Après la Deuxième Guerre mondiale, le monde est le théâtre d’évènements fondamentaux pour les relations internationales, dans lesquels la France est très impliquée : décolonisation, ouverture de l’économie sur le monde, migrations de population…Toutes ces questions ne semblent occuper qu’une place dérisoire à l’Ecole. Elle donne l’impression qu’elle reste en marge de ce monde qui est en train de changer profondément. L’Ecole ne s’est pas réellement mobilisée pour le suivre dans son évolution et préparer les jeunes à s’y insérer.
Cela pose le problème de l’impact des directives ministérielles. Pendant cette période, le Ministère n’a certainement pas fait de l’ouverture sur le monde une priorité mais nous avons quand même étudié un certain nombre de circulaires destinées à donner une impulsion. Elles semblent avoir eu une portée limitée.
D’abord, la communication n’est pas satisfaisante. Dans les écoles primaires, c’est le directeur qui transmet les consignes officielles mais toutes les écoles ne sont pas abonnées au B.O. par la municipalité dont elles dépendent. Dans les Ecoles Normales, la transmission paraît plus systématique. Dans les établissements secondaires, cela dépend beaucoup de l’administration de l’établissement ou plus récemment des documentalistes qui ne le font pas systématiquement. La presse syndicale enseignante fournit aussi quelques indications. Dans l’ensemble, beaucoup de consignes demeurent inconnues car même si, théoriquement, le B.O. est accessible à tous, ce n’est pas encore dans les habitudes des enseignants de le consulter, tous n’ont pas envie de le lire.
Les directives ministérielles ne sont pas toujours prises en compte par les inspecteurs. L’attachement à l’histoire nationale, l’importance accordée à l’amour de la patrie, peut écarter de cette vision internationale. Un rapport d’inspection trouvé dans les archives de la Drôme montre bien la persistance de certaines mentalités. Il concerne un élève-maître qui a fait devant l’Inspecteur une leçon de morale et d’instruction civique sur les devoirs envers la patrie. La leçon est jugée légère sur le fond et critiquable dans sa conception : « la leçon s’étend ensuite aux devoirs vis à vis des autres nations (…) c’était élargir imprudemment un sujet déjà très vaste » écrit l’Inspecteur.
Il faut tenir compte aussi d’une certaine force d’inertie. Quand la demande qui vient d’en haut se heurte aux habitudes acquises, elle a moins de chances d’être retenue. On a tendance à reproduire ce que l’on sait. Le Maître préfère souvent les activités héritées de la formation initiale que cette ouverture sur l’International pour laquelle il a l’impression de n’avoir pas une formation suffisante. Il faut aussi le temps de prendre en charge une nouveauté surtout quand il s’agit, en plus, de mettre en pratique les méthodes pédagogiques actives qui étaient recommandées, dès le début , pour l’ouverture sur l’International. On attend, avant d’agir, quelques explications (…qui ne viennent pas toujours) des inspecteurs, des autorités académiques. On compte sur des stages ou des journées pédagogiques. Même pour les enseignants les plus motivés, il y a donc toujours, entre les textes officiels et leur application, un décalage de plusieurs mois voire de plusieurs années et beaucoup de déperdition.
Les injonctions ministérielles sont aussi très nombreuses et les maîtres sont débordés. Sur un petit nombre de mois, outre les initiatives déjà citées plus haut, qui concernent l’ouverture sur l’International ( Journée de l’Union française…), il faudrait répondre à beaucoup d’autres sollicitations du Ministère. Un rapport demandé à l’Ecole Normale de jeunes filles de Chambéry en 1964, énumère les quêtes sur la voie publique auxquelles ont participé les élèves-maîtresses : la lutte contre le cancer, pour les paralysés et les grands infirmes, les anciens combattants, la faim dans le monde, la quinzaine de l’école publique. On pourrait y ajouter la journée des vieillards, le timbre anti-tuberculeux …qui sont une véritable institution dans les écoles. A toutes les époques, on se plaint de cette situation. Si les quêtes paraissent avoir été organisées dans l’ensemble, il ne semble pas qu’elles s’accompagnent, dans les classes, d’informations très approfondies sur ces problèmes de société.
La tradition enseignante et la déontologie jouent aussi un rôle. L’héritage du passé d’abord, y est assez peu favorable. L’Ecole, avec Jules Ferry, s’était donné la mission de consolider la République, d’assurer la cohésion nationale et de développer le patriotisme. Les Français formés dans ces écoles paraissaient en fait assez indifférents à ce qui se passait hors de leurs frontières. Il faut y ajouter le contenu de l’enseignement : jusqu’à une période rapprochée : la culture classique avait, seule, du prestige. Les discours en latin disparaissent des épreuves du baccalauréat en 1880. Les langues vivantes sont peu enseignées et ne sont pas considérées comme des matières nobles. Marc Bloch, entre les deux guerres, était déjà très conscient de cette carence : « Nous formons des chefs d’entreprise (…) qui sont sans connaissance réelle des problèmes humains (…) des politiques, qui ignorent le monde ».
Après la guerre et à l’époque de la décolonisation, introduire l’Afrique ou le Tiers Monde à l’Ecole , comportait un risque de « dérive » vers le politique. Or tous les témoignages que nous avons recueillis dans des sondages ou des entretiens plus personnalisés, concordent : les enseignants se sentent très tenus par « un devoir de réserve ». Il faut « rester au dessus de la mêlée ». « On ne mélange pas le travail et ses convictions personnelles ». Ne pas faire de politique à l’Ecole est une règle absolue ( il était interdit de faire circuler dans les écoles des journaux et des livres autres que les manuels et ceux de la bibliothèque ). Pour le Ministère, évoquer d’une manière positive la politique coloniale, n’était pas « faire de la politique en classe » mais émettre des doutes sur le bien-fondé de cette action officielle, devenait de la politique ; parler avec insistance de la misère dans les colonies et lui chercher une explication dans la politique coloniale, était mal venu. Quelques enseignants témoignent aussi que parler avec sympathie des cultures africaines, risquait de vous accuser de faire des cours « orientés ». Une enseignante de Grenoble constate que la guerre d’Algérie a été un sujet tabou jusque dans les années 80.
Sans doute les enseignants craignaient-ils les réactions des autorités mais surtout ils ne se sentaient pas le droit d’influencer des jeunes, par définition malléables. Cette prudence était déjà de mise à l’époque de Jules Ferry qui en 1883, faisaient des recommandations aux instituteurs 35 .
‘« Au moment de proposer à vos élèves un précepte quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé par ce que vous allez dire (…) Si… oui, abstenez-vous de le dire, sinon parlez hardiment ». ’Elle parait encore plus nécessaire dans une période de crise où les affrontements est-ouest, les guerres coloniales et particulièrement la guerre d’Algérie, divisent la société française. On souhaite éviter les tensions entre les grands élèves et les réactions des parents car beaucoup de familles étaient directement concernées par la guerre d’Algérie. Le Ministère se charge aussi de rappeler à l’ordre les enseignants : les archives d’Annecy ont conservé un télégramme datant de 1959.
‘« Si chaque membre du corps enseignant jouit, en dehors du service, des libertés politiques que la loi reconnaît à tous les citoyens, il est tenu, dans l’exercice de son enseignement, à la plus stricte neutralité…Cette neutralité découle du respect de l’enfant…Je suis convaincu que le corps enseignant aura à cœur de n’enfreindre ni les principes, ni les règlements de l’école publique ».’Y a-t-il eu des voix divergentes ? Il est impossible actuellement de le mesurer avec précision. Il aurait été intéressant de pouvoir faire une enquête sur les enseignants sanctionnés pour avoir exprimé des convictions personnelles allant à l’encontre de la politique officielle. Les témoignages sont vagues et les archives, faisant état de cas personnels, sont incommunicables. On trouve la trace de quelques maîtres mutés, sanctionnés ou même radiés mais jamais les causes n’en sont indiquées. En revanche, plusieurs enseignants mentionnent la satisfaction éprouvée quand le ministère encourage lui-même certaines prises de position. Un exemple : la minute de silence demandée aux élèves, à la même heure dans toutes les classes, pour protester contre l’assassinat par l’OAS de Mouloud Ferraoun et de ses collègues enseignants, en mars 1962. Certains regrettent également de s’être autant autocensurés et ont même l’impression qu’ils ont failli à leur tâche d’éducateur en ne dénonçant pas suffisamment fort certaines atteintes aux droits de l’Homme pendant les guerres coloniales. Un journal retrouvé également dans les archives d’Annecy, le Bulletin du syndicat des membres de l’enseignement public de Haute Savoie a des positions plus radicales sur ce problème. En mars 1950, il critique avec virulence le contenu des manuels en usage et la neutralité que le Ministère veut imposer. Mais il est difficile de mesurer l’importance de ce courant.
‘ « Les véritables raisons des conquêtes sont camouflées (…) les auteurs arrivent à faire passer pour des bienfaits, la plus honteuse exploitation de l’homme par l’homme (…) On veut que les instituteurs perpétuent l’esprit colonial, préparent leurs élèves à être des soldats pour les futures guerres (…) Il faut dire aux élèves la vérité sur l’exploitation coloniale (…) celle d’aujourd’hui, celle d’Indochine, de Madagascar, d’AOF… ».’La méconnaissance de l’Afrique et de ses problèmes est un phénomène très répandu à cette époque parmi les enseignants comme dans le reste de la société. C’est la conséquence de l’enseignement qu’ils ont reçu, de l’information très « orientée », pour tout ce qui concerne les questions coloniales, entretenue par les gouvernements d’alors et du manque de formation. Malgré les consignes du Ministère sur l’ouverture sur l’International, la formation n’a pas réellement suivi. Dans les Universités, ces questions sont peu abordées. Les conférences pédagogiques dans les Ecoles Normales évoquent des sujets très variés, souvent les mêmes d’une année à l’autre ( pédagogie du français et du calcul, hygiène et santé, structures du système éducatif, secrétariat de mairie, exploitation agricole…), mais jamais celui-là, ce qui prouve qu’il n’était pas considéré comme directement utile aux normaliens pour la pratique de leur métier. La formation continue des maîtres ne le prend pas non plus en compte. On peut donc en conclure que la plupart des enseignants formés entre la fin de la guerre et le début des années 60 ont fait de la géographie des pays tropicaux mais n’ont pas vraiment étudié le « sous-développement », ont étudié la littérature française mais à l’exception de la littérature francophone…
Par manque d’information aussi, les étudiants, les grands élèves des lycées ou les élèves maîtres des E.N. ne sont pas non plus demandeurs. On imagine mal actuellement à quel point les écoles étaient coupées du monde extérieur. Les internes sont relativement nombreux à cette époque dans le Secondaire, car les établissements y étaient moins nombreux et les difficultés de communication, plus grandes ( en particulier dans les départements montagnards qui forment l’essentiel de l’Académie de Grenoble ). Ils sortent également plus rarement ( tous les mois parfois ). Beaucoup, venant de la campagne, avaient, par origine familiale, des préoccupations très éloignées de ces problèmes. En 1948, les archives de l’Ecole Normale de Privas font état des discussions qui entourent « l’achat d’un poste de radio, bien utile dans une petite ville pauvre en ressources intellectuelles et artistiques ». Dans la même ville, après la guerre, le lycée de jeunes filles ouvre un foyer pour les internes. Il est doté de quelques abonnements dont la liste a été conservée aux archives de Valence : « Connaissance du Monde », « Atomes », « Reader’s Digest », « L’Ecran français », « Modes et travaux », « Francs jeux ». Le catalogue de la bibliothèque de l’E.N. de Valence, dans ces années-là ne mentionne aucun ouvrage sur ce thème. On y trouve des oeuvres d’auteurs classiques presque uniquement, quelques livres sur la guerre, cinq ou six « sur la politique et la démocratie » mais ce sont surtout les ouvrages d’Aristote et de Tocqueville. Sur le sujet de l’Afrique, sortent surtout des récits de voyages et des romans exotiques. Nous n’avons pas de renseignements analogues pour un département plus urbanisé, comme l’Isère, mais nous pouvons quand même constater globalement que le système éducatif ne fournissait pas les moyens d’une ouverture sur le monde.
J. FERRY, Lettre-circulaire aux instituteurs, 1883 ( publiée sur www.cndp.fr ).