Des positions anticolonialistes prédominantes

Les positions de la majorité des enseignants s’organisent essentiellement, autour de trois points. La défense des droits de l’Homme est un objectif primordial. Les injustices de la colonisation sont dénoncées. Des syndicats, des partis politiques et divers comités réagissent contre les atteintes à la liberté d’expression et à la dignité des personnes : la torture est l’objet de nombreuses condamnations. Des Algériens auraient été torturés à Grenoble 44 . Le congrès académique du SGEN condamne des méthodes « incompatibles avec l’honneur français, tel du moins que les enseignants publics ont charge d’en donner la notion à la jeunesse, dans leur tâche d’instruction morale et civique » 45 . A partir de 1958 et au début des années 60, la mobilisation se fait aussi pour défendre la démocratie menacée par les tentatives de « coups de force » et les attentats de l’O.A.S. La lutte contre la « menace fasciste » se mêle à la lutte pour la décolonisation et la rend d’autant plus nécessaire.

La défense des personnels, qui est la base de l’action syndicale, est une préoccupation permanente. On proteste contre la mobilisation d’étudiants sursitaires, contre l’envoi, à partir de 1955, « par nécessité de service », de jeunes certifiés ou agrégés, sans expérience et souvent sans préparation, dans des postes à risques. A partir de 1957, la menace de les priver de leur diplôme s’ils ne rejoignent pas leur poste, paraît particulièrement inacceptable. Le SGEN demande que le recrutement se fasse par le volontariat avec des compensations financières et des avantages de carrière. On défend les enseignants inquiétés pour leurs activités politiques en faveur de la paix, en Algérie comme en France. Les responsables syndicaux du SGEN et du SNES en Algérie témoignent qu’ils étaient menacés, même en dehors de toute action, simplement à cause des prises de position des syndicats métropolitains. Au début des années 60, les syndicats ont essayé d’obtenir le rapatriement de certains collègues particulièrement visés par l’OAS.

Sur le fond du problème algérien, un large consensus se fait sur la nécessité d’arrêter la guerre le plus rapidement possible : « cessez le feu immédiat », « paix négociée » sont des formules qui reviennent souvent. Par contre les positions sur l’avenir de l’Algérie apparaissent plus diverses et souvent plus floues : on parle longtemps d’ «autonomie des populations », sans beaucoup de précision. Des ambiguïtés subsistent sur la définition de termes qui sont pourtant souvent utilisés : émancipation, anticolonialisme… Même si les positions se radicalisent peu à peu, le mythe de territoires associés, qui auraient fait l’objet de réformes profondes, mais qui resteraient dans la mouvance française, continue à persister pratiquement jusqu’à l’indépendance ( le mot ne sera réellement prononcé qu’à ce moment-là ). L’anticolonialisme ne se développe que «  quand le glas de la colonisation a sonné » 46 . Pour une partie du corps enseignant, sans doute minoritaire, l’indépendance est dès le début, l’objectif.

Ce dernier point est révélateur des divisions et des débats, parfois vifs, qui animent la vie syndicale à cette époque. Les divergences sur l’avenir de l’Union Française expliquent certaines ambiguïtés. Elles ne sont pas les seules. La politisation des syndicats ne fait pas l’unanimité. Parce qu’elle était une menace pour l’unité syndicale, elle a retardé la prise en compte du problème colonial. Il y a dans chaque syndicat des « corporatistes » qui n’acceptent pas les dérives vers le politique. En 1959, par exemple, le SGEN académique condamne le bureau national au nom de l’apolitisme. L’interférence entre les questions coloniales et les relations est-ouest attise aussi les divisions. Les enseignants les plus actifs se situent très majoritairement à gauche mais les tensions entre tendances socialiste et communiste sont toujours présentes. La participation de la SFIO à des gouvernements qui font la guerre en Algérie, troublent beaucoup d’enseignants. Le Parti communiste, important au lendemain de la deuxième guerre mondiale, essaie d’accroître son influence sur les syndicats enseignants de la FEN : le SNI, dans le primaire résiste plus que le SNES, dans le secondaire. Les réactions de ce dernier, face à la question hongroise notamment, dissuadent beaucoup de syndiqués de collaborer avec lui sur les questions coloniales.

Des positions favorables au maintien de la colonisation apparaissent aussi mais elles sont très minoritaires. Elles se manifestent peu dans les établissements à l’époque. Aucune réponse à l’enquête faite auprès de la Régionale de l’APHG, ne va dans ce sens et il reste peu de traces de leur influence dans les archives. Les partisans de l’Algérie française ne représenteraient au niveau national que 6 % des instituteurs, selon Ida Berger 47 . Dans le Secondaire, on les trouve au SNALC et dans la société des Agrégés. Une droite universitaire dénonce « la trahison des maîtres à penser », l’emprise du communisme sur l’enseignement public et de façon générale, la renonciation aux valeurs traditionnelles de la France. Un bulletin national du SNALC, retrouvé dans les archives de l’Isère, s’indigne, « qu’à l’heure où la France traverse des difficultés, il se trouve des professeurs…qui se refusent à exalter ce qu’il y a de positif et de grandeur dans l’œuvre de la France en Algérie ».

Ces divergences débordaient-elles sur la vie quotidienne des établissements scolaires ?A la question posée dans l’enquête sur l’ambiance des « salles de profs » à cette époque, les enseignants-retraités de l’APHG, ne répondent généralement pas directement. Certains se souviennent cependant d’ambiances feutrées où on n’abordait pas les problèmes, soit par indifférence, soit parce qu’on voulait pouvoir continuer à travailler côte à côte, sans heurts. Mais certains comptes-rendus de réunions syndicales font aussi état de discussions âpres et sans concessions entre tendances différentes ( … qui devaient laisser des traces après la fin de la réunion ) et de manière générale d’une extrême inquiétude sur l’évolution des évènements.

Notes
44.

Cf. B. SORNE : L’opposition catholique grenobloise à la guerre d’Algérie( Mémoire IEP, 1989 )

45.

Les informations sur le SGEN ont été tirées en partie du livre de M.SINGER, Histoire du SGEN , Lille 1987.

46.

J-P. BIONDI ,  Les anti-colonialistes ( 1881-1962 ),Ed. Laffont, 1992.

47.

I. BERGER,  L’Univers des instituteurs , Ed. de Minuit, 1964.