Il est très difficile d’évaluer le degré de mobilisationdes enseignants sur la question coloniale. Il y a peu de traces de leur action dans les archives. Une partie des informations dont nous disposons concerne le cadre syndical or des adhérents ( sont-ils nombreux ? ) ne s’inscrivent que pour des raisons matérielles et s’abstiennent souvent d’assister aux réunions. Ils ont pu mal accepter la politisation et l’engagement officiel de leur syndicat en faveur de la décolonisation, sans l’exprimer. Les problèmes d’Outre-Mer ne sont donc pas forcément une priorité pour tous. Les enseignants n’ont pas non plus agi seuls. Ils ont eu tendance à se rapprocher des autres syndicats et des partis politiques pour donner à leur action plus d’efficacité. Il est difficile de faire la part de leur influence dans « les comités de vigilance » qui se créent à cette époque, par exemple. Les plus actifs, seuls, apparaissent dans les documents d’archives, représentaient-ils la majorité ?
Quelques tendances générales sont toutefois perceptibles. L’agitation est loin d’avoir été aussi forte qu’à Paris où des rassemblements plus importants et des noms plus célèbres ont donné plus de rayonnement aux positions défendues. L’étude des archives de l’Académie de Grenoble nous a permis de constater l’absence apparente de prise en compte d’évènements, qui ont provoqué une grande mobilisation en France. C’est le cas, par exemple du bombardement de Sakhiet ou de l’appel des 121 sur le droit à l’insoumission. On constate aussi que les actions sont très inégales selon les régions. Elles paraissent de loin les plus importantes à Grenoble, alors qu’elles n’ont laissé pratiquement aucune trace dans des régions plus excentriques de l’académie.
Les sources témoignent aussi de la présence d’une minorité très active. En ce qui concerne Grenoble, beaucoup de mouvements de la gauche non-communiste paraissent être animés par des enseignants. La multiplicité des rapports des renseignements généraux, le nombre d’articles dans la presse locale, montrent que leurs initiatives ne passaient pas inaperçues et pouvaient avoir un impact sur l’opinion publique. Ils agissent par des tracts, des pétitions, des communiqués de presse, des manifestations dans la rue et la participation à des comités de vigilance. En Savoie, des comités pour la paix se forment. Les enseignants y sont bien représentés à travers leurs syndicats ( FEN et SGEN ) L’un d’entre eux comprenait des mouvements divers : CGT, CFTC, FO, FEN, PCF, PSU, Comité M. Audin 48 Amis de Témoignage Chrétien, Connaissance et défense de l’Homme, Libre pensée, Mouvement de la paix, UFF 49 , Lecteurs de l’Express et quelques autres moins connus 50 . Des manifestations sont organisées. D.Tartakovski 51 en signale à Grenoble, Voiron en Isère et aussi en Haute Savoie et en Savoie en 1956, contre le départ des soldats. Une enseignante se souvient que les manifestants, parmi lesquels les étudiants et les enseignants étaient nombreux, se couchaient sur les voies, ce qui obligeait les autorités à détourner les trains vers de petites gares aux alentours. Mais les mouvements les plus importants datent de la fin de la guerre d’Algérie. Au début des années 60, au moment où la démocratie paraît en danger, les grèves de protestation contre les barricades à Alger, contre le putsch des généraux et l’O.A.S. sont suivies, chez les enseignants à 80 et 90 %. Ils protestent contre le plasticage du domicile de certains de leurs collègues, par exemple, le professeur Godement à Paris, qui avait lu devant ses élèves un texte dénonçant le racisme, ou un professeur de philosophie du lycée Ponsard de Vienne, menacé par l’O.A.S. Le plasticage du local du SGEN à Grenoble, l’assassinat de C. Blanc, le maire d’Evian, que l’O.A.S. a voulu punir pour avoir prêté ses locaux lors de la signature des accords mettant fin à la guerre d’Algérie, entraînent de nombreuses manifestations. Celle du 13 février 1962 a provoqué une répression à Lyon et Grenoble.
Mais on ne trouve guère de trace des questions qui ont déclenché le plus de polémiques : les réseaux de soutien au FLN. Le travail de B. Sorne, déjà cité, mentionne que le FLN était bien implanté à Grenoble et que des réseaux de soutien, créés dès 1958, se recrutaient dans les milieux catholiques, protestants ou communistes. Il cite la présence de plusieurs professeurs d’un lycée grenoblois, de prêtres, de militants politiques et syndicaux. Ces réseaux ont organisé le tirage de tracts du FLN sur les machines des organisations, l’hébergement de militants algériens menacés et d’insoumis, des passages en Suisse, le transport de fonds. Quelques témoignages indiquent cependant que, si la paix en Algérie était un souhait général, la majorité n’allait pas jusqu’à soutenir « les porteurs de valises ».
Deux exemples précis dans l’enseignement secondaire et dans l’enseignement supérieur permettent de mieux comprendre le climat qui régnait à cette époque.
Les archives départementales de Haute Savoie contiennent un dossier sur le lycée Sommeiller d’Annecy pendant la guerre d’Algérie. Des enseignants ont adopté, semble-t-il, des positions plus radicales que la moyenne, notamment pendant les dernières années de la guerre d’Algérie. En décembre 1957, apparemment pendant une réunion intersyndicale, ils adoptent une motion approuvant leurs collègues de l’enseignement supérieur pour avoir organisé la soutenance de thèse de M. Audin, disparu en Algérie. Ils s’engagent à dénoncer les tortures et les violations des droits de l’Homme. En 1960-62, un « Comité de vigilance antifasciste » est formé et les grèves politiques se multiplient. Les enseignants condamnent les violences de l’OAS qui sont un obstacle à la paix et dénoncent après Charonne 52 , la faiblesse du gouvernement dans la lutte contre l’O.A.S. L’assassinat du maire d’Evian, C.Blanc a suscité une émotion particulièrement forte. Ils s’entendent aussi sur quelques déclarations de principe à faire devant les élèves. Les archives ne disent pas si le texte a été lu en classe et devant combien de classes. Ces actions déclenchent néanmoins un sentiment d’inquiétude dans la hiérarchie qui craint que les enseignants n’évoquent ces problèmes dans leurs classes. Le proviseur, dans une allocution aux élèves, invoque la nécessité du respect de la tolérance mutuelle et demande aux professeurs de ne pas entraîner les élèves dans leurs actions. Plus généralement, à l’occasion de la journée de protestation de l’Université, le Ministère rappelle qu’aucun élève ne doit y être associé mais on autorise la fin des cours plus tôt pour permettre aux enseignants d’assister aux réunions.
Un petit groupe d’enseignants de l’Université de Grenoble, surtout nombreux à la Faculté de Droit et à l’Institut d’études politiques, se révèle particulièrement actif. La faculté de Droit de Grenoble ne ressemblait pas à celle d’Assas à Paris, elle était plus marquée à gauche et comptait un nombre relativement important d’enseignants proches du Parti Communiste ou issus de la gauche chrétienne. Ils jouissent généralement d’un grand charisme auprès de leurs étudiants et de leurs collègues. Parmi les noms les plus connus : les professeurs Lavau, Quermonne, Destanne de Bernis, Bartoli, Brochier, Llau, Caire… Plusieurs d’entre eux avaient commencé leur carrière en Afrique du Nord. Tous les enseignants ne sont pas aussi engagés mais ils font preuve de « compréhension et de tolérance » à l’égard de leurs collègues plus militants. Aucun incident n’éclate dans les salles des professeurs ou dans les salles de cours : il n’existait pas vraiment, à l’Université de Grenoble, d’extrême-droite très organisée et très active. La faculté des Sciences paraissait néanmoins plus neutre. 53
Ces enseignants de Droit et Sciences politiques créent des associations, des comités, organisent des meetings et cherchent des contacts avec d’autres milieux. L’Association dauphinoise de solidarité nord-africaine les regroupe avec des étudiants du Centre catholique universitaire et quelques étudiants d’Afrique du Nord. Présidée par le professeur Brochier, puis par le professeur Quermonne, elle a des préoccupations humanitaires comme l’aide au logement pour les immigrés. Elle a aussi des relations avec des mouvements politiques et syndicaux extra-universitaires. Elle devient vite un pôle de l’opposition à la guerre d’Algérie 54 . Ces enseignants se rapprochent aussi de P. Mendes-France, de G. Martinet et étudient les conditions de la paix en Algérie. Ils publient des études destinées à faire évoluer la situation, comme par exemple un rapport sur les relations entre la France et l’Algérie de G.Lavau ou un autre sur les communautés algériennes de J-L. Quermonne. Ils participent ou initient aussi des actions : des manifestations pour empêcher le départ des trains de réservistes par exemple.
Leurs prises de position sur la décolonisation inquiètent le pouvoir. Ils sont souvent les sujets de rapports des Renseignements généraux qui signalent de fréquentes conversations avec leurs étudiants après les cours. Les Renseignements généraux se focalisent surtout sur G. Lavau qui passe, auprès de ses collègues aussi, pour un des enseignants les plus radicaux, à la fois par ses écrits et ses actions. Il enseigne le droit à Grenoble jusqu’en 1962 date à laquelle il rejoint Sciences-Po, à Paris. A travers son itinéraire, nous pouvons avoir une idée des mouvements à l’université de Grenoble. Il est né à Tananarive et connaît bien les problèmes d’Outre-Mer. Il est un des responsables de l’organisation « Jeune République », qui, dès le début, prend position contre la guerre d’Algérie. Il préside des réunions, fait des conférences qui drainent beaucoup d’auditeurs, bien au delà de la faculté de droit. Un professeur de mathématiques, alors étudiante à Grenoble, se souvient que des étudiants en Sciences venaient l’écouter aussi. Un rapport des Renseignements généraux cite une conférence sur le thème de l’œuvre française en Afrique du Nord depuis 1830, qui comporte « une critique détaillée et très violente ». Il étend son influence avec la fondation d’un « Comité départemental pour la solution pacifique des problèmes d’Afrique du Nord » qui compte beaucoup de communistes. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles les Renseignements généraux lui portent de l’intérêt ( il s’est cependant toujours montré très critique à l’égard de l’URSS et des pays de l’Est ). Il lance un appel en faveur des nationalistes algériens et d’une solution négociée. Il est candidat aux élections législatives en janvier 1956 et il est inculpé et condamné en 1957 pour violation de la loi, à cause de l’édition d’un tract. Il participe, en 1958, à la constitution de l’UGS en Isère, qui regroupe tous les mouvements de gauche situés entre le PC et la SFIO dont Jeune République, Nouvelle gauche... Il est candidat aux municipales de 1959 sur la liste SFIO/UGS/UDSR, mais démissionne peu après de l’UGS. Il est signalé aussi comme entretenant des relations très étroites avec l’Afrique : il a été invité, avec le doyen de la faculté de droit, à l’inauguration d’un pont à Abidjan, par le sous-secrétaire ivoirien à l’Education nationale qui est un ancien de l’Université de Grenoble. L’idée est émise aussi par les RG, qu’il aurait eu une influence dans la rédaction des accords d’Evian.
M. AUDIN, professeur de Mathématiques à Alger, fut arrêté par une unité de parachutistes en juin 1957 et jamais retrouvé.
U.F.F. : Union des femmes françaises, liée au parti communiste.
Informations fournies par les archives de la CFDT de Chambéry.
D. TARTAKOVSKY, Les manifestations de rues, La Sorbonne, 1998
Lors d’une manifestation contre l’O.A.S., en février 1962, 9 manifestants ont été tués à la station de métro Charonne.
Témoignage oral du professeur J.L.QUERMONNE ( Entretien de juin 2002 ).
B.SORNE, L’opposition catholique grenobloise à la guerre d’Algérie ( IEP 1989 )