A l’origine de ces difficultés…

Des problèmes et des analyses de plus en plus diversifiés et complexes

Depuis l’émergence du Tiers Monde, à partir des années 50, et la révélation de la gravité du « sous-développement », la situation a évolué : des progrès significatifs ont été faits dans certains domaines mais certaines certitudes largement répandues à cette époque ont été ébranlées. Les problèmes se sont compliqués, et devant l’évidence, on a cessé de croire à des changements rapides et à des solutions simples. « On a perdu nos illusions, nos mythes », dit un couple d’enseignants, longtemps coopérants en Afrique.

Une définition du « Tiers Monde » est devenue impossible…au point que la formule elle-même a disparu du vocabulaire. Actuellement, on ne sait plus ce qu’est le Tiers Monde, tellement ces pays ont pris des directions différentes : niveaux de développement très disparates, perspectives d’avenir très inégales. Quel rapport entre la Chine ou l’Inde et les petits pays africains ? Dans beaucoup de régions, après des décennies d’aide, le développement est loin d’être amorcé. L’avenir apparaît de plus en plus incertain et les pays les plus pauvres s’enfoncent. L’Afrique présente un visage particulièrement désespérant et cette vision est entretenue par les médias qui donnent d’elle une image très négative. C’est le continent des catastrophes. Les massacres, les famines sont banalisés : « on s’habitue ». Et même si on ne s’habitue pas, le public s’intéresse plus à des actions d’urgence, portant sur l’alimentation ou la santé, que sur des actions de longue haleine concernant la formation par exemple. « L’urgence se vend mieux que le développement » 274 . Les coups d’état, les dictatures, la corruption, le clientélisme viennent encore noircir le tableau. Outre les échecs en Afrique, certaines expériences de développement dont on attendait beaucoup, ont débouché sur des désillusions : citons pêle-mêle certaines formes d’aide qui aggravent l’endettement et la dépendance, la démystification des expériences socialistes, l’échec de plusieurs « décennies du développement », la débâcle du Mexique au début des années 90, la crise asiatique plus récemment…Toutes ces réalités « dérangent ».

Des divergences d’analyses viennent s’y ajouter. Elles portent essentiellement sur les causes du sous-développement et, en fonction de l’analyse des causes, sur les solutions les plus appropriées et les meilleures stratégies d’intervention pour les pays développés. Tandis que certains intervenants restent sur des positions caritatives, l’interdépendance en conduit d’autres à considérer qu’une réflexion sur les pays en difficultés entraîne forcément une réflexion sur nos sociétés et sur l’organisation du monde en général…Ces divergences ont été particulièrement sensibles vers le milieu des années 80. C’est ce qu’on a appelé, d’une manière excessive sans doute, « la crise du Tiers Mondisme » ; elle a aggravé cependant le malaise. Les campagnes exagérément radicales de certains Tiers Mondistes ont troublé, agacé selon les cas, et en tout cas affaibli le mouvement tiers mondiste, en s’appuyant parfois sur des statistiques et des analyses erronées. C’est le cas de la campagne contre la consommation de viande soutenue par le slogan : « la vache du riche mange le grain du pauvre ». La télévision avait relayé cette campagne en programmant un documentaire qui se terminait par la formule : « c’est parce que nous bouffons trop, qu’ils crèvent ». La polémique s’est installée. Elle a été jalonnée, en 1982 par la parution du livre de P.Brückner, « Le sanglot de l’Homme blanc », en 1985, par le colloque « Le Tiers Mondisme en question » qui veulent en finir avec des analyses culpabilisantes pour l’Occident, avec l’unité du Tiers Monde et le « mirage d’une belle cause ». Ils proposent un modèle de développement plus libéral, avec une ouverture sur le marché international. La même année, le livre de Y.Lacoste « Contre les anti-tiers-mondistes et certains tiers- mondistes » est une réponse où il défend l’action du mouvement tiersmondiste, tout en en relevant certains excès.Nous n’insisterons pas davantage sur ces polémiques qui troublent les enseignants et sans doute les grands élèves. Elles font apparaître la complexité des problèmes et la difficulté de trouver des solutions. Les points d’interrogation sont, à la fin du siècle, plus nombreux que jamais.

L’initiation aux civilisations africaines est aussi une entreprise délicate. Elles ont, pour de jeunes européens, des aspects compliqués et parfois déroutants. Des preuves en sont les difficultés qu’ils ont à entrer dans l’univers des cinéastes africains ou leurs réactions lors de certains voyages qui ont été mal préparés. Les tentations de l’européocentrisme sont fortes.

 Les ambiguïtés de l’humanitaire » introduisent des difficultés supplémentaires.  Le « charity-business », les rapports humanitaire-politique, la notion d’ingérence…soulèvent des questions 275 .

La tâche est donc ardue pour les enseignants. « Il est difficile d’enseigner le Tiers Monde, dit un professeur, cela induit trop de problèmes ». Si les professeurs plus « spécialisés » se posent des questions, alors que dire des autres dont la spécialité est très éloignée de ces domaines de préoccupations. On atteint là les limites des compétences. La bonne volonté ne suffit plus, il faut une formation sans cesse actualisée or nous avons vu qu’elle est insuffisante 276 .

En effet, quoi « enseigner » dans ces conditions ? Comment répondre à certaines questions posées par les élèves ? Il faut trouver un équilibre entre la nécessité d’explications claires et la prise de conscience de la complexité des problèmes et de réalités fluctuantes, en particulier chez des élèves encore jeunes : beaucoup d’enseignants ont l’impression de simplifier…jusqu’à la caricature parfois. Devant des perspectives d’avenir aussi floues pour les PED, il est difficile de ne pas faire douter les élèves, alors qu’ils ont besoin de certitudes pour agir. Il faut également intégrer, ou au contraire contredire, des informations venues de l’extérieur. Des témoignages d’enseignants et de chercheurs montrent que les élèves sont très baignés des images médiatiques qu’ils reçoivent et qui ne favorisent pas toujours l’éveil à la compréhension internationale. Il est difficile de remonter le courant et les représentations qu’ont les élèves résistent souvent aux arguments apportés par les enseignants.

Mais ce qui est peut-être le plus difficile actuellement, c’est de faire triompher des valeurs de compréhension, de solidarité, quand les jeunes constatent les multiples défaillances d’une société qui présente quotidiennement des contre-modèles, érigeant par exemple en valeurs, les succès faciles et la réussite matérielle, quelles que soient les conditions dans lesquelles ils ont été obtenus. L’approfondissement des analyses, une vision plus globale du monde obligent les enseignants qui veulent faire comprendre ces évolutions à évoquer les valeurs d’une société et à pénétrer de plus en plus sur le terrain politique. Ils sont donc confrontés aussi à des problèmes de déontologie. La démarche pédagogique ne peut être une démarche militante mais la ligne de partage est parfois difficile à tenir. A propos de la guerre du Golfe, le Ministère avait essayé de régler le problème en interdisant d’en parler dans les classes pour ne pas risquer des débordements et provoquer des affrontements. Un rapport de l’Inspection Générale en 1994 reconnaît que l’interdiction a été

systématiquement tournée parce que la situation était intenable pour les enseignants confrontés aux demandes de leurs élèves.

Notes
274.

Bulletin du CRIDEV.

275.

Cf. JC.RUFFIN, Le piège humanitaire, Hachette, 1993 et M.TSIKOUNAS, Les ambiguïtés de l’humanitaire, Ed.Corlet, 1996.

276.

Cf. 3° partie C : « La formation des enseignants ».