Programmes et manuels : en quoi sont ils le reflet de la volonté officielle ?

Cette étude présente un grand intérêtcar les programmes sont une des expressions de la politique éducative de l’Etat, même s’il doit composer avec d’autres intervenants. A cette époque, les programmes sont stricts et les enseignants les respectent en général. Mais il faut néanmoins être prudent quand on veut mesurer l’influence des choix officiels et ne jamais perdre de vue que les enseignants ont la possibilité de les orienter dans certaines directions, en fonction de leurs connaissances, de leurs centres d’intérêt et de la documentation disponible, surtout s’ils n’ont pas de classes d’examens.

Les manuels ne sont pas l’œuvre du Ministère mais ils ont besoin de son autorisation pour paraître et ils reflètent bien, en général, les priorités et les idées dominantes. A.Choppin dans son Histoire des manuels scolaires, les définit ainsi : « Le manuel est le dépositaire des connaissances et des techniques dont l’acquisition est jugée nécessaire par la société. Il est à ce titre le reflet incomplet ou décalé mais toujours révélateur de la schématisation de l’état des connaissances d’une époque, des principaux aspects et stéréotypes d’une société ». A cette époque, où les moyens d’information étaient loin d’être aussi développés que maintenant, ils sont souvent le premier contact ( et le seul ) des élèves avec l’histoire ou la géographie. Ils ont donc joué un rôle important dans l’élaboration de nos représentations. Ils suivent très scrupuleusement le programme. Pour des raisons de rentabilité, leur présentation est très classique pour ne rebuter aucun enseignant. Ils ne sont pas non plus très nombreux. Même s’ils ne sont pas systématiquement utilisés, puisque le cours magistral reste encore souvent la seule source d’information pour les élèves, ils peuvent néanmoins influencer le contenu de l’enseignement. Faute d’une autre documentation et de moyens de reproduction, les choix de l’enseignant peuvent être infléchis par la présence, dans le manuel, de certains documents.

Ce sujet a déjà fait l’objet de recherches nombreuses( on en trouvera quelques exemples dans la bibliographie ) pour l’histoire et la géographie. Nous nous appuierons sur elles pour faire une synthèse rapide. Notre apport consistera en l’examen de quelques manuels supplémentaires recueillis dans les archives d’écoles primaires ou d’établissements secondaires et à un regard sur les programmes d’autres disciplines.

Deux constatations s’imposent. D’abord les programmes ne se prêtent pas bien, dans le Primaire comme dans le Secondaire, à une ouverture sur l’Afrique. S. Lewandovski constate « l’ethnocentrisme scolaire » très marqué au lendemain de la guerre 32 . A tous les niveaux, l’étude de la France et du monde occidental est privilégiée d’où la faible place de ce qu’on appellera couramment plus tard, le Tiers Monde. Et cependant quelques efforts ont été faits pour « ouvrir » les programmes. Le ministère organise, en 1950, une journée d’information des professeurs d’histoire-géographie dont l’objectif était de répercuter les résultats de stages internationaux organisés par l’UNESCO à Montréal et Bruxelles. Le thème était la révision des manuels scolaires pour une meilleure compréhension internationale. Trois délégués doivent être désignés dans chaque académie. En outre, la conception que l’on se fait des programmes oblige toujours à étudier l’Afrique du point de vue de la France, elle n’apparaît que dans ses rapports avec la métropole. Mais il faudra faire une place à part aux programmes de 1959-60 en histoire et géographie qui constituent une petite révolution, en accordant une grande place à l’étude des civilisations extra-européennes.

Quelques exemples dans l’enseignement primaire. Les constats qui suivent, pour l’enseignement primaire, se recoupent largement avec les études portant sur l’enseignement secondaire. En effet, les programmes de 1925 ( époque considérée comme l’apogée de la colonisation ) sont encore largement appliqués après la guerre. L’Afrique y est présente en 1°, avec la France et ses colonies en géographie et en Terminales avec l’étude de la colonisation depuis le XIX° siècle.

Dans l’enseignementprimaire, on a peu de temps à consacrer aux territoires d’outre-mer puisqu’on recommence presque chaque année à la préhistoire. En annexe, quelques pages d’un manuel édité en 1951 puis réédité en 1958 et 1960, sont révélatrices de ce que l’institution entendait faire enseigner dans les classes primaires, dans la période

difficile de la décolonisation. 33

L’histoire est surtout évènementielle et s’attache à la valorisation des grands hommes. Le document 1, extrait d’un manuel paru en 1947, est révélateur de l’image qu’on veut donner de la colonisation. On en traite les étapes avec souvent le récit des expéditions. On montre l’ampleur de l’Empire français et le rôle qu’il joue dans la grandeur de la France. On insiste sur les bienfaits de la colonisation : la France a rétabli la paix troublée par les guerres tribales, a « modernisé » tout en respectant les civilisations traditionnelles. Les illustrations sont toujours à peu près les mêmes , elles présentent les réalisations de la France, des hôpitaux, des écoles, des routes, des aéroports. Les grands « coloniaux » sont aussi présentés. Galliéni, Savorgnan de Brazza, dont on vante l’humanité, Lyautey, ont une place privilégiée : Brazza « s’est montré bon et charitable envers les habitants. Il a décidé leurs chefs à obéir à la France » 34 . C’est une tradition dans l’enseignement français de privilégier les « héros », depuis les manuels de Lavisse, pour mobiliser le patriotisme. L’Histoire a changé et est devenue plus économique et sociale ( « une histoire sans nom propre » dit C. Amalvi ), mais ces nouvelles conceptions mettront du temps à s’imposer dans les manuels. Selon B. Bettelheim, « l’enfant a besoin d’histoires ». Les résistances à la colonisation ne sont pratiquement jamais évoquées, sauf, au mieux à travers la reconnaissance de la valeur de certains adversaires comme Abd el Kader. L’évolution récente est le plus souvent complètement occultée : on parle peu de l’Union Française ( la formule n’apparaît d’ailleurs que tardivement dans les manuels, vers 1955 ) et pas du tout de la décolonisation. Les remises en cause apparaissent à partir des années 60 alors que l’indépendance est acquise. On ne peut donc que constater un décalage des manuels par rapport aux réalité politiques et même par rapport aux circulaires ministérielles. En effet ces manuels seront souvent en usage des années après les indépendances et sans les mises au point des maîtres, les élèves auraient pu croire à la pérennité de la colonisation.

Comment expliquer cette vision déformée de l’histoire, européo-centriste et manichéenne à laquelle les programmes et les manuels ont soumis des générations d’écoliers ? La société française a mis longtemps à accepter la décolonisation. Même si certaines critiques sont apparues dès le XIX° siècle, où des instituteurs socialistes avaient déjà dénoncé ces dérives, elles portent plus sur les abus de la colonisation que sur ses fondements. Les difficultés que la France a connues entre les deux guerres et pendant la Deuxième Guerre mondiale, la font s’accrocher à son « Empire » dans lequel elle voit un moyen de tenir sa place dans le monde. Mais il y a une autre explication qui tient à la conception qu’on avait de l’éducation  : même si on fait la part de l’âge qui ne permet pas de tout expliquer, il y a une tradition dans l’enseignement qui est de rendre l’écolier fier de son pays. On met en valeur ce qui peut le servir et on passe sous silence ce qui le ternit.

En géographie, les programmes sont essentiellement consacrés à la France métropolitaine, avec quelques notions sur la France d’Outre-Mer mais elles sont repoussées à la fin de l’année. La présentation en est très classique : les caractères physiques, la liste des ressources, la population. Les photos s’ajoutent au texte des manuels pour donner l’impression que ces pays sont riches et prospères et qu’ils le doivent au modèle européen qui a été introduit par la France ( « Les Français ont crée… » est une phrase qui revient souvent ). L’avenir de l’Afrique est de suivre ce modèle. Il n’est jamais question du niveau de vie, des inégalités. Le manuel de géographie du CE, élaboré en 1955 par l’Inspecteur François dont on connaît les engagements en faveur de l’Instruction civique et de la compréhension internationale, se démarque de ce modèle. Il rappelle l’égalité des droits entre tous les hommes : Ali, le petit arabe «  est français comme un écolier de France ». Il tente de montrer la nécessaire solidarité entre les pays du monde en faisant la liste des produits que la France vend aux autres continents, ce qui donne du travail aux ouvriers français et ceux qu’elle achète à ces continents et qui nous sont nécessaires et il conclut, « la France a besoin du reste du monde pour vivre convenablement ».

Il ressort de cette conception de l’enseignement de l’Afrique, en histoire comme en géographie, une image négative des Africains et des sociétés africaines. La présentation des « types humains » le montre bien : à côté de «  l’Arabe », du « malgache »… « l’homme de couleur » est presque toujours montré sous l’aspect du « primitif », avec les stéréotypes physiques, les comportements critiquables ( paresse, ignorance, pillages et même cannibalisme ). C’est un homme qui n’a ni histoire, ni culture. La méconnaissance totale de l’histoire de l’Afrique Noire avant l’arrivée des Européens et malgré les recherches qui étaient déjà effectuées à l’époque, est révélatrice.

Les programmes et les manuels de Morale sont aussi des indicateurs. Les grands chapitres du programme de Morale de 1945 pour le CM sont la conscience et le devoir, la famille et l’école, la patrie, les devoirs individuels, les devoirs sociaux, la leçon « des héros et des hommes de bien ». Chaque grand titre est accompagnée de textes d’auteurs. Aucune allusion n’est faite aux autres peuples, aux autres continents, à la nécessité de dénoncer le racisme. En Français aucune consigne n’est donnée. Les contes africains qui sont cependant à la portée des enfants, ne semblent pas avoir retenu l’attention.

Ces programmes et ces manuels ne permettent donc pas une véritable ouverture et ils contribuent souvent à ancrer dans l’esprit des enfants une vision déformée de l’Afrique.

Elle a sans doute contribué à l’aveuglement de la société qui n’a compris que tardivement que l’évolution vers l’indépendance était inéluctable.

Notes
32.

S. LEWANDOVSKI, L’enseignement de l’Afrique Noire en France depuis 1945 : programmes et manuels de Terminales( Mémoire de maîtrise, Lyon 2, 1998 )

33.

Cf. ANNEXE 1 : Extraits de la Géographie documentaire , Ed.Belin, 1960.

34.

BONIFACIO, MARECHAL : Histoire CM, Edition Hachette, 1954.