Un parcours dans plusieurs dimensions

A l’intérieur du système éducatif d’abord, ce travail nous a permis de sonder un milieu longtemps assez fermé et mal connu : l’Ecole vue de l’intérieur, dans l’intimité des classes et des établissements et à travers le témoignage des acteurs, enseignants, élèves, étudiants, qui ont parlé de leurs actions, des réussites et des échecs, et de leurs attentes. La multiplication des études de cas, des enquêtes, des entretiens personnels a été un choix délibéré, pour rendre vivant le quotidien du milieu scolaire et universitaire. En outre, la pauvreté des archives en a fait des sources inappréciables pour ce travail de recherche.

A un niveau supérieur, à travers l’exemple de l’éducation au développement, il a permis aussi de voir fonctionner l’institution et de faire apparaître la politique officielle, son évolution et ses interrelations avec les situations sur le terrain…pendant une période où l’Education Nationale a connu des changements profonds. Le Ministère a encouragé les actions en faveur de l ‘Afrique dès les années 60 mais il s’est réellement engagé sur « l’éducation au développement », à partir de la fin des années 70 surtout. La multiplication des circulaires, quelle que soit la tendance politique du Ministre, les liens que l’institution essaie de nouer avec les associations, la pénétration des milieux tiers mondistes dans le personnel du Ministère et les efforts pour permettre aux associations de pénétrer dans les écoles en sont autant de preuves. En revanche, l’Afrique et l’éducation au développement ont eu une place trop limitée dans les programmes : depuis ceux de 1959-60, en Terminale, qui leur étaient plus favorables, les remaniements et les allègements se sont souvent faits à leurs dépens.

Ce travail a permis de constater aussi que les différents secteurs et niveaux du système éducatif sont assez étanches. Les efforts du Ministère sont mal relayés dans les établissements scolaires. S’il peut imposer des structures nouvelles, des programmes, des horaires, il est peu influent sur les contenus de l’enseignement et les choix des enseignants. Ses recommandations ne sont qu’un élément parmi d’autres de leur évolution. En outre, les niveaux intermédiaires ( rectorat, CRDP…) n’ont pas toujours joué le rôle de moteur. Le constat est analogue en ce qui concerne les relations entre l’enseignement et la recherche, entre l’enseignement supérieur et la formation continue des enseignants : la tendance à oeuvrer séparément, le manque de contacts est une constante du système éducatif pendant toute la période. Ce cloisonnement a porté préjudice à l’éducation au développement et de façon générale à toute tentative de changement.

Même si elle n’a jamais été totalement un « sanctuaire », l’Ecole a longtemps été un milieu protégé 312 . Au cours de cette période, elle s’est ouverte peu à peu et l’air de l’extérieur y a pénétré. C’est donc aussi vers l’extérieur que cette étude a du s’orienter pour comprendre quelles influences ont agi, quelles collaborations se sont installées. Les contacts avec la « galaxie – solidarité » ont été particulièrement fructueux. C’est, dans ces sphères de la solidarité où ont gravité les milieux missionnaires, des associations humanitaires et, plus tard, des collectivités locales, qu’a commencé à s’élaborer une réflexion sur les inégalités entre les hommes et que sont nés quelques grands débats sur l’avenir du monde et les responsabilités de chacun dans son élaboration. Ces milieux ont fait de la lutte contre la faim et pour le développement, une « grande cause » et ont contribué à sa pénétration dans le milieu scolaire et universitaire. Ils ont compris très rapidement l’intérêt que pouvait représenter l’Ecole à partir du moment où, à côté de « l’aide au développement » dans le Tiers Monde, ils se sont consacrés aussi à « l’éducation au développement » ici. Devant les difficultés qu’ils ont à faire bouger la société en général, ils ont reporté leurs espoirs sur le milieu scolaire où se forgent les générations de demain. De son côté, l’Ecole a apprécié leur collaboration en raison de leur connaissance du terrain. Une coopération efficace s’est donc instaurée. Les associations se sont mobilisées en proposant des intervenants, en fabriquant du matériel pédagogique, en capitalisant les expériences par l’intermédiaire de leurs publications et, pour certaines d’entre elles, en faisant de la formation.

A une autre échelle, cette recherche nous a permis aussi de refaire le parcours de ces cinquante dernières années et d’évoquer quelques uns des évènements et des changements qui ont le plus marqué l’histoire du monde et qui ont contribué à mettre en avant la nécessité de l’éducation au développement. Ils ont été un « fond de décor », sur lequel des enseignants ont essayé d’ancrer de nouvelles préoccupations pour l’Ecole. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la colonisation ne semble pas poser de problèmes de principe à beaucoup d’enseignants et elle est évoquée en classe surtout pour mettre en relief l’oeuvre de la France. C’est à partir de l’expérience de la décolonisation, que la situation a évolué. Beaucoup d’enseignants ont été des militants ou au moins des partisans de la décolonisation, surtout à partir du moment où le conflit algérien apparaît pour ce qu’il est, une véritable guerre avec ses morts, ses exactions et ses atteintes aux droits de l’Homme et parce qu’il met en danger la démocratie, en France. Pour beaucoup d’entre eux, les combats pour le Tiers Monde et le développement sont le prolongement naturel des luttes pour la décolonisation.

Par la suite, d’autres conflits, la guerre du Biafra, la guerre du Viet Nam sont souvent cités comme ayant accéléré la prise de conscience. Quelques grandes famines, au Sahel, en Ethiopie…dans les années 70, la révélation d’une faim endémique, de l’étendue de l’analphabétisme, le creusement des inégalités entre pays riches et pays pauvres, dont la marginalisation de l’Afrique est sans doute un des signes les plus inquiétants, les atteintes aux droits de l’Homme, l’accélération de la mondialisation et les orientations inquiétantes qu’elle prend, les menaces qui pèsent sur l’environnement, ont été perpétuellement présents au cours de ce travail et constituent une préoccupation constante pour tous les enseignants qui se tournent vers l’éducation au développement.

C’est dans ce cadre élargi, en fonction de ces interrelations et à cause de la pression des évènements du monde, que les relations de l’Ecole avec les pays du Sud et que la notion d’éducation au développement se sont forgées et ont évolué au cours de ces décennies. Au terme de ce parcours, quels constats peut-on faire ? Quelle part l’Ecole a-t-elle prise dans le dialogue Nord-Sud ? Cette étude, qui a été menée pour l’académie de Grenoble, ne prétend pas répondre catégoriquement à toutes les interrogations ni s’appliquer intégralement à toutes les régions de France. Il nous est impossible d’affirmer que la situation est exactement la même ailleurs mais les quelques comparaisons qui ont pu être faites allaient dans le même sens : l’Ecole a rempli cette tâche avec une efficacité inégale jusqu’à maintenant. Un grand pas a été franchi, incontestablement, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, notamment dans la conception même des relations Nord-Sud, mais la gravité du problème aurait exigé qu’on fasse beaucoup plus. L’éducation au développement n’a pas été suffisamment prise en charge par l’Ecole et n’a pas obtenu la place importante qui aurait été nécessaire, pour faire face aux enjeux et aux problèmes que soulèvent les pays du Sud.

Notes
312.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans beaucoup d’établissements scolaires, il était interdit par le règlement intérieur d’introduire toute publication, en dehors des manuels et des livres de la bibliothèque.