Conclusion

La circonstance est un fait linguistique universel. En effet, au niveau extralinguistique, les hommes, même isolés les uns des autres dans le monde, ont, par nécessité, fait la relation entre les faits (ou événements) et le temps et l’espace. Après avoir découpé, en portion, le temps (instants) et l’espace (lieux), ils ont éprouvé un même besoin celui de localiser linguistiquement les procès dans l’espace et le temps. L’espace est représenté géométriquement comme étant multidimensionnel (longueur, largeur et profondeur) et le temps unidimensionnel (longueur). Ainsi, le procès peut être localisé dans l’espace coexistant et multidimensionnel et dans le temps successif et unidimensionnel.

La spatialisation du temps a permis de rapprocher les deux notions de temps et de lieu. Leur représentation et leur expression linguistiques sont très proches l’une de l’autre. Cependant, selon les différentes communautés linguistiques, le circonstant de temps et de lieu présentent des particularités qui font leurs spécificités. En effet, toutes les notions impliquées par le circonstant comme la notion de circonstance, les notions de temps et de lieu sont tributaires de la culture d’une communauté linguistique. Le cas de la langue arabe est explicite à ce sujet.

Au niveau des études linguistiques, il semble que les grammairiens n’ont pas tous pris en considération la notion de circonstance temporelle et spatiale. Dans la tradition grammaticale arabe, la notion de circonstance a été prise en considération très tôt par les premiers grammairiens arabes. Tandis qu’en Europe, la circonstance temporelle et spatiale était inexistante dans la pensée grammaticale de la Grèce antique. Il a fallut attendre le 18ème siècle de l’ère chrétienne pour voir apparaître, dans la grammaire gréco-latine, la notion de circonstance et l’adjectif ¨circonstanciel¨.

Une apparition simultanée du concept de circonstant de temps et de lieu, dans plusieurs théories, laisse supposer une pure coïncidence, mais une apparition successive, laisse supposer qu’il peut y avoir un emprunt d’une théorie linguistique à une autre. Ainsi, la théorie, qui, la première, a connu le circonstant, serait logiquement celle qui aurait servi de référence. Dans ce cas, c’est la tradition grammaticale arabe qui aurait servi de référence à la tradition grammaticale des langues indo-européennes.

Bref, dans la pensée grammaticale arabe, l’idée de circonstance temporelle et spatiale est représentée comme un réceptacle dans lequel l’action est opérée. Le terme grammatical arabe dont le sens étymologique semble le plus adéquat pour désigner le temps et l’espace linguistique en tant que réceptacle, c’est zarf (réceptacle). Ainsi, le sens étymologique du terme zarf et la représentation du temps et du lieu comme des réceptacles dans lesquels le procès s’opère, correspondent bien.

Quant au terme circonstance de la grammaire des langues indo-européennes qui provient du latin ¨circumstancia¨ et qui signifie : se tenir debout autour de…, désigne un sens quelque peu différent de la représentation du temps et de l’espace dans la philosophie occidentale où le temps et l’espace sont en principes représentés comme des réceptacles. Ainsi, l’idée de ¨se tenir debout autour de…¨ et l’idée de recevoir une chose en son intérieur, sont très différentes. Le temps et l’espace linguistiques, dans la pensée grammaticale gréco-latine, sont représentés comme se tenant autour du procès tout en restant distants et distincts l’un de l’autre.

Quoi qu’il en soit, la notion de circonstance dans la pensée grammaticale arabe et gréco-latine est représentée différemment. Nous pourrions comparer la circonstance de la tradition grammaticale arabe à un vase ou un récipient contenant un procès et la circonstance de la pensée grammaticale gréco-latine à un anneau ou un cercle placé autour d’un procès.

Dans l’œuvre des grammairiens arabes anciens, le terme zarf, qui désigne le circonstant de temps et de lieu, sert également à désigner la catégorie lexicale susceptible d’occuper la fonction syntaxique de circonstant de temps et de lieu. Cette deuxième acception, il est vrai, peut prêter à confusion en pensant qu’il s’agit d’une catégorie lexicale particulière que l’on ne saurait où la classer parmi les trois parties du discours.

De ce fait, on serait tenté de concevoir une autre partie du discours. En réalité, ces unités lexicales n’ont rien de particulier si ce n’est que ce sont des noms dont le sémantisme lexical est de type temporel ou spatial et qui occupent la fonction syntaxique de circonstant de temps et de lieu.

Ces unités présentent toutes les caractéristiques de la classe du nom, que ce soit au niveau morphosyntaxique ou sémantique. Elles constituent plus précisément une sous-classe du nom qui réunie toutes les unités lexicales susceptibles d’occuper la fonction de circonstant de temps et de lieu.

Quant au terme zarf de la tradition grammaticale arabe, celui-ci se présente comme l’un des termes grammaticaux les plus archaïques. Son origine qui remonte vraisemblablement à la première génération de grammairiens arabes, semble ne pas être l’objet d’une influence étrangère à la culture arabe. Son usage chez un certain nombre de personnalités arabes anciennes (grammairiens, juristes, etc.) comme, Abû Hanîfa, al- K alîl et al-Lay t laissent penser que le terme grammatical zarf était déjà fort répandu à leur époque. Le circonstant de temps et de lieu existait chez les grammairiens arabes anciens, bien avant les premières traductions d’ouvrages grecques, hindous, etc.

Cela dit, l’analyse du circonstant de temps et de lieu à partir d’illustrations majoritairement coraniques, a permis d’avoir une idée sur le fonctionnement de la langue arabe à l’époque du VI-VIIIème siècle de l’ère chrétienne. Au niveau syntaxico-sémantique, la relation que contracte le circonstant de temps et de lieu, avec les autres éléments de l’énoncé, est axée essentiellement autour du verbe.

En effet, au niveau syntaxique, s’agissant de la notion de rection, nous avons pu remarquer que le pouvoir de rection est relatif à la proximité, plus ou moins immédiate du régissant par rapport au nom régi. Le plus proche des régissants potentiels est celui qui régit le circonstant, excepté pour le verbe qui, pour sa part, régit le circonstant quelle que soit sa position, proche ou lointaine. De plus, les régissants du circonstant, autres que le verbe, ont la particularité de pouvoir à la fois régir et d’être régis. En somme, le verbe est le régissant du circonstant le plus puissant

En ce qui concerne la position du circonstant dans la phrase, elle est multiple grâce aux différents circonstants et leurs emplois. Cela dit, il existe une position préférentielle ou canonique du circonstant, celle de la postposition au régissant. À partir de là, lorsque l’on déplace le circonstant, c’est pour marquer des notions sémantiques dont la mise en relief, l’exclusivité, l’insistance, le cadrage, etc. Dans sa postposition, le circonstant obéit à un ordre entre lui et les autres types de compléments verbaux.

L’ordre peut être motivé par différents facteurs dont la longueur des compléments ou la longueur du déterminant de l’un de ses compléments. Mais dans le cas particulier du Coran dont certains passages sont en prose rimée, l’ordre est également motivé par la rime. Cependant, lorsque les compléments et le circonstant sont d’égale longueur et en l’absence de rime, on observe donc un ordre qui semble être préférentiel.

En somme, le circonstant, comme nous avons pu le constater, possède une position canonique et connaît une grande mobilité au niveau de l’énoncé.

Au niveau sémantique, le circonstant qui sert de réceptacle au procès, se limite au temps et au lieu et ce, pour des raisons extralinguistiques qui sont, entre autres, que le temps comme le lieu sont des concepts abstraits, relatifs et instables, appartenant au monde et donc indépendant au procès. D’autre part, le temps se distingue du lieu par le fait qu’il fait partie de l’ordre de la successivité et que le lieu fait partie de l’ordre de la coexistence. Ainsi, le temps localise ce qui lui ressemble, c’est-à-dire ce qui se succède comme tout événement. Le lieu localise à la fois ce qui se succède et ce qui est simultané comme les corps.

Dans le rapport sémantique verbo-circonstanciel, on a pu constater que c’est le verbe qui, par son sémantisme, fait du nom qu’il régit un circonstant. Les sémantismes du verbe diffèrent. Il y a :

Au niveau de la contrainte de sélection, c’est le sémantisme verbal qui impose la durée lorsqu’il s’agit d’un nom de temps indéterminé. Mais lorsque le nom est déterminé, il peut être interprété comme durée ou date, ou même les deux à la fois.

Toujours dans le rapport verbo-circonstanciel, parfois, les énoncés peuvent être trompeurs, car ils peuvent être constitués d’un verbe et d’un nom qui syntaxiquement, a l’apparence d’un circonstant, mais qui n’en est pas un. La raison peut provenir, entre autres, d’une non concordance entre le temps du verbe et celui du nom de temps. C’est le cas de l’exemple suivant :

/yakâfûn-a yawm-an kân-a šarr-u-hu mustatîr-a-n/. 76/7

Le verset signifie que l’on a peur, maintenant, d’un jour à venir. L’action du verbe ne s’opère pas dans le jour à venir.

Cela peut venir également du fait que le verbe /kâf-a/ (avoir peur) peut être utilisé comme transitif ou intransitif et que par conséquent, le nom de temps /yawm-a/ (jour) peut être complément d’objet direct ou circonstant de temps et de lieu. Dans le cas ou le verbe /kâf-a/ est utilisé comme verbe intransitif avec la préposition /fî/ apparente ou supposée, le sens du verset ci-dessus serait : Ils auront peur dans un jour où…

Cela peut provenir également d’un nom qui indique soit un lieu vague, soit une partie d’un corps. C’est le cas de /fawq/ (dessus).

Il n’est certes pas évident de distinguer l’un de l’autre. Le nom régi à l’accusatif peut être interprété soit comme complément d’objet direct, soit comme circonstant.

Selon le sémantisme lexical du verbe, mais aussi selon le temps verbal, le sémantisme et la morphologie du nom régi par le verbe et voire même, selon le contexte, nous pouvons avoir une hésitation sur l’analyse du complément verbal. L’hésitation peut avoir lieu non pas entre un circonstant et un complément d’objet direct, mais entre un circonstant de temps et de lieu et un autre type de complément circonstanciel.

Les interprétations peuvent être diverses :

Circonstant de temps et de lieu ou complément circonstanciel d’état

Circonstant de temps et de lieu ou complément circonstanciel de but

Quant à la genèse de la fonction syntaxique de circonstant de temps sous forme de syntagme nominal, celle-ci est sans doute due à une variation au niveau de la relation verbo-circonstancielle. C’est à partir d’un syntagme prépositionnel que le circonstant fut inventé et crée. En d’autres termes, le circonstant de temps et de lieu, sous forme de syntagme nominal, dérive du circonstant de temps et de lieu, sous forme de syntagme prépositionnel dont la tête est la préposition /fî/ (dans). Il a suffi de supprimer la préposition /fî/ qui permet au verbe de régir indirectement le nom de temps ou de lieu et qui exprime la contenance pour obtenir un circonstant. La raison de la suppression de la préposition /fî/, dont le sens d’inclusion impliqué également dans les noms de temps et de lieu s’avère redondant, est, à la fois, l’usage fréquent et le souci d’économie, fait linguistique commun à une majorité de langues. 7

Dans l’histoire de la langue arabe, malgré son apparition pour raison de commodité, le circonstant de temps et de lieu, formé d’un syntagme nominal, n’a jamais remplacé définitivement le circonstant de temps et de lieu formé d’un syntagme prépositionnel qui s’est toujours maintenu. Au contraire, ils coexistent tous les deux ensemble.

Des deux formes de circonstant, le syntagme nominal est le plus usité dans le Coran. Pour un grand nombre de circonstants de temps et de lieu, l’évolution du syntagme prépositionnel vers un syntagme nominal est irréversible. C'est-à-dire que pour un certain nombre de circonstants, le syntagme prépositionnel, concurrencé par le syntagme nominal, se verra éliminé et disparaître à jamais. Des noms de temps et de lieu ne spécifieront plus la circonstance temporelle et spatiale dans un syntagme prépositionnel dont la tête est la préposition /fî/. C’est le cas entre autres de /cinda/ (vers), /idâ/ (lorsque), les orientations tel que /Fawq-a/ (dessus), /amâm-a/ (devant), etc. Par contre, d’autres sont employés aussi bien dans un syntagme prépositionnel dont la tête est /fî/ que dans un syntagme nominal. C’est le cas de /yawm/ (jour), /makân/ (lieu), etc.

La naissance historique et tardive du circonstant de temps et de lieu (zarf) ne le préservera pas d’un risque de changement ou d’évolution. Rien ne le met à l’abri d’un changement qui peut survenir à tout moment de son histoire. Ainsi, l’une des variations les plus notoires, que peut connaître le circonstant de temps et de lieu constitué d’un syntagme nominal, c’est le changement du syntagme nominal en syntagme prépositionnel. En effet, il n’est pas à exclure que l’instabilité de la langue entraîne, parfois, un glissement d’unité appartenant à une classe du discours comme le nom vers une autre classe comme la particule. L’étude que nous avons menée a permis de constater qu’une série de circonstants de temps et de lieu, est plus ou moins concernée par ce phénomène dit de "subduction", qui consiste en un processus de désémantisation d’une unité lexicale vers une grammémisation. C’est le cas de circonstant postverbal constituant le premier élément d’une annexion. Par un usage fréquent et familier, ces circonstants se désémantisent pour se grammémiser et devenir, en l’occurrence, des prépositions. Ce phénomène a affecté le circonstant dans le passé et continuera dans l’histoire de la langue arabe. Certains circonstants font l’objet d’une grammémisation totale comme c’est vraisemblablement le cas pour /calâ/ (sur), d’autres sont rentrés dans le processus et sont à mi-chemin entre la désémantisation et la grammémisation, comme c’est le cas de /mundu/ (depuis) et d’autres sont à l’étape initiale de la désémantisation et là, cela concerne un grand nombre de circonstants habituellement en position postverbale comme les noms d’orientations spatiales. Lorsque le circonstant se transforme en préposition, c’est aussi un syntagme nominal qui se transforme en syntagme prépositionnel dont le sens peut ne pas exprimer une circonstance temporelle ou spatiale. En effet, le nom de temps ou de lieu qui devient une préposition spatiale ou temporelle et donc un régissant au génitif, va régir l’ex-deuxième élément d’une annexion qui s’est transformé en un nom régi au génitif. L’ex-deuxième élément d’annexion n’avait pas nécessairement pour sens lexical le temps ou l’espace. Ainsi, le sens désigné par un même ensemble de mots, analysé au départ comme un syntagme prépositionnel puis, par la suite, comme un syntagme nominal, peut être complètement différent.

Dans l’exemple ci-dessus, c’est le nom /ladâ/ qui représente la localisation spatiale. Le nom /bâb-i/ est, là, simplement comme un point référentiel.

Après variation (syntagme prépositionnel) :

Dans l’exemple ci-dessus, la localisation se fait au moyen d’un objet situé dans l’espace dont le nom est /al-bab-i/. La préposition /ladâ/ dont le sens s’est appauvrie passe en second plan dans la localisation.

Au niveau morphologique, notre objectif a été de décrire quel est ou quels sont les critères de classification des circonstants dans les parties du discours. A l’issue de cela, il convient de montrer que la catégorie lexicale de circonstant est une catégorie, qui morphologiquement, est soumise à des mutations. En effet, dans une perspective diachronique, les circonstants sont exposés à différents changements que sont entre autres :

On pourra arguer que la catégorie lexicale de circonstant est au niveau de la classification, une catégorie instable, car elle est constamment exposée à des facteurs d’ordre morphosyntaxique et sémantique. Nous avons pu constater comment des mots quittent la catégorie lexicale de circonstant et d’autres, en revanche, viennent la compléter.

Notre analyse à ce niveau, nous a révélé que le circonstant de temps et de lieu constitue une catégorie lexicale importante et très hétérogène. Ce qui est intéressant de remarquer dans le circonstant en tant que catégorie lexicale nominale, c’est la diversité dans sa morphologie et son sémantisme. En effet, le circonstant réunit un grand nombre de traits morphologiques propres au nom. Cela va des formes premières en passant par les formes dérivées qui sont très nombreuses, les formes anomales, les formes réduites et les formes composées.

Bien que le circonstant spécifie la circonstance temporelle et spatiale, il réunit un grand nombre de noms de lieu et de temps, mais également des noms qui, à l’origine, ont pour sémantisme lexical de base, d’autres notions que le temps et le lieu. C’est le cas notamment des unités dérivées comme le nom d’action, le nom d’agent, le comparatif, le nom de patient, etc. dont le sémantisme est celui qui provient de la forme et non pas de la racine.

Ainsi, le circonstant est, en principe, un nom de temps ou de lieu de formes premières (substantifs) ou dérivées formées sur le schème /maf‘al/. Mais, au cours de l’histoire de la langue arabe, de nombreuses unités ont intégré la liste des circonstants, d’autres l’ont quitté. Ceci témoigne de l’instabilité du circonstant au niveau lexical. Une instabilité qui s’ajoute à celle enregistrée au niveau syntaxico-sémantique.

En somme, la question qui apparaît tout au long de notre travail est manifestement celle de la relation verbo-circonstancielle et de l’évolution perpétuelle et très notable du circonstant, contribuant à l’entretien d’un état d’effervescence au sein de la langue arabe. Ainsi, l’étude a permis d’insister sur l’évolution le circonstant et la répercussion que cela a entraînée au niveau lexical et syntaxique. Il nous semble, après constatation, que le circonstant est l’un des exemples probant de l’instabilité de la langue arabe en particulier.

La présente étude n’a pas la prétention d’être exhaustive, ni d’avoir épuisé la question du circonstant de temps et de lieu. Elle n’est que l’esquisse d’une partie des mécanismes qui régissent le concept de circonstant. Autrement dit, nous avons, selon nos possibilités, traité certains aspects qui, à nos yeux, sont primordiaux et fondamentaux. Si certains points spécifiques et particuliers du circonstant n’ont pas été abordés, nous espérons qu’ils feront l’objet d’autres études à venir.

Notes
7.

C’est le cas du français où Claude Boisson traite la question des adverbiaux sans préposition qui, après un usage dont l’usure même serait un fait d’économie, seraient dérivés d’un syntagme prépositionnel. Claude Boisson, Les adverbiaux sans préposition, in : Autour du circonstant, pp.18-19