Un cas particulier dans les années 60 : la faculté de droit et l’IEP de Grenoble s’engagent pour le Tiers Monde.

Quelques enseignants de la faculté de droit et de Sciences économiques et de l’IEP, que nous avons déjà vus actifs dans les combats pour la paix en Algérie, prennent en compte les problèmes du Tiers Monde avant les autres. Ils proposent une autre vision de la coopération avec le Sud. Ils ne sont pas les seuls à participer à ce mouvement mais ils vont donner à l’Université de Grenoble un aspect international qu’elle n’avait pas auparavant. Les noms les plus connus, sont ceux de G.Destanne de Bernis, J.L.Quermonne, Caire, Llau, Page, …et de quelques autres. Le groupe initial se disperse ensuite à la faveur de mutations tandis que d’autres restent à Grenoble ou y reviennent. Mais la tâche accomplie à partir des années 60 a profondément marqué les analyses sur le Tiers Monde.

Pourquoi ces filières universitaires ont-elle joué un rôle pionnier ?La plus grande partie de ces enseignants avaient une expérience personnelle du TiersMondeavant d’arriver à Grenoble. Dans ces disciplines, qui n’étaient pas enseignées dans les établissements secondaires, les jeunes enseignants étaient presque toujours nommés dans des universités du Tiers Monde : G. de Bernis avait été en poste à Tunis, J.L.Quermonne avait passé plusieurs années à Alger et Page, quatre ans à Rabat . Ils ont connu très concrètement les problèmes des pays en développement et ont souvent conservé des contacts avec d’anciens élèves, qui ont occupé par la suite des postes de responsabilité dans leur pays. Il faut ajouter le nombre relativement important d’étudiants africains inscrits dans ces formations 211 . L’attention portée par les juristes et économistes grenoblois aux problèmes de développement les attirent. Mais leur présence est aussi un puissant stimulant qui pousse les enseignants à approfondir sans cesse. Nous disposons d’une étude statistique de J.Ibarrola sur l’évolution de la faculté de droit et de sciences économiques entre 1945 et 1963 212 . L’auteur note que la faculté exerçait une attraction plus grande sur les pays sous-développés que sur les pays développés. L’accroissement des effectifs des étudiants africains a été particulièrement rapide par rapport à l’Asie et à l’Europe. Leur nombre a été multiplié par six de 1954 à 1962. Leur proportion passe de 42 % à 71 % des étrangers. L’indépendance n’a pas arrêté le mouvement et leur nombre progresse jusque vers 1970. Les nouveaux états, en effet, offrent des perspectives de carrière, auxquelles des études en droit et sciences économiques permettent de prétendre ( la faculté a organisé de nombreuses formations de cadres ). Des cadres économiques africains, des ministres ont été formés à Grenoble à cette époque. Le plus célèbre est l’actuel président du Sénégal, A.Wade qui y a fait une thèse en économie. La présence d’enseignants-chercheurs de haut niveau, qui avaient une grande influence sur leurs élèves et leurs collègues, par l’originalité de leurs préoccupations et de leurs analyses, explique aussi le dynamisme de ces secteurs de l’Université de Grenoble. G.Destanne de Bernis, qui est souvent considéré comme l’un des fondateurs du Tiers Mondisme a joué un rôle particulièrement marquant. Issu de la gauche chrétienne, il a milité à la J.E.C. et a été brièvement président de l’UNEF, en 1950. Après des études d’économie, il est nommé en Tunisie puis à Grenoble. Il développe des analyses très radicales de l’impérialisme et affirme la nécessité de la solidarité entre les peuples occidentaux et les peuples du Tiers Monde. Il réclame une réorientation de la politique extérieure française à l’égard des pays du Sud 213 . Proche d’E.Mounier, il se rapprochera par la suite des analyses marxistes et prônera la solution au développement par l’industrie lourde. Ses anciens collègues le présentent volontiers comme une sorte de « missionnaire » au service du Tiers Monde.

Ces enseignants orientent donc leurs recherches vers le sous-développement et le développement. Ils vont multiplier les articles, les publications dans des collections universitaires mais aussi en direction d’un public plus hétérogène. Et, avec d’autres, ils vont bouleverser beaucoup de certitudes. Ce courant est bien représenté dans une série de 4 articles de P.Préau, également enseignant à l’IEP et publiés, en 1962, dans La Vie Nouvelle, un hebdomadaire savoyard catholique destiné au grand public. Ils résument bien l’état des recherches et proposent des analyses du sous-développement et des solutions souvent dérangeantes. L’auteur dénonce l’aggravation du problème de la faim, essaie de dépasser les causes avancées habituellement ( médiocrité du milieu naturel, retard technique…), en invoquant l’insuffisance du pouvoir d’achat, qui empêche d’épargner, donc d’investir, les structures sociales et politiques mal adaptées, une mauvaise organisation du commerce mondial avec les cours fixés à Londres, Paris ou New York et la détérioration des termes de l’échange. Ces analyses engagent la responsabilité des nations industrialisées. Il insiste sur l’urgence qu’il y a de prendre en charge ces problèmes susceptibles de créer de graves déséquilibres dans le monde. Les solutions sont entre les mains des nouveaux états du Tiers Monde qui viennent d’accéder à l’indépendance et aussi entre celles des pays riches qui devront renoncer à certains privilèges et habitudes de gaspillage et des organisations internationales qui doivent réfléchir à leur politique ( le FMI est dénoncé vigoureusement ). Il faudra une aide financière, technique, désintéressée, des réformes de structure, comme la réforme agraire par exemple, que les grandes puissances devront s’abstenir de freiner, et une réorganisation des échanges mondiaux. Ces idées pénètrent peu à peu et partiellement dans les cabinets ministériels et au commissariat au plan. Des cadres non seulement toléraient ces analyses, qui allaient à l’encontre de certains aspects de la politique de coopération, mais ils en subissaient aussi l’influence.

Ces analyses nouvelles vont passer dans les cycles de conférences et lescours, de plus en plus nombreux, qui portent sur ces thèmes. En 1961-62, sont organisés des cours à options, sur l’Afrique du Nord, le Sud-est asiatique, l’Islam. et un séminaire sur les pays sous-développés. En 1964-65, a eu lieu un cours sur les relations extérieures des états maghrébins et un débat, avec cinq enseignants de la faculté de droit, sur le thème « Les situations de dépendance économique dans les pays sous-développés créent-elles des risques de guerre ? » . En 1965-66, un cours de première année, à l’IEP, « Socialisme et politique » est confié à J.Ziegler, professeur à l’institut africain de Genève. En deuxième année, un cours à option est programmé sur « la Chine et le Tiers Monde ». Certains enseignants participent également, à des cours de vacances pour les étudiants étrangers. Parmi les sujets abordés en 1963 : « La vie politique des pays nouvellement indépendants », « L’Asie, réveil d’un monde ». Ils dirigent également des thèses qui portent sur les inégalités de développement et approfondissent la connaissance du Tiers Monde. Un DEA « Développement », animé par G. de Bernis a existé pendant quelques années puis a disparu.

Ces enseignants ont également été sollicités dans les pays en développement pour des missions d’expertise. Les archives 214 conservent surtout la trace de celles de G. de Bernis. De par sa formation d’économiste, il a souvent participé aux travaux d’élaboration des plans de développement : en Tunisie, au Mali, au Sénégal et au Niger. D’autres, n’ayant pas de formation économique remplissent des missions plus éducatives : c’est le cas de J.L.Quermonne qui a œuvré au Maroc, en Tunisie, au Sénégal pour la modernisation des systèmes éducatifs et la formation de cadres.

Notes
211.

Cf. ANNEXE 2 : « Les étudiants africains à l’Université de Grenoble »

212.

Cf. ANNEXE 2 Bis : « Les étudiants d’Outre-mer à la faculté de Droit et de Sciences économiques »

213.

G.de BERNIS, contribution à La France et le Tiers Monde, sous la direction de B.Beaud et J.Masini.

214.

Archives départementales de l’Isère.