C’est au cours de la formation généralement que ces valeurs ont été acquises. Pour expliquer leur engagement, les enseignants interrogés privilégient l’éducation donnée pardes familles ouvertes aux autres et au monde, par des parents engagés dans l’action sociale, politique ou religieuse et « qui avaient des réunions le soir » ou simplement qui avaient « porte et table ouvertes » et qui ont donné l’exemple de la solidarité. Dans les milieux chrétiens, on se dit particulièrement préparé à prendre en compte les problèmes du Tiers Monde par l’éducation reçue à la maison. La transmission d’une éthique politique a joué aussi. Certains enseignants ont grandi dans un milieu « marxiste » sensible aux inégalités et désireux de changer le monde. Quelques souvenirs de la petite enfance émergent parfois de ces témoignages : une pile de livres au rebut qui donne à un enfant imaginatif l’envie « d’aller voir ailleurs », sur d’autres continents, un livre de chevet qui met en scène l’Afrique et dont le héros est un hippopotame et sa petite famille, la visite de l’exposition coloniale de 1931 avec un père qui avait de la sympathie pour l’Afrique et les Africains…Plus tard, la participation à des mouvements de jeunesse tels que les Scouts, les Eclaireurs et pour les étudiants, la JEC, ont développé le sens de l’engagement. Une enseignante, a passé trois mois d’immersion à Madagascar quand elle faisait partie d’un mouvement de jeunesse protestant.
Les études ont joué un rôle inégal. Les enseignants les plus anciens parlent rarement d’une influence quelconque de l’Ecole…à une époque où l’on attendait d’elle surtout qu’elle valorise l’œuvre de la France en Afrique mais qu’elle reste neutre sur toutes les autres questions. Exceptionnellement, ils citent un enseignant « hors-norme » qui les a fait réfléchir sur les problèmes du monde. Les universités, même dans la section Géographie ont longtemps fait l’impasse sur ces questions. Des enseignants formés à l’institut de Géographie de Paris à la fin des années 50 n’ont pas l’impression, pour la plupart, d’avoir été assez bien initiés à ces questions malgré la présence de grands enseignants comme J.Dresh et plus tard Y.Lacoste et l’existence d’une chaire de géographie tropicale et d’une chaire d’Afrique du Nord. Une enseignante de Français raconte sa rencontre avec la littérature francophone qui lui donne envie de consacrer son Diplôme d’études supérieures à Mohammed Dib… qui était inconnu du doyen de son université à l’époque. Les maîtres de l’enseignement primaire qui sont passés par les Ecoles Normales constatent les mêmes carences dans leur formation : « A l’Ecole Normale, on ne parlait que de pédagogie ». Par contre certains témoignages évoquent avec nostalgie l’Université catholique de Lyon où quelques enseignants étaient très en avance sur ces problèmes. Ils accueillaient des étudiants du Tiers Monde et dispensaient un enseignement qui leur valait parfois la critique des catholiques les plus conservateurs. R.Valette qui a été président du CCFD et a contribué à l’évolution des théories sur le développement, a été doyen de cette université. Les moins de 50 ans ont généralement une vision un peu différente de leurs études. Ils évoquent plus souvent le souvenir de projections de photos et d’expositions réalisées en commun sur ces thèmes avec des enseignants particulièrement motivés car la sensibilisation aux problèmes du Tiers Monde commençait à faire son chemin à l’Ecole.
Mais pour ceux qui étaient étudiants au tournant des années 50-60, la formation s’est faite aussi, à travers le vécu, en l’occurrence la décolonisation et la guerre d’Algérie. Nous ne reviendrons pas sur le rôle de la guerre d’Algérie mais c’est dans les mouvements universitaires et pour certains, en Algérie même, au contact des réalités de la guerre, que se sont forgées leur conscience de citoyen et leur ouverture sur la dimension internationale.
La formation a pu se faire aussi par les lectures, le cinéma, l’art…Beaucoup ont du mal à citer un ouvrage précis qui les aurait marqués. Il paraît évident que, pour la plupart, ce n’est pas par les livres que commencent la curiosité à l’égard des civilisations africaines et l’engagement en faveur du Tiers Monde. Cependant quelques auteurs sont cités une fois ou deux par les plus anciens : R. Dumont, J. de Castro, A.Tevoedjéré, P. Bairoch et pour les milieux catholiques, V.Cosmao et le Père Lebret. La littérature africaine ne semble pas être lue couramment, à part des classiques comme « L’enfant noir » de Camara Laye qui est d’ailleurs quelquefois étudié dans les écoles. L’intérêt pour l’art d’Afrique Noire et le cinéma ont joué aussi un rôle. Les films de J.Rouch ont été pour certains une grande découverte 90 . L’Art Nègre, la musique africaine et leur influence sur nos civilisations ont été aussi une forme d’introduction à l’Afrique. L’intérêt pour d’autres cultures a donc été une des explications de l’engagement de certains enseignants à cause de l’enrichissement personnel que cela leur apportait . Il faudrait y ajouter aussi, plus ou moins marqués selon les témoignages, le goût de l’évasion, la curiosité pour des horizons lointains. « Les voyages…un rêve de jeunesse » dit une enseignante de Valence.
Tous ces facteurs, l’attachement à des valeurs, la formation reçue dans la famille, dans les mouvements de jeunes et quelquefois à l’école ont crée une sensibilité latente. Quand les parcours individuels se croisent avec les grands drames du monde, cela leur donne une résonance particulièrement forte 91 . Les contacts individuels, plus ou moins directs, apparaissent aussi, dans les témoignages, comme un élément déterminant.
Cf. ANNEXE 9 : Cinéma et Afrique Noire en Savoie.
Cf. chapitre précédent : « Un nouveau contexte avec l’essor du Tiers Mondisme ».