L’élargissement à l’extérieur

La sensibilisation au Tiers Monde a fonctionné au départ surtout en circuit fermé, malgré la présence ponctuelle de quelques intervenants extérieurs. Mais dès les années 80, l’Ecole va rapidement s’ouvrir à d’autres partenaires et agir dans un cadre élargi.

Cela peut être la participation à des journées nationales ou internationales. Elles ont changé au cours des dernières décennies mais elles font toujours l’objet d’incitations de la part du Ministère, qui voit en elles un moyen de faire démarrer une action qui pourra se prolonger ultérieurement. Les enseignants n’appréciaient pas toujours ces journées « parachutées ». La « Journée Tiers Monde à l’école » leur paraissait mal située, au début de l’année scolaire alors qu’ils avaient à peine pris leurs classes en mains. La date n’était pas toujours respectée, même dans les établissements où des enseignants et des élèves étaient engagés par ailleurs. Elle s’est cependant révélée mobilisatrice : 60.000 élèves et étudiants, d’après les chiffres officiels y auraient participé en 2001. Un petit « Guide » élaboré par les associations Peuples Solidaires et Terre des Hommes au milieu des années 90, établit une liste des journées internationales qui peuvent être l’occasion d’une sensibilisation.

TABLEAU N° 18: Les journées internationales vers 1995

Il faudrait y ajouter « La Semaine de la Solidarité internationale » qui a lieu la troisième semaine de novembre depuis 1998.

Une autre forme d’ouverture est la participation aux « grandes campagnes »nationales des associations. Le caractère de ces campagnes a changé radicalement au cours de ces dernières décennies. La comparaison entre les premières campagnes contre la faim du Comité français contre la faim et récemment, la campagne « Demain…le monde » est significative. Dans les années 60 et 70, si le souci d’information existait ( envoi de documentation dans les établissements scolaires ), elles avaient d’abord pour but de rassembler des fonds : ce sont les quêtes lors de la campagne mondiale contre la faim 188 . Les campagnes de carême du CCFD allaient dans le même sens, dans l’enseignement catholique. Actuellement, l’objectif prioritaire est nettement l’éducation au développement et la campagne couvre toute l’année. La campagne « Demain le Monde… » est une des plus importantes. Elle est destinée à tous les publics mais vise surtout le milieu scolaire et aussi bien l’enseignement public que privé. Elle a démarré en 1995, à l’initiative d’un collectif d’associations dont le nombre varie chaque année en fonction du thème et avec l’appui des Ministères de l’Education et des Affaires étrangères. Ce thème change en principe tous les deux ans.

  • 1996-1998 : « Demain le monde…le défi alimentaire »
  • 1998-2000 : « Demain le monde…l’éducation pour tous
  • 2000-2003 : « Demain le monde…le développement durable »

Le thème de l’immigration a été repoussé à 2004.

Les associations aident les écoles à se mobiliser en produisant toute une documentation : expositions, vidéos, affiches…

La coopération avec les collectivités locales s’amplifie.Il peut s’agir de la participation à un jumelage. Dans tous les jumelages entre une ville de la région et une ville africaine, il y a un volet scolaire. Cela peut être une correspondance entre enseignants, ou de classe à classe ou un véritable appariement : depuis 2000, le lycée du Granier près de Chambéry, a des relations avec le lycée de Bignona ( Sénégal ), ville avec laquelle le Conseil Général de Savoie collabore depuis plus de quinze ans. Il existe également des jumelages entre des établissements de Grenoble et de Ouagadougou, qui sont elles-mêmes des villes jumelées.

Cela peut être aussi la participation à un réseau d’aide au Tiers Monde sur le plan régional. Les établissements scolaires de la Région Rhône-Alpes ont été, en 1984, invités à participer au « Comité pour Léré » où la Région a joué un rôle important. Ce Comité est né, à la suite d’un voyage au Mali de journalistes, qui découvrent la situation catastrophique de la zone de Léré et essaient de mobiliser les institutions de la Région Rhône-Alpes et toutes les bonnes volontés pour lui venir en aide. Les écoles sont sollicitées parce qu’un des volets du projet était la scolarisation des enfants. L’antenne de Chambéry avait pris en charge une école à Tombouctou : on retrouve dans les archives de quelques établissements scolaires la trace de chèques envoyés au Comité pour Léré ( 3000 F du collège Louise de Savoie par exemple ). Cette action de type caritatif pouvait faire bouger les établissements scolaires mais on ne peut pas la considérer comme un modèle d’éducation au développement. En effet, les grandes décisions sont généralement prises à Lyon, l’information sur les problèmes de fond n’est pas le principal objectif et on attend surtout des scolaires qu’ils recueillent de l’argent. La ville de Chambéry a d’ailleurs interrompu sa participation au « Comité pour Léré », au début des années 90, parce qu’elle ne croyait pas à des projets « pharaoniques » qui ne mobilisaient pas vraiment la société civile.

Les regroupements d’établissements sont beaucoup plus rares. Il arrive que des écoles primaires voisines ou les écoles d’un canton se regroupent pour une action commune, ponctuelle le plus souvent ou au moins limitée dans le temps 189 . Mais pour les collèges et les lycées, il n’y a pratiquement aucune trace de coopération suivie : aucune action commune dans les quelques rapports que nous possédons, aucune demande de subvention groupée dans le cadre du partenariat éducatif, aucun témoignage oral. Le Collectif Tiers Monde de Chambéry 190 fait figure d’exception. Quand il s’est crée, en 1984, il semble avoir été le seul en France. Dans ce cadre élargi, les difficultés à s’organiser sont sans doute plus grandes…comment se rencontrer ? comment répartir les tâches ? … et le temps à y consacrer, plus important. Mais les avantages apparaissent cependant indéniables : la possibilité d’actions plus amples aussi bien en ce qui concerne l’information que la prise en charge d’un projet de développement, la possibilité d’échanges entre animateurs, l’occasion de rencontres entre jeunes. Un autre exemple, plus limité est celui du collège Jean Vilar près de Grenoble qui a participé pendant quelque temps à une action dans le Tiers Monde, avec un collège d’Ivry ( Val de Marne ).

A défaut de travail commun et continu, des rencontres entre jeunes ont été organisées. En 1988, un week-end d’échanges destiné à tous les établissements du Secondaire de la région Rhône-Alpes a été mis sur pied à l’initiative du Collectif d’établissements de Chambéry et avec le soutien d’une association humanitaire locale. La fédération nationale des clubs UNESCO a organisé aussi des rencontres. La dernière en date a rassemblé des jeunes d’une cinquantaine de pays ( 2003 ).

Cet élargissement à l’extérieur a aussi son « envers ».Les témoignages recueillis auprès de beaucoup d’enseignants montrent qu’il y a un consensus sur les risques de dérive d’actions trop médiatiques. Cela a été le cas de « Actions-Ecoles » en 1986 et dans une moindre mesure du « Riz pour la Somalie » en 1992. Elles ont été initiées par les pouvoirs publics pour la deuxième et par un groupe d’artistes pour la première ( « Band Aid » ). C’est celle-ci surtout, la plus caricaturale, que nous allons prendre en exemple. Band Aid a organisé « le concert du siècle » pour apporter son aide à la lutte contre la faim. Cette opération comptait beaucoup sur les écoles et elle s’est prolongée par la création de « Comités Actions-Ecoles, 12000 dans toute la France, dont l’objectif était d’envoyer des sacs de nourriture ( sucre, farine, riz, lentilles ) dans plusieurs pays d’Afrique. Quelques documents sont parvenus dans les écoles pour expliquer l’action. Cette opération lancée à grand renfort de publicité, initiée par des gens de bonne volonté, sans doute, mais n’ayant aucune expérience du Tiers Monde, a suscité beaucoup de réticences parmi les associations et les enseignants les plus engagés.

Ils reconnaissent qu’en « surfant sur la vague médiatique », il a été parfois possible de faire bouger un établissement. Par exemple, au collège J.Vilar, déjà cité, le Comité Actions-Ecoles » s’est maintenu après la fin de l’opération, a envoyé des vivres en Ethiopie en 1988 ( toujours l’aide alimentaire ) et a participé au « Comité pour Léré » en 1989. Plus généralement, après l’opération « Du riz pour la Somalie », une enquête du journal « Le Monde » a révélé que 83 % des jeunes jugeaient la famine au Sahel comme « un événement assez ou très important ».

Mais parallèlement et sans condamner l’aide d’urgence quand elle est nécessaire, des enseignants se sont sentis « pris en otages » dans une action qui suscitait chez eux des réserves mais à laquelle ils ne pouvaient pas se soustraire à cause de la pression ambiante. Ces réticences ont plusieurs causes. Cette forme d’action n’est pas réellement « éducative », elle ne fait pas évoluer la compréhension des problèmes. Elle donne aussi l’impression qu’une fois l’action terminée, le problème est réglé alors que le développement est un travail de longue haleine. En 1992, ORCADES et la Fédération des clubs UNESCO, prises de vitesse, se hâtent d’expédier quelques documents dans les établissements pour donner une autre dimension aux relations avec le Sud. L’apprentissage de la responsabilité par les élèves n’y a pas trouvé non plus son compte. Les élèves ont été de simples exécutants : les parents ont acheté la nourriture et les jeunes ont transporté les cartons et les sacs de riz ( 400 kgs dans un collège d’Ardèche, 1 tonne dans un lycée savoyard ). Les élèves sont aussi confortés dans une vision dévalorisante de l’Afrique qui a besoin de nous pour survivre et des rapports Nord-Sud où l’un donne et l’autre reçoit. Une des formules utilisées dans la campagne d’Actions-Ecoles , « Si tu ne fais rien, tu hériteras d’un monde malade qu’il faudra, à ton tour, léguer à tes enfants », occultait totalement les efforts faits par les Africains eux-mêmes pour faire émerger leur continent. Cela fait reculer la notion d’égalité, de réciprocité des relations que beaucoup d’enseignants essaient de faire passer depuis des décennies.

En outre, ces actions sont parfois mal placées dans le temps. En 1986, Actions-Ecoles, par ignorance, a accumulé les erreurs. Les pluies avaient été convenables cette année-là et les récoltes s’annonçaient satisfaisantes. Il n’y avait donc eu aucune demande de la part des pays concernés. Des spécialistes avaient proposé que cesse l’aide alimentaire parce que les capacités de stockage risquaient d’être dépassées et qu’elle faisait concurrence aux agriculteurs africains qui ne pourraient plus écouler leurs produits, donc vivre de leur travail. L’envoi de tonnes de vivres a donc pénalisé, cette année-là, le développement de l’Afrique.

On pourrait y ajouter une autre réserve de la part des enseignants, celle d’avoir participé à une action montée comme une opération publicitaire et de faire indirectement la publicité de certaines célébrités. On parle, à juste titre de « Charity business ». L’humanitaire est incontournable pour qui veut se valoriser auprès des médias. Cela fait partie des plans de carrière et certains parlent de « service après-vente des stars » 191 . J.Seguela, professionnel bien connu, a dit récemment : « Le publicitaire a un devoir vis à vis de la société : aider à réguler les richesses du monde »…conception étonnante de la publicité ! Cet amalgame avec l’humanitaire ne peut que heurter tous ceux qui veulent vraiment faire de l’éducation.

Notes
188.

Cf. 2° partie C : « L’appui de l’institution ».

189.

Cf. 3° partie A, l’étude de cas : «  Un cœur gros comme le monde ».

190.

Cf . 3° partie A, l’étude de cas : « Le collectif Tiers Monde de Chambéry »

191.

Cf. M.TSIKOUNAS, Les ambiguïtés de l’Humanitaire, 1996.