres pour « imprégner leur enseignement du sentiment impérial ». La même année des chaires d’enseignement colonial sont crées dans trois Universités, Montpellier pour le droit colonial, Paris pour les pathologies tropicales, Strasbourg pour la Géographie coloniale 17 . Cela sera complété, en 1950, par la création d’une licence d’études des populations d’Outre-Mer qui comportera des cours sur les droits et coutumes, l’histoire de la colonisation française et étrangère, la géographie des colonies, l’ethnologie.

En 1951, le B.O.signale la possibilité pour les étudiants d’Outre-Mer voulant venir faire leurs études en métropole de demander des bourses et des prêts d’honneur. De 1949 à 1955, plusieurs stages de formation destinés aux instituteurs et professeurs partant en Afrique et à Madagascar ont été organisés par l’Ecole Normale Supérieure de St Cloud. Ils comportaient des exposés de spécialistes et des visites de musées ( Musée de l’Homme, de la France d’Outre-Mer ). D’autres enseignants pouvaient les suivre à titre d’auditeurs libres. Les Inspecteurs primaires pouvaient également se former à des fonctions Outre-Mer. En 1956, à la demande de l’UNESCO, un stage d’un an est organisé pour former des conseillers techniques en matière d’éducation auprès des pays sous-équipés.

Le B.O.E.N. signale également à plusieurs reprises pendant cette période, la création de centres de baccalauréat à Dakar, St Louis, Abidjan, Tananarive, Bamako, Niamey, Ouagadougou. Ils sont tous rattachés à l’Académie de Bordeaux.

Il est impossible d’évaluer, faute d’informations, la part de l’académie de Grenoble dans ce mouvement vers les territoires d’Outre-Mer. Mais cette absence totale de renseignements peut permettre d’avancer qu’elle était faible. On signale cependant quelques échanges entre élèves maîtres métropolitains et algériens : ils doivent s’engager à enseigner deux ans dans le département d’accueil.

Cette politique de valorisation de l’œuvre coloniale de la France aboutit à occulter la décolonisation. A aucun moment pendant cette période, le Ministère ne laisse transparaître la perspective d’une décolonisation devenue inévitable. Officiellement, l’Union Française est solide, éternelle. Les troubles ne sont jamais évoqués. Et cependant la décolonisation engendre des problèmes que le Ministère doit résoudre. Il doit obtenir des permissions pour les étudiants rappelés ou maintenus sous les drapeaux pendant la guerre d’Algérie pour qu’ils puissent passer leurs examens. On recommande aux jurys «  une particulière bienveillance » parce qu’ils les ont préparés dans de mauvaises conditions 18 . En 1954-55, une collecte est organisée dans les écoles au profit des anciens combattants d’Indochine 19 . En 1956, une collecte nationale est lancée pour les enfants d’Algérie avec ce commentaire «  Malgré les beaux et indéniables résultats obtenus grâce à la présence et à l’action de la France dans le relèvement du niveau de vie des populations algériennes, nous savons bien que les enfants d’Algérie vivent encore trop souvent dans des conditions insuffisantes qui appellent l’aide fraternelle des enfants de France ». Le Ministre demande des comptes-rendus aux établissements scolaires. L’Académie de Grenoble a eu à gérer, comme les autres, le problème des rapatriés. Au début des années 60, il faut accueillir les jeunes rapatriés du Maroc, de Tunisie, d’Algérie et les inscrire dans les écoles et les Universités. Des sujets d’examens différents sont à prévoir parce que les programmes étaient différents. Pendant les vacances d’été de 1962, des familles ont été hébergées provisoirement dans certains établissements scolaires. Quelques archives font état des protestations des chefs d’établissement qui ne peuvent pas maintenir sur place leurs agents pendant les vacances. Les Inspections académiques et les syndicats manifestent aussi leur opposition. Il faut aussi réintégrer des enseignants. Sept seront nommés dans des établissements de Chambéry à la fin de la guerre d’Algérie.

Notes
7.

B.O.E.N. n° 13 ( Janvier 1945 )

8.

B.O.E.N. n°19 ( février 1945 )

9.

B.O.E.N. Note du 16 /3/1950

10.

B.O.E.N. n° 28 du 26/4/45.

11.

Le Journal scolaire de la Savoie , archives de Chambéry

12.

B.O.E.N. n°5 du 30/1/1958.

13.

Cf. chapitre suivant : « Des enseignants et des étudiants interpellés par la décolonisation »

14.

B.O.E.N. n°8 du 22/2/1951.

15.

B.O.E.N. n°14 du 7/4/1955

16.

Arrêté du 26/1/1946

17.

B.O.E.N. n°30 du 20/6/1946

18.

B.O.E.N. n°34 du 29/9/1955.

19.

B.O.E.N. n°14 du 7/4/1955.