Dans la pratique courante, une langue déterminée n’est jamais à une époque, dans un lieu, dans un groupe social donnés, totalement identique à ce qu’elle est à une autre époque, dans un autre lieu, dans un autre groupe social. Ainsi, la langue est constamment exposée au changement relatif au comportement des hommes, au temps et à l’espace. Ce changement, appelé aussi variation, est, semble t-il, le caractère le plus important du langage. Ceci dit, à deux époques données, on constate qu’un mot ou une partie de mot ou un procédé morphologique ou syntaxique ne se présente pas de la même manière.
Si l’on cherche à étudier une langue, cela peut se faire selon deux perspectives différentes. La langue peut être analysée dans son évolution par la diachronie qui consiste à suivre les faits de langues dans leur succession, dans leur changement d’un moment à un autre de l’histoire.
L’autre perspective est l’étude synchronique qui consiste à analyser un état de langue à un moment donné du temps. Cet état peut être parfois reculé pourvu que cette étude se situe à un moment du passé et ne prend pas en compte l’évolution de la langue. Il reste toutefois que les hypothèses qu’on pourra formuler seront invérifiables dans la mesure où on ne pourra pas les soumettre au jugement des locuteurs natifs. Ferdinand De Saussure a illustré l’opposition diachronie/synchronie en utilisant l’image du jeu d’échecs. Pendant une partie d’échecs, la disposition des pièces se modifie à chaque coup, mais à chaque coup la disposition peut être entièrement décrite d’après la place où se trouve chacune des pièces. Pour la conduite du jeu, à un moment donné, il importe peu - dit De Saussure - de savoir quels ont été les coups de la partie, la disposition des pièces peuvent être décrits synchroniquement, c’est à dire sans aucune référence aux coups précédents. Si l’on suit Ferdinand De Saussure, il en va de même pour les langues ; celles-ci changent constamment, mais on peut rendre compte de l’état ou elles se trouvent à un moment donné.
Il s’avère pourtant qu’une langue n’arrive jamais à un stade de stabilité totale à aucun moment de son histoire. En d’autres termes, la langue d’une communauté linguistique déterminée, à un moment donné n’est jamais parfaitement uniforme. On peut donc considérer qu’il n’y ait jamais rien d’étale dans la langue. Alors, est-il réellement possible de faire la description d’un état de langue sans examiner les étapes précédentes ? Une étude synchronique n’est donc possible que par un certain abus, que par une abstraction qui suppose la stabilité de la langue à un moment donné de son histoire.
En effet, la langue est comme l’explique André Roman « un système de systèmes » et naturellement, il doit exister une concurrence entre ces systèmes et même à l’intérieur de ces systèmes. 1 Cette concurrence -dira Salam Bazzi Hamzé- souvent discrète, imperceptible, met beaucoup de temps pour que ses manifestations prennent une forme concrète. Une forme peut coexister longtemps avec une autre, avant de pouvoir la supplanter définitivement. 2
La variation de la langue est soumise à des facteurs fondamentaux comme le temps, l’espace, la situation sociale des hommes, etc. En effet, au niveau du temps, si la langue connaît une longue histoire, le risque de variations successives peut être important. Au niveau de l’espace, plus l’aire géographique est importante et plus les variations linguistiques simultanées et coexistantes peuvent voir le jour dans les différentes régions. Ce qui signifie qu’un fait de langue peut être différent à deux époques données comme il peut être différent dans deux régions distinctes occupées par une même communauté linguistique. Selon les régions, le rythme et les fréquences de variation peuvent également ne pas être les mêmes. C’est à dire qu’un fait de langue peut évoluer dans une région et pas dans une autre appartenant à une même communauté linguistique, comme il peut évoluer simultanément dans les deux régions. Ainsi, si la langue est commune à plusieurs régions géographiques, l’évolution n’est pas nécessairement simultanée et identique.
La langue peut être affectée par une rupture culturelle où par exemple des noms nouveaux sont introduits, rompant avec son système syllabique. On peut observer l’appauvrissement et l’enrichissement sémantiques des mots entraînant parfois un glissement d’une catégorie lexicale à une autre voire même d’une catégorie grammaticale à une autre. De plus, l’homme recherchant l’économie de l’effort, tend à réduire les mots ou les phrases. Tous ces points constituent des facteurs créant des variations au niveau de la langue.
Cela dit, dans le cas précis de l’arabe, langue constituée par un usage immémorial, dont l’histoire est ancienne et l’aire géographique immense, la variation sous entend, au niveau du temps, des changements successifs et au niveau géographique, des changements parfois différents et parfois communs à l’ensemble des régions ou l’on parle la langue arabe commune.
Cette langue arabe, qui fut la langue intertribale, entre linguistiquement dans l’histoire, à la fin du VIème siècle de l’ère chrétienne, d’abord avec les vers de ses premiers poètes connus puis avec le Coran. 3 Et elle entre dans l’histoire comme une langue commune aux tribus. Il semble, pour notre part, que l’époque des poètes de la fin du VIème et l’époque de la révélation coranique du début du VIIème ne représentent qu’un seul état de langue au niveau du système linguistique. 4 Le Coran - dira André Roman – néanmoins ne pouvait être une rupture linguistique que sur le plan du style. 5 Les grammairiens arabes anciens, en se limitant au poète arabe Ibn Harma pour les vers témoins de la pureté de la langue, ont, d’une certaine manière, défini un état de langue qui commence avec l’époque de la poésie préislamique et qui s’arrête à la fin du IIème siècle de l’hégire/8ème siècle l’ère chrétienne. 6 Ce qui laisse supposer que les grammairiens arabes anciens avaient conscience de l’évolution de la langue. C’est cet état de langue en particulier, celui qui commence avec les poésies préislamiques et qui va jusqu’à la fin du IIème siècle de l’hégire, qui nous intéresse et qui fera l’objet principal de notre étude.
Ceci dit, notre objectif principal consistera à analyser le circonstant de temps et de lieu en tant qu’élément de système de langue d’une époque donnée. L’époque est celle de la révélation du Coran, texte exprimé dans cette koinè, cette langue de prestige intertribale. Dans ce cas, notre étude se présente d’abord comme une étude synchronique qui consiste à surprendre, à un moment donné de l’histoire, un fait et tenter de le décrire. Ne pouvant étudier l’état de l’ensemble de la langue arabe, nous nous limiterons à un échantillon représentatif de celle-ci. Il s’agira d’analyser le circonstant de temps et de lieu. En d’autres termes, nous allons surprendre le circonstant de temps et de lieu au VIIème siècle de l’ère chrétienne et l’analyser sur les trois niveaux grammaticaux que sont la syntaxe, la sémantique et la morphologie.
En effet, même si notre étude, qui s’appuie essentiellement sur des illustrations coraniques, est, en principe, synchronique. Il nous arrivera parfois, pour expliquer l’état de certains circonstants à la période du VI-VIIIème siècle de l’ère chrétienne, de faire appel à la perspective diachronique. Nous appliquerons les deux perspectives en prenant bien garde de les séparer, car elles sont toutes les deux complémentaires. Elles n’ont ni les même méthodes ni le même objet et ne peuvent être confondues.
Ainsi, notre travail consistera, en premier lieu, en une présentation de la notion de circonstance comme fait de langue universel puis comme fait de langue arabe. Il s’agira de donner une description de la circonstance de temps et de lieu, puis de montrer que les grammairiens arabes anciens ont leur propre conception du circonstant et des notions qu’il implique comme la notion de contenance, les notions de temps et de lieu, mais qu’ils possèdent également leur propre terminologie. Nous tenterons, au fur et à mesure, d’établir une comparaison entre la conception du circonstant de temps et de lieu des grammairiens arabes anciens et celles grammairiens et linguistes des langues indo-européennes.
Ensuite, nous aborderons l’analyse du circonstant de temps et de lieu en commençant par son aspect morphologique. À l’issue de cela, nous procèderons à une description des rapports sémantiques et syntaxiques que le circonstant de temps et de lieu contracte avec les autres éléments de la phrase, notamment avec le verbe, en vertu de son enchaînement dans la linéarité du discours.
Nous tenons à préciser que lorsque nous analysons le circonstant sur l’un des niveaux grammaticaux, nous ne pouvons faire une complète abstraction des autres niveaux (sémantique et syntaxique). En effet, lorsqu’on intervient sur un niveau grammatical, mis au premier plan, cela nécessite souvent de faire appel aux autres niveaux mais qui restent au second plan de l’analyse. En réalité, les niveaux grammaticaux ne peuvent se passer les uns des autres. On aura toujours un niveau au premier plan et d’autres au second plan.
Quant au niveau morphologique du circonstant de temps et de lieu, il apparaît assez complexe. Nous tenterons d’étudier, dans le Coran, la richesse et l’hétérogénéité des unités lexicales, susceptibles d’occuper la fonction de circonstant. Ces unités lexicales n’échappent pas non plus au phénomène de variation. Il semble même que c’est à ce niveau que le circonstant connaît les changements les plus fréquents et les plus notoires. Bref, notre étude morphologique a une double visée. En effet, il s’agira, dans un premier temps, de démontrer que le circonstant appartient bel et bien à la classe du nom, puis dans un deuxième temps, de montrer comment le circonstant contribue à l’instabilité de la classe du nom, car en effet, des unités circonstancielles peuvent, au cours du temps, faire l’objet d’une mutation qui va les entraîner inexorablement vers une autre classe du discours. Ce glissement, d’une catégorie à une autre, prouve que l’étanchéité des cloisons, entre les parties du discours, n’est pas garantie. Si le phénomène se produit au niveau des parties du discours, cela peut se produire au niveau des sous-classes du nom. Notre étude consistera également à rendre compte de l’arrivée incessante d’unités nouvelles dans la catégorie du circonstant de temps et de lieu.
Pour ce qui est du niveau sémantique, ce qui semble absent des études, jusque là, réalisées sur le circonstant par les grammairiens arabes, c’est une description des rapports sémantiques que le circonstant contracte avec les autres éléments, en particulier avec le verbe. Dans cette relation verbo-circonstancielle, il y a la restriction de sélection qui permet de savoir qui du circonstant et du verbe impose des particularités à l’autre.
Concernant les rapports syntaxiques, deux critères vont permettre de traiter la relation verbo-circonstancielle. Il s’agit des critères formels et distributionnels. Ces critères permettront d’aborder la question de la position des éléments dans la phrase évoquée par les grammairiens arabes qui semblent s’être simplement limité à la postposition et à l’antéposition du circonstant par rapport au verbe. Cela permettra de connaître les motivations des déplacements des éléments dans la phrase, vis-à-vis du verbe, et les changements induits par ces déplacements. Cela consiste également à analyser les circonstants par l’ensemble de leurs environnement (de droite et de gauche) où ils se présentent et au moyen d’une relation de l’élément avec les autres éléments (verbe, complément, etc.) simultanés, présents dans la même portion de l’énoncé.
Dans notre investigation, au niveau de l’analyse syntaxique, nous nous sommes aperçus que la relation verbo-circonstancielle primitive devait être, quelque peu, différente de celle que nous connaissons dans le Coran. En effet, certains indices nous laissent penser que le circonstant de temps et de lieu formant un syntagme nominal et régi directement par le verbe, ne serait autre chose qu’un produit dérivé à partir d’un circonstant formé d’un syntagme prépositionnel. Le circonstant de temps et de lieu, formé par un syntagme nominal, serait probablement né, par extension, au cours de l’histoire de la langue arabe. Bref, nous avons jugé capital de consacrer un chapitre à ce sujet fort intéressant.
Dans une perspective purement diachronique, l’étude consistera à dresser un schéma théorique de l’évolution du circonstant de sa genèse à la révélation du Coran. Comme il n’existe rien d’écrit, avant l’époque du VI/VIIème de l’ère chrétienne, qui nous soit parvenue, cela ne signifie absolument pas que la langue arabe parlée n’ait pas une histoire ancienne importante. Avant de parvenir à son état, celui de l’époque de la révélation, la langue arabe a dû connaître un parcours caractérisé par des variations comme toute langue mise entre les mains des hommes dont les états ne cessent d’évoluer. Il semble qu’il n’y avait rien dans son passé préislamique qui pouvait consciemment et volontairement la stabiliser ou du moins, ralentir son évolution. D’un point de vue général, on observera qu’à chaque état de langue, comme par exemple celui de la période de la révélation du Coran, certains faits linguistiques sont entrés dans le processus de variation et que certains faits très anciens, après avoir traversé les âges, ont atteint la phase finale de leur transformation ; d’autres sont à mi-chemin et d’autres en phase initiale.
Ainsi, à la suite de notre étude descriptive du circonstant de l’époque du VIIème de l’ère chrétienne, il faudra reconstituer une genèse du circonstant, reconstitution qui ne serait qu’une hypothèse dont la vraisemblance sera fondée sur les faits et les théories linguistiques. Ce sera à partir d’indices retrouvés ça et là dans le texte coranique, mais également, dans le travail considérable fourni par les grammairiens arabes anciens. Ce sera également au moyen des matériaux et des résultats des études linguistiques modernes sur l’évolution de la langue en général et la langue arabe en particulier. Sans oublier les études comparatistes entre les langues sémitiques, ce qui malheureusement semble absent dans l’œuvre des grammairiens arabes anciens qui ne font rarement appel aux langues sémitiques langues sœurs de l’arabe.
En reproduisant la genèse du circonstant, cela permet de rendre compte d’un fonctionnement du circonstant de temps et de lieu à un stade antérieur, sous une forme particulière et primitive. Nous essaierons de voir si la forme seconde du circonstant (syntagme nominal) se présente comme un concurrent à la forme primitive (syntagme prépositionnel) ou l’a t-elle supplantée ou coexistent t-elles ensemble ?
Cela dit, entre la genèse et l’époque de la révélation, le circonstant a probablement connu un certain nombre de variations de type syntaxique, sémantique et morphologique. Nous essaierons, lorsque c’est possible, d’en dégager quelques unes qui auraient pu se produire lentement et discrètement et qui ont pris une forme concrète. En somme, notre second objectif est de démontrer que la langue arabe, comme toute langue, est instable et change en raison de la concurrence entre les systèmes. Pour notre part, il apparaît que le circonstant se présente comme l’exemple probant d’un fait de langue constamment exposé aux variations linguistiques, mais en même temps il constitue lui-même un facteur d’instabilité de la langue arabe.
Quoi qu’il en soit, nous n’omettrons pas, au fur et à mesure, d’établir des règles selon le résultat de nos analyses dans les différentes parties du présent travail.
Si le Coran représente le corpus par excellence pour notre étude, cela ne nous empêchera pas, parfois, de faire appel à d’autres textes que nous considérons appartenir à un même état de langue comme la poésie préislamique de la fin du VIème de l’ère chrétienne et les traditions prophétiques. Nous tenons tout de même à préciser que notre étude ne concerne aucunement l’époque postérieure à celle de la révélation, car notre approche de la langue, en particulier du circonstant, est purement synchronique.
Quant à l’organisation de notre travail, nous avons jugé intéressant, lorsque cela s’avérait possible, de consacrer, en note, une biographie très brève, aux grammairiens arabes anciens et aux autres personnes citées.
De plus, à la fin de notre travail, nous avons établi différents index, consacrés aux versets coraniques, aux traditions prophétiques, aux vers de poésie, aux noms propres de personnes et de lieux et à la biographie des personnes citées tout au long de l’étude. Ces index seront suivis d’un lexique index des termes techniques de la linguistique générale et de la linguistique arabe et d’un index des circonstants figurants dans la présente étude. Nous avons également dressé une bibliographie de référence et une table des matières. Par ailleurs, les citations arabes, sont traduites et accompagnées du texte original arabe vocalisé, ce qui évitera aux arabisants désirant consulter le texte arabe et de le comparer à la traduction, l’énorme travail de recherche des ouvrages en question.
Au terme de notre travail, nous tenons vivement à remercier Monsieur le Professeur Hassan Hamzé pour avoir accepté de diriger notre recherche, pour nous avoir fait profiter de son savoir exceptionnel et pour sa grande patience. Nous tenons également à remercier l’ensemble des enseignants du département d’arabe de Lumière Lyon 2 qui nous ont donné les moyens et les matériaux nécessaires à la recherche.
André Roman, « Le hasard et la nécessité dans l’ordre des langues, L’illustration de l’arabe », extrait du Bulletin d’études orientales, p.116
Salam Bazzi-Hamzé, « De la concurrence dans les systèmes, quelques aspects de l’arabe moderne », in : mélanges, n°8, Annales of the faculty of arts and social sciences, pp.143-144
André Roman, Grammaire de l’arabe, p.5
L’état d’une langue peut s’étaler sur une période plus ou moins longue. Par exemple, en français, les états de langue atteignent parfois une durée de trois siècles. En effet, le moyen français comprend la période allant du milieu du XIVème à la fin du XVIème siècle de l’ère chrétienne. Quant au français moderne, il s’étale sur une période allant du XVIIème au XXème siècle de l’ère chrétienne. Voir : Le bon usage de Grévisse, pp.13-14
André Roman, op. cit., p.5
Il s’agit de Ibrahîm Ibn cAlî Ibn Harma, poète bédouin, issu des Fihr (sous-tribu des Qurayš), il est considéré par les grammairiens arabes anciens comme le dernier poète de référence pour une langue arabe pure, Ibn Harma est mort en 168/785. Voir : Régis Blachère, Histoire de la littérature arabe, des origines à la fin du xv ème de J.C, p.538