Parallèlement à ce sentiment de faire œuvre utile et aux satisfactions recueillies, beaucoup d’enseignants et autres « animateurs » ont eu aussi l’impression d’être mal soutenus et même isolés. Lors de l’enquête menée auprès de l’APHG – Grenoble, une question a été posée à ce sujet : « Quel accueil vos administrations et vos collègues font-ils à vos activités sur le Tiers Monde ? ». Ce paragraphe s’appuiera beaucoup sur leurs réponses : elles peuvent être naturellement variables d’un établissement à l’autre, mais une tendance générale se dégage cependant.
Beaucoup se plaignent d’une certaine indifférence de leurs collègues. Même si ces activités suscitent un courant de sympathie, beaucoup d’entre eux n’y voient pas une priorité et « pratiquent l’attentisme ». Ils ne s’investissent pas pour des raisons diverses : le manque de compétence, les programmes, la surcharge de travail, l’absence de décharges, d’heures de concertation pour des activités qui se situent en partie en dehors des heures de service et restent largement sous le signe du bénévolat. Dans les années 80, quelques heures supplémentaires ont été payées mais ensuite tout l’argent disponible semble être allé aux PAE. Pour certains, il y a aussi l’inquiétude devant des pratiques qui s’éloignent de l’enseignement traditionnel. L’éducation au développement, si on la veut efficace, suppose, au moins par moments, un décloisonnement des classes, des disciplines. Le recul d’un enseignement tourné vers la réussite individuelle, la prise de responsabilités par les élèves et donc parfois la remise en cause de rapports hiérarchiques, suscitent quelques appréhensions.
Cette impression que l’éducation au développement n’est pas une priorité absolue, se retrouve à la lecture de la revue de l’APHG, Historiens et Géographes. L’association des professeurs d’Histoire-Géographie s’est beaucoup battue pour l’éducation civique et l’enseignement des droits de l’Homme. Elle a montré l’importance de l’éducation au développement comme partie intégrante de l’éducation à la citoyenneté. En 1971, « le sous développement est le premier problème à l’échelle mondiale…Il doit tenir une place importante dans notre enseignement » 179 . Elle insiste sur l’intérêt des élèves « pour les mondes d’ailleurs » et sur la nécessité de « ne pas sacrifier à un européocentrisme excessif ». En 1972, L’APHG vote une motion souhaitant la croissance de la place de l’Afrique dans les programmes du second cycle parce que nos relations avec les pays francophones souffrent d’une carence des connaissances sur ce continent. Elle fait partie d’un groupe de réflexion de la commission française pour l’UNESCO, intitulé « Education pour le respect et la promotion des droits de l’Homme ». Elle encourage la formation de « régionales » dans les pays d’Afrique, cadres qui aurait pu permettre un rapprochement entre enseignants français et africains . En 1972, il en existait une au Sénégal, à Madagascar, au Tchad et en Côte d’Ivoire mais elles avaient peu de liens avec les enseignants français. La revue fait paraître aussi des dossiers et des communications sur l’Afrique, ( par exemple, « Comment enseigner la guerre d’Algérie? » 180 , « L’Afrique subsaharienne » 181 ) et quelques rares comptes-rendus d’expériences pédagogiques. Il y a donc un consensus sur le principe. La Régionale de l’ Académie de Grenoble, elle aussi, fait des efforts pour promouvoir cette ouverture internationale : elle a contribué à des expositions du Musée Dauphinois sur chaque communauté présente à Grenoble, elle a proposé, mais sans grand succès, une réflexion sur le thème « Comment enseigner la colonisation ? ».
Mais les enseignants les plus axés sur l’éducation au développement ont regretté que l’APHG ne se soit pas vraiment mobilisée sur ce thème. D’autres préoccupations lui ont paru plus vitales : la lutte permanente contre le grignotage des horaires et la menace de Terminales optionnelles, qui lui faisaient craindre la liquidation de l’enseignement de l’histoire. Elle a dénoncé l’insuffisance des moyens matériels. Elle a été sans doute gênée aussi par sa diversité. Le débat qui a longtemps opposé les tenants d’une histoire nationale et ceux d’une plus grande ouverture sur le monde, dans les années 70 et le début des années 80, existait à l’intérieur de l’APHG. « On sacrifie l’histoire de notre pays…qui est la plus utile au profit de civilisations étrangères » écrit un enseignant, à propos du nouveau programme de Seconde, en 1983. Ce débat se confondait d’une manière ambiguë avec un autre entre les tenants d’un enseignement traditionnel de l’histoire basé sur l’acquisition de connaissances et les partisans de méthodes plus innovantes. Pour défendre la place de l’Histoire à l’Ecole, qu’elle jugeait menacée, l’APHG a essayé de mobiliser le maximum de gens. Cela s’est traduit par des positions pas toujours très claires et des engagements insuffisants. Elle défend l’histoire nationale, la nécessité d’acquérir des connaissances, le maintien de la spécificité des disciplines, dit en même temps, qu’il faut innover et ne pas sacrifier non plus l’ouverture sur le monde pour apprendre aux élèves la tolérance. En outre, les adhérents portent aussi une responsabilité : les colonnes de la revue leur étaient ouvertes, ils ne les ont pas suffisamment utilisées pour montrer l’importance qu’ils accordaient à l’éducation au développement. A Grenoble, par exemple, la Régionale a été sollicitée par « Vétérinaires sans frontières » pour participer à la formation de jeunes qui partaient dans le Tiers monde. Cela ne s’est pas fait faute d’enseignants intéressés.
L’investissement de l’administration est inégal. Le Ministère lui attribue un grand rôle puisque « le chef d’établissement doit favoriser les initiatives des équipes enseignantes ». Il va de l’indifférence à un appui et même dans certains cas à une impulsion. L’attitude la plus courante d’après les enquêtes peut être résumée par la formule trouvée dans un questionnaire : « une tolérance plus ou moins intéressée ». L’administration a pu être « intéressée » parce que ces activités valorisaient l’établissement et lui donnaient une image flatteuse de générosité. Actuellement, un établissement est « dans le vent » s’il se dote d’une dimension internationale. Mais en même temps, ces activités apportent un surcroît de travail et de soucis. Une journée et à plus forte raison une semaine banalisée entraînent d’énormes problèmes d’organisation, de locaux, de contrôle des élèves. L’intendance et les services techniques sont mis à contribution pour les questions matérielles. Des carences, à ce niveau, sont un obstacle sérieux pour l’éducation au développement.
Certains enseignants se plaignent aussi du manque d’appuis de l’Education Nationale, hors de l’établissement. Nous avons étudié les efforts du Ministère pour donner une impulsion mais jusqu’à ces dernières années, il a été mal relayé au niveau académique. Le CRDP et les CDDP n’y ont pas toujours joué un rôle dynamique. Quand quelque chose bouge, cela tient à la présence de quelques personnalités. L’enseignant de base, peu sollicité et pas très épaulé a pris l’habitude de se débrouiller seul, le plus souvent.
L’éducation au développement ne semble pas avoir été non plus une priorité pour la majorité des Inspecteurs. Lors de leurs inspections dans les établissements, ils n’abordent généralement pas ces thèmes et ne posent aucune question sur ces activités alors qu’elles font l’objet de circulaires ministérielles. Ils ne les prennent pas en compte non plus dans l’évaluation du travail des enseignants. Certains même vont plus loin en imposant le respect rigoureux des programmes dans toutes les classes ( …impératif qui a tendance à s’estomper ces dernières années ) et en mettant en garde contre certains risques de dérapage comme la dilution des disciplines dans des projets interdisciplinaires trop larges. Un rapport de l’Inspection Générale d’Histoire en 2000, spécifie que le but de l’enseignement pour les élèves, est de « vivre ensemble mais aussi apprendre » et pour les enseignants, d’ « éduquer mais aussi instruire ». Ces rappels à l’ordre constituent un frein à l’éducation au développement telle qu’elle est conçue actuellement par les enseignants qui essaient de la pratiquer.
Par contre ces dernières années, les missions à l’étranger des Inspecteurs se sont multipliées. Selon le rapport annuel des Inspecteurs généraux d’Histoire-Géographie en 2000, ils ont participé à des colloques internationaux ( 33 missions en 1999-2000 ), ils sont partis évaluer la qualité des établissements français à l’étranger ( 52 missions ), ils ont expertisé aussi des établissements étrangers et valoriser les savoir-faire français, en montant des projets de réforme des systèmes éducatifs ( 87 missions ). La moitié de ces missions se sont déroulées dans un pays du Sud : 44 au Maghreb, 22 en Afrique subsaharienne, 14 en Asie, 10 en Amérique Latine.
Mais il convient d’insister aussi sur le rôle primordial de quelques grandes personnalités à qui l’éducation à la citoyenneté et l’éducation au développement en particulier doivent beaucoup. L’Inspecteur François puis l’Inspecteur Zweyacker ont mené une lutte tenace pour les imposer. Dans les colloques, les universités d’été, auprès des instances ministérielles, tout au long de leur carrière, ils ont défendu la nécessité d’une éducation à la compréhension internationale par la connaissance et aussi les changements de comportement. Ils se sont efforcés de dynamiser les clubs UNESCO, dont ils ont présidé la fédération Nationale et dans lesquels ils voyaient des « foyers de civisme national et international » 182 .
Les parents d’élèves et leurs associations pourraient avoir aussi leur place. Sur le principe, un large consensus s’est toujours fait sur la nécessité pour l’Ecole de s’ouvrir sur la vie et sur le monde. Plus précisément la sensibilisation au Tiers Monde, l’humanitaire, l’apprentissage de la tolérance, font généralement partie, à leurs yeux, de l’éducation morale. Ils apprécient donc, dans l’ensemble, l’initiation à ces problèmes d’actualité dans les classes, la multiplication des Foyers socio-éducatifs où on peut discuter. L’association des parents d’élèves du lycée Boissy d’Anglas ( Aubenas) a subventionné le FSE en 1968. L’APE des collèges et lycées de Grenoble écrit en 1968 que l’Ecole doit « permettre aux jeunes de se situer dans le monde qui les entoure », accepte de publier une lettre d’information de « Frères des Hommes ». Elle évoque également les problèmes des pays sous-développés en reproduisant un article de l’UNESCO sur l’alphabétisation. Au lycée J.Moulin d’Albertville, en 1966, les APE applaudissent à la création d’un foyer qui comportait 5 clubs dont un club UNESCO.
Mais le Tiers Monde n’occupe qu’une place très restreinte dans les préoccupations et les activités des parents. En 1964, à Grenoble, le thème du congrès de la plus représentative des APE pour l’enseignement Secondaire, est « l’enseignement idéal ». Pour le préparer, un très long questionnaire est expédié aux sections locales. Aucune question ne concerne la sensibilisation au Tiers Monde. Par la suite, quand le Tiers Monde commence à pénétrer davantage à l’Ecole, sa présence dans les bulletins n’augmente pas : de façon générale, on parle peu des contenus de l’enseignement. Les échanges linguistiques sont l’ouverture internationale qui sollicite le plus l’attention des parents. Depuis 1968, les parents pénètrent davantage dans les établissements : ils sont représentés en particulier aux assemblées du foyer socio-éducatif. Il existe donc des cadres où une collaboration aurait pu s’établir entre les enseignants et eux mais elle n’est jamais allée très loin. Parents et enseignants, dans ce domaine comme dans les autres n’ont jamais réussi à mettre sur pied des relations très fructueuses. « Passe ton bac d’abord » est encore un credo répandu dans les familles. L’éducation au développement est loin d’être devenue l’affaire des citoyens.
Une minorité émet des réserves, notamment après 1968. L’association autonome des parents d’élèves craint la politisation. A Chambéry, elle écrit. dans son bulletin de février 1970 à propos d’un club UNESCO : « Il semble fonctionner passivement. Nous devons néanmoins rester vigilants ». En 1974, les innovations pédagogiques, l’ouverture internationale encouragées par le Ministère, sont jugées sans appel par quelques parents : « M.Fontanet légalise l’école buissonnière ».
Historiens-Géographes , n° 232, octobre 1971.
Historiens-Géographes, n° 308, mars 1986, et n° 335, février 1992.
Historiens-Géographes , n° 367, Juillet 1999.
L’Inspecteur François ( 1904-2002 ). Professeur à la pédagogie active dans les années 30, Inspecteur Général en 1945, il a été aussi le premier Secrétaire général de la commission nationale pour l’UNESCO.